Dirigée par le poète Jacques Ran­court, La Tra­duc­tière fête ses 30 ans en nous offrant un numéro de toute beauté. La par­tic­u­lar­ité de la revue étant de pub­li­er les poètes choi­sis en français et en anglais, en plus de leur langue d’origine. Au cœur de ce tren­tième vol­ume, des poètes venus de Sin­gapour. C’est d’ailleurs la pre­mière fois qu’une revue ouvre ain­si ses pages à autant de poètes sin­gapouriens, poètes écrivant dans l’une ou plusieurs des qua­tre langues par­lées là : anglais, chi­nois man­darin, malais et tamoul. Ce numéro ne pro­pose pas de dossier « poésie de Sin­gapour » à pro­pre­ment par­ler. C’est beau­coup plus intéres­sant que cela. Il est organ­isé en deux grandes par­ties (Le lecteur de poésie ; l’attention poé­tique), ponc­tuées par un texte éclairant sur la poésie de Sin­gapour, tra­vail col­lec­tif pro­posé par le comité lit­téraire artis­tique du Nation­al Arts Coun­cil de Sin­gapour. Un texte qui per­met une pre­mière approche pour le néo­phyte, ce que je suis con­cer­nant cette poésie. Les poètes sin­gapouriens sont égrainés au cours des deux par­ties de la revue.

Le lecteur de poésie occupe les 2/3 de la revue. Ran­court et son comité de rédac­tion, dont nos amis et col­lab­o­ra­teurs réguliers Max Alhau et Eliz­a­beth Brunazzi, ont demandé à des poètes et écrivains, une cinquan­taine, de capter leur « rap­port per­son­nel et immé­di­at à la poésie, comme on le ferait pour un audi­teur en train d’écouter une pièce musi­cale ou un spec­ta­teur en train d’observer une œuvre pic­turale ». On trou­vera ain­si des textes (entre autres) de Gabrielle Althen, Lin­da Maria Baros, Eva-Maria Berg, Brigitte Gyr, Shizue Ogawa, Cécile Ouh­mani, Fabio Scot­to, Jean-Luc Wau­thi­er, Bar­ry Wal­len­stein… Et un très beau poème de Ran­court. Un texte excep­tion­nel de Clau­dio Poz­zani. Et plusieurs poètes de Sin­gapour donc : Grace Chia, Chow Teck Seng, Heng Siok Tian, KTM Iqbal, Johar Buang, Théophilus Kwek, Lath­aa, Aaron Lee, Madeleine Lee, Lee Tzu Pheng, Kiang Wern Fook, Aaron Mani­am,  Edwin Thum­boo, Toh Hsien Min, Yeow Kai Chai, Yong Shu Hoong et Zou Lu. Cela donne un ensem­ble réus­si, avec de très belles choses. Ce n’est pas si fréquent lorsque les revues passent com­mande, et cette qual­ité mérite d’être sig­nalée. Ainsi :

Vien­nent ensuite les pages con­sacrées à l’attention poé­tique, con­cept cher à Jacques Ran­court. On y retrou­ve une par­tie des poètes appelés dans la pre­mière par­tie de ce numéro. Et un texte de Ran­court exposant ce dont il s’agit. L’idée est venue au poète dans les années 90. Il écrivait jusque-là des poèmes courts et une ami­tié le con­duit à écrire un long poème. Cette écri­t­ure est con­duite comme une expéri­ence, elle pro­duit réflex­ions et con­stats. Extraits : « (…) on pou­vait abor­der l’écriture d’un poème sans l’angoisse de le ter­min­er, et le repren­dre le lende­main ou le surlen­de­main là où on l’avait lais­sé ; puis, après avoir relu la par­tie déjà écrite, repar­tir au point de jonc­tion et, moyen­nant une tran­si­tion oppor­tune, pour­suiv­re l’itinéraire engagé. Et même plus : à tra­vers cette expéri­ence, on prend con­science à quel point l’on n’est jamais tout à fait la même per­son­ne d’un jour à l’autre, et que, au lieu de con­stituer un obsta­cle, cet écart nous per­met d’aller chercher en nous-mêmes, dans notre imag­i­na­tion, dans notre vécu, des per­cep­tions, des sen­sa­tions et points de vue qui n’étaient pas présents la veille, qui ne le seraient plus le lende­main ou le surlen­de­main. Ain­si le poème peut-il pren­dre une col­oration mul­ti­ple, s’ouvrir à une présence humaine plus com­plexe, favoris­er une quête esthé­tique et spir­ituelle plus riche. (…) je me suis ren­du compte peu à peu de l’existence d’une dis­po­si­tion men­tale par­ti­c­ulière­ment prop­ice, sinon même néces­saire, à l’écriture d’un poème comme à la pour­suite d’un poème déjà en cours : c’est ce que je nom­mai pour moi-même l’attention poé­tique. Il s’agissait d’être suff­isam­ment dis­trait pour laiss­er les mots affluer de tous hori­zons, et en même temps suff­isam­ment vig­i­lant pour leur per­me­t­tre de s’organiser en un poème cohérent. Le rôle du poète deve­nait alors celui d‘un aigu­illeur de mots. » 

La Tra­duc­tière est une revue annuelle à décou­vrir, si ce n’est déjà fait.

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