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Christophe Mor­lay : Bon­jour Matthieu Bau­mi­er. La troisième année du mag­a­zine Recours au Poème vient de débuter. Après deux ans d’activité régulière, vous pro­longez main­tenant l’action du mag­a­zine par la nais­sance de Recours au Poème édi­tions, exclu­sive­ment numérique. Pou­vez-vous nous expli­quer votre démarche, qui pour­rait sem­bler, au regard de la pro­pa­gande occi­den­tale instil­lant dans notre regard la néces­sité de la glob­al­i­sa­tion économique,  utopique et passéiste ?

Avec l’ami et poète Gwen Gar­nier-Duguy, nous avons décidé de pro­longer l’aventure en cours de Recours au Poème sous forme de mai­son d’édition de livres de poésie au for­mat exclu­sive­ment numérique. C’est, de notre point de vue, d’une exten­sion du domaine de la poésie dont il s’agit. Nous ne croyons pas un instant en la réal­ité con­crète de l’image par­o­dique dans laque­lle on nous intime de vivre, ce que notre ami Paul Ver­meulen appelle par­fois le « sim­u­lacre ». Dans la foulée d’un Bau­drillard ou d’un Debord. Deux de nos fig­ures tutélaires, avec Dau­mal, Jung, Rol­land de Renéville, Juar­roz, Paz, l’André Bre­ton des arcanes, Jean de la Croix et quelques autres. Éditer de la poésie serait « utopique et passéiste » ? C’est effec­tive­ment ici que se noue l’utopie : dans la présence simul­tanée du passé et du futur, illu­soires, dans l’instant du présent. Ce pour­rait être une déf­i­ni­tion de la poésie : une étin­celle d’instant. La poésie est vivante. Il arrive qu’une sorte de « déprime » très fran­co-française affirme ou se plaigne du con­traire. C’est tout bon­nement ridicule. La poésie est vivante et nom­bre de critères actuels le mon­trent, à com­mencer par l’amplitude du lec­torat d’un mag­a­zine comme Recours au Poème. La poésie n’est pas en crise en France, encore moins ailleurs dans le monde. Si les poètes sem­blent avoir des dif­fi­cultés à « ren­con­tr­er un pub­lic », comme l’on dit, la cause est ailleurs que dans l’existence même de la poésie. Qui peut décem­ment croire que la poésie serait mori­bonde ? Comme si un tel événe­ment était du domaine du pos­si­ble. Non, si crise il y a, il con­vient de se deman­der ce qui ne « marche » pas dans le fonc­tion­nement du « milieu » de la poésie, depuis toutes ces années. Pour­tant, il y a des poètes et des lecteurs. Et surtout : des hommes et des femmes qui intérieure­ment ont une néces­sité per­ma­nente de poésie. Où le bât blesse-t-il ? Je choi­sis volon­taire­ment de ne pas répon­dre à cette ques­tion ici, cela ferait polémique. Pour l’instant en tout cas, chaque chose en son temps. Par­tis de ce con­stat que quelque chose « cloche », nous avons mis en œuvre le mag­a­zine Recours au Poème, lequel cristallise autour de son lieu bien des actions poé­tiques. L’advenue de la mai­son d’édition et le choix du numérique exclusif sont une sorte d’étape suiv­ante, naturelle, c’est pourquoi nous util­isons l’expression « exten­sion du domaine de la poésie ». En apparence, ce domaine a été restreint. Pour nom­bre de raisons. Il n’a pas à l’être : la poésie est intrin­sèque à l’humain. D’un cer­tain point de vue, l’être humain est un être poème. Je reprends ici le fil de votre ques­tion : rien de passéiste, donc. La poésie est tou­jours actuelle. Mais un grain d’utopisme sans doute : quel acte révo­lu­tion­naire plus poé­tique que le com­bat pour la vie lumineuse de la poésie face au monde iné­gal­i­taire con­tem­po­rain ? La poésie dit tout le con­traire de ce que dit la prose con­tem­po­raine du monde : elle est simul­tané­ment instant et long cours. Vie, mort et renais­sance. Le temps de la lec­ture d’un poème annule le faux monde qui se présente devant nous comme vrai. Une étin­celle. Mais de cette pré­ten­tion au vrai, cha­cun con­naît la réal­ité : rien. Il faut de la poésie et du rire, ce sont deux armes destruc­tri­ces pour ce monde du désir. Nous sommes pro­fondé­ment ancrés dans le monde si nous sommes des êtres poèmes. La vie est un Poème. Il suf­fit de regarder par la fenêtre. La mor­bid­ité à l’œuvre, sous sa forme économique, ne doit pas nous leur­rer : elle a déjà vécu. Et à ce cadavre qui bouge encore, rien de mieux qu’un peu de poésie dans les oreilles pour l’aider à pass­er la main. L’utopie d’un monde reprenant pied dans le Poème qu’il est, oui, cette utopie nous con­vient. Elle est tout le con­traire d’antimondialiste. Recours au Poème agit à l’échelle mon­di­ale. Mais la Glob­al­i­sa­tion que vous évo­quez et nous, nous ne par­lons pas le même lan­gage et nous ne par­lons pas du même monde. Nous, nous sommes dans le réel et le con­cret, pas dans le Spec­ta­cle insignifi­ant. Ce monde que vous évo­quez n’existe pas. Il fait sem­blant et ce faisant déclenche des forces destruc­tri­ces. La poésie est le recours face aux con­séquences de cette illu­sion. Le monde n’est absol­u­ment pas désen­chan­té. La con­ver­sion du regard qu’est la poésie ouvre sur cette immen­sité là : ce réel qu’est l’enchantement du monde.

 

 

Décou­vrir L’or­dre du silence                                 Décou­vrir Le bel amour

 

 

 

N’y a‑t-il pas une con­tra­dic­tion à pub­li­er de la poésie en numérique ?

Étrange­ment, le mot « con­tra­dic­tion » que vous employez me fait penser à l’expérience qu’est la lec­ture des Pou­voirs de la parole, de Dau­mal. Le poète évoque une expéri­ence de vie, vitale plutôt, vécue au sor­tir de l’adolescence. Sa vision. Ce qu’il a vu, en regar­dant « l’infini par le trou de la ser­rure » comme il dit. Cette réal­ité vue : « La cer­ti­tude de l’existence d’autre chose, d’un au-delà, d’un autre monde, ou d’une autre sorte de con­nais­sance ». Vous me per­me­t­trez de citer large­ment les dernières lignes de son « sou­venir déter­mi­nant » : « N’étant pas devenu fou tout de suite défini­tive­ment, je me mis peu à peu à philoso­pher sur le sou­venir de cette expéri­ence. Et, j’aurais som­bré dans ma pro­pre philoso­phie si, au bon moment, quelqu’un ne s’était trou­vé sur ma route pour me dire : « Voici, il y a une porte ouverte ; étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi ». Tout René Dau­mal est dans ces mots et dans ce texte, texte par ailleurs fon­da­men­tal pour qui veut saisir ce qui se passe en pro­fondeur dans la poésie con­tem­po­raine, tout comme son poème « La Guerre sainte » d’ailleurs. Voyez-vous, cela peut sem­bler sur­prenant, mais pour moi, cela répond à votre ques­tion car il ne peut y avoir aucune con­tra­dic­tion de cette sorte au sein d’une réal­ité qui n’a de réel que le mot. Le papi­er et le numérique n’existent pas, sauf dans les mots que nous employons par facil­ité. La poésie, par con­tre, cela, c’est du con­cret. Et la poésie n’a rien à voir avec, par exem­ple, la lit­téra­ture. Encore un mot, cela. La poésie est un état de l’esprit nais­sant et renais­sant sans cesse au cœur de l’expérience intérieure. Depuis ce point de vue, il n’y a pas de débat sur le fait de pub­li­er ou non de la poésie au for­mat numérique ou au for­mat papi­er. Ce sont des ques­tion­nements insignifi­ants. La mise en lumière du Poème par la poésie, quels que soient les sup­ports, c’est cela qui importe. Et puis… Les artistes, sous toutes leurs formes, n’ont-ils pas tou­jours util­isé les médias de leur époque ? Aujourd’hui, il arrive qu’on s’arc-boute sur la ques­tion du papi­er… C’est très éton­nant. Con­ser­va­teur, même, en quelque sorte. Il y a comme une con­fu­sion entre le con­tenant et le con­tenu : la poésie n’est pas le matéri­au sur lequel elle a été pub­liée durant deux ou trois siè­cles. Elle est ce qui est don­né à lire sur ce matéri­au. Le numérique est un matéri­au qui donne à lire des poèmes. N’est-ce pas mer­veilleux ? Ceci dit, nous ne sommes aucune­ment opposés à ce que de la poésie con­tin­ue à être éditée au for­mat papi­er. Et puisque vous me regardez silen­cieuse­ment avec un drôle de sourire, comme si je venais de dire quelque chose de bête ou d’im­por­tant… Je vais vous racon­ter une anec­dote. Au mitan des années 90, jeune “auteur”, je me trou­vais dans un jardin en com­pag­nie de poètes, par­lant poésie, édi­tion, pro­fondeur, con­di­tion de l’é­tant, et vin. Rien que de très nor­mal. J’en­tendais, chez quelques uns, une minorité heureuse­ment !, de drôles de paroles au sujet d’édi­teurs comme Rougerie ou Rafael de Sur­tis… Que tout de même ils pour­raient dif­fuser mieux leurs livres, que leurs con­trats ceci et cela… Que leurs livres ceci, leur “pré­ten­tion” cela… Vous vous ren­dez compte ? Evidem­ment, ces paroles étaient proférées par des per­son­nes qui font peu de cas d’autre chose que de leurs petites per­son­nes. De qui par­lait-on alors ? Mais d’édi­teurs qui con­sacrent et/ou ont con­sacré toute leur vie à la poésie, et en par­ti­c­uli­er à celle des autres ! Des hommes extra­or­di­naires fab­ri­quant des livres sur presse ou les cou­sant à la main ! Pourquoi je vous racon­te cela… Voyez-vous, pour nous, des gens comme Rougerie, ou Paul­han sur un autre plan, sont édi­to­ri­ale­ment nos “fig­ures tutélaires”. Voyez-vous, nous con­sacrons beau­coup de nos exis­tences à la poésie des autres, et ce avec les press­es d’au­jour­d’hui. Nous util­isons la presse à plomb du 21e siè­cle, et elle s’ap­pelle “numérique”.   

Les dif­férentes col­lec­tions de Recours au Poème édi­teurs ici

 

 

Recours au Poème mag­a­zine est ouvert aux mon­des poé­tiques et à la poésie inter­na­tionale. Pour­tant, au sein de votre tra­vail, vous développez un courant de pen­sée nom­mé « poésie des pro­fondeurs ». Com­ment définiriez-vous cette notion ?

Sur ce point, je me per­me­ts de vous engager à lire les travaux de notre ami Paul Ver­meulen, lequel est, d’entre nous, celui qui œuvre ouverte­ment à la pen­sée de ce qu’est la poésie des pro­fondeurs. Une par­tie de ses textes est ici. En par­ti­c­uli­er ses « notes pour une poésie des pro­fondeurs ». Et l’on me dit qu’il pré­par­erait un essai sur ce sujet. J’espère qu’il ne s’agit pas d’une rumeur car je serais fier d’être l’éditeur de cet ouvrage. Le courant de pen­sée que vous évo­quez ne se résume pas à des noms ou à un groupe restreint de per­son­nes, bien au con­traire. Cepen­dant, puisque Paul Ver­meulen tra­vaille en quelque sorte la poésie des pro­fondeurs en tant que con­cept (même si je doute qu’il appré­cie l’emploi de ce mot), je préfère don­ner à lire cet extrait de sa plus récente note, parue dans Recours au Poème fin août 2014 :

« La réponse à cette ques­tion, qu’est-ce que la poésie des pro­fondeurs ?, est une réponse vivante, c’est-à-dire en mou­ve­ment et en change­ment per­ma­nents et per­pétuels ; lire les marcheurs de cette poésie est une pre­mière étape pour qui veut répon­dre. Car, ain­si que le voulait Paz, la poésie est œuvre, et il n’est pas d’œuvre con­crète sans tra­vail authen­tique : la com­préhen­sion de ce qu’est la poésie, en tant qu’elle est néces­saire­ment poésie pro­fonde, ne peut s’atteindre sans ce tra­vail qu’est la marche en com­pag­nie des autres marcheurs/poètes pro­fonds. Les poètes évo­qués plus haut posent la pre­mière pierre sous vos yeux [Ver­meulen évoque ici des poètes tels que Dau­mal, Juar­roz ou Paz]. Qu’elle soit pierre d’escalier ou de fon­da­tion, la démarche est la même. L’apprenti poète, s’il s’est per­son­nelle­ment recon­nu comme appren­ti poète et non illu­soire­ment déjà con­sid­éré comme poète sur la base de ses trois pre­miers médiocres vers, peut alors pos­er le pas sur cette pierre, et ain­si com­mencer à con­stru­ire lui-même l’escalier, cet escalier qui s’élèvera tan­dis que le poète avancera dans la per­spec­tive de ren­con­tr­er l’étoile autre­fois recher­chée par les alchimistes, mais aus­si par Bre­ton, Artaud ou Dau­mal ; ou alors, il peut polir cette pierre et con­stru­ire peu à peu l’édifice de lui-même, se con­stru­ire comme poète, c’est-à-dire comme homme. Car l’homme, par­tie par­tic­i­pa­tive de la vie, est par nature par­tie prenante de la poésie qu’est le monde, c’est-à-dire du Poème. Vous me direz : mais… vous ne répon­dez pas à la ques­tion ! Cela est faux. Je ne cesse de répon­dre à la ques­tion, mot après mot. Le déficit de tra­vail per­son­nel menant à l’incompréhension de ce qui est explicite n’est pas le fait de ce que nous expliquons sans cesse. Quiconque attend une réponse fixe et rationnelle ne peut com­pren­dre ce qu’est la poésie en sa pro­fondeur : l’autre du rationnel, son extérieur. Une altérité. Le réel qui se situe au-delà de l’apparence illu­soire de la réal­ité. Pour saisir la réponse à la ques­tion, il ne suf­fit pas de la pos­er : il faut vouloir écouter la réponse. Et ce vouloir, per­son­ne ne peut le vouloir à la place de celui qui ques­tionne. Nous ne pou­vons apporter que des pistes. C’était aus­si la démarche d’Octavio Paz quand il écrivait : « L’événement de cet étant futur de poésie totale sup­pose un retour au temps orig­inel. C’est-à-dire au temps où par­ler était créer ». Et ailleurs, au sujet de la manière dont la poésie est mise actuelle­ment en exil : « Les con­séquences de cet exil de la poésie sont chaque jour plus évi­dentes et plus red­outa­bles : l’homme est un être ban­ni du devenir cos­mique et de lui-même ».

J’imagine que l’on n’osera pas, depuis la pyra­mide de son incul­ture, accuser Octavio Paz d’être un char­la­tan new âge ?

Agir depuis la pro­fondeur même du Poème, être la poésie même en sa pro­fondeur, cela ne se théorise pas : cela se vit. « Ici déjà je fus », écrit Octavio Paz. La poésie des pro­fondeurs est cela même qui, con­scient de l’être dans la mort, renaît en per­ma­nence par le mou­ve­ment de la méta­mor­phose per­pétuelle et per­met à la vie de marcher sans cesse. La réponse est claire, et c’est pourquoi Dau­mal nom­mait cette poésie « la guerre sainte ». Nous, Recours au Poème, ne dou­tons absol­u­ment de rien, tout comme Paz ne doutait de rien : « La vic­toire de la poésie est le sig­nal de la fin de l’âge mod­erne ». La poésie des pro­fondeurs n’est rien d’autre que ce sig­nal. Que voulez-vous, nous ne pou­vons rien à ce fait : la poésie est l’authentique palais du roi, là où ce qui est nom­mé est.  

On l’aura com­pris : la ques­tion est celle de l’expérience poé­tique vécue néces­saire­ment comme préoc­cu­pa­tion pre­mière. Et ceci, tant au sein de l’homme/poète que de la vie/Poème. La poésie est l’arche de ce monde. Et les poètes des pro­fondeurs sont, d’une cer­taine manière, des méta­mor­phosés. Il s’agit donc de remet­tre ce monde en sit­u­a­tion de trans­parence, pour par­ler avec René Char. L’acte est poli­tique, bien sûr. Poé­tique, sans aucun doute. Il est aus­si philosophique. La poésie et la philoso­phie sont deux sœurs insé­para­bles. Tout comme elles sont insé­para­bles de la choré­gra­phie et du chant. De ce point de vue, le poète pro­fond est un prim­i­tif et revendique cet état, un peu comme des poètes autre­fois revendiquèrent l’état de négri­tude. L’esclavage con­tem­po­rain s’est éten­du à l’ensemble des hommes : c’est aus­si cela que révèle le recours au Poème. En tant qu’anti poésie, l’oppression n’a plus de couleurs. Elle con­cerne tous les hommes et tout l’homme. C’est pourquoi les débats por­tant sur qui est plus vic­time que qui ou qui d’autre n’ont pas de sens à une échelle autre que con­jonc­turelle. L’action anti poé­tique de ce monde est une action menée con­tre tous les hommes et tout l’homme en l’homme. Con­tre tout ce qui ne peut pas mourir : c’est pourquoi recourir sim­ple­ment au Poème con­duit en effet, Paz a entière­ment rai­son, a don­ner le sig­nal d’une vic­toire. C’est pourquoi aus­si cette posi­tion est révo­lu­tion­naire par nature : la sim­ple préoc­cu­pa­tion du Poème abat le simulacre/parodie dans lequel nous croyons par­fois être enfer­més. La poésie est en réal­ité la musique muette du réel. Et cela fait un sacré brouha­ha quand on ouvre un peu les oreilles ! Le poète papil­lon se méta­mor­phosant intérieure­ment méta­mor­phose le réel. C’est exacte­ment ce qui est dis­crète­ment en train de se pro­duire dans les soubasse­ments du sim­u­lacre. Il s’agit donc d’action poé­tique. Le mot « action » est ici impor­tant. Nous en appelons au Poème, à son recours, car nous savons que la grande ques­tion con­tem­po­raine est celle de la trans­for­ma­tion de l’homme en poème vivant. Il y a en cela quelque chose de la source évo­quée par Hei­deg­ger. La grande ques­tion con­tem­po­raine est ain­si, comme elle n’a finale­ment jamais cessé de l’être, celle de l’origine. De l’être. Le monde n’est pas poli­tique, à peine économique : il est philosophique­ment méta­physique. Nous sommes des hommes engagés dans un monde méta­physique. L’oubli de cela, au prof­it de l’économique, du poli­tique, du glob­al, que sais-je encore…, cet oubli est le symp­tôme du mal être de l’humain con­tem­po­rain, un mal être dis­so­ci­atif. Intérieure­ment dis­so­ci­atif. La réponse a cette ques­tion ne se trou­ve pas dans les suc­cé­danées de reli­gion, pas plus dans les reli­gions du reste, pas non plus dans la con­som­ma­tion, le désir… Non. La réponse est dans ce qui fonde la nature intérieure de l’humain : le lien en lui entre le haut et le bas, c’est à dire entre ce poème que l’homme est en lui et ce Poème que la vie est en elle-même. Le poète pro­fond est alors celui qui crée le chemin même sur lequel il marche, une marche vers la parole orig­inelle qui, cepen­dant, n’est pas marche de retour – ici le mot passé n’existe pas et l’humain avance tou­jours dans un futur qui est son présent. La créa­tion de ce chemin est en même temps chemin qui trans­mue le poète, le recrée en con­science homme/Poème, homme réelle­ment. Méta­mor­phosé. Un vivant con­cret. On le voit, la dichotomie entre « matéri­al­isme » et « spir­i­tu­al­isme » perd ici tout intérêt et même tout sens. La ques­tion de la poésie aujourd’hui se joue pré­cisé­ment là. C’est pourquoi nous tra­vail­lons à une exten­sion du domaine de la poésie. C’est aus­si pourquoi cette exten­sion ne peut avoir lieu que dans le con­texte où nous vivons : le con­texte numérique. La vie quo­ti­di­enne, con­crète, cor­porelle ; humaine, en somme.

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Est-ce une démarche politique ?

Bien sûr. Existe-il une démarche qui ne soit pas poli­tique, par­ti­c­ulière­ment au sein du réel de l’Art ? Si je pro­longe mes mots au sujet de Dau­mal… Voilà un poète qui exprime le sou­venir qui fait ce qu’il est, lui, René Dau­mal ; un sou­venir vécu comme une approche ter­ri­fi­ante de ce qu’il nomme, en référence aux textes sacrés de l’Hindouisme « L’Être divin » (avec une majus­cule, qui oserait cela aujourd’hui en France ?) ou encore « L’évidence absurde ». Et ce poète dit telle­ment ce que sont la poésie et l’être/homme/poète, une vision du sacré du monde et de la vie, que ce qu’il dit ne peut qu’être en rup­ture com­plète avec la moder­nité basse­ment matéri­al­iste dans laque­lle nous sommes plongés. Je ne par­le évidem­ment pas ici de « matéri­al­isme » au sens philosophique du terme, car d’un cer­tain point de vue, non con­tra­dic­toire mal­gré les apparences, un poète tel que Dau­mal (et avec lui tous les poètes des pro­fondeurs) peut être lu sous un angle philosophique­ment matéri­al­iste, exacte­ment comme l’Hindouisme peut être saisi en un sens philosophique­ment matéri­al­iste. Non, ce monde « matéri­al­iste », au sens du poli­tique con­tem­po­rain, c’est le monde du désir, ce que j’ai envie de nom­mer la grande Désir­ance. Ce monde dans lequel agis­sent et déci­dent des « hommes » qui sont en réal­ité des gamins capricieux de trois ans. Qui ne voit pas cela en regar­dant ce que les médias lui don­nent à voir comme étant pré­ten­du­ment le monde ? De ce point de vue, con­sid­ér­er que la poésie est un acte sacré est une rup­ture com­plète et finale­ment révo­lu­tion­naire avec ce monde.

Dau­mal évoque les « êtres qui se sont réelle­ment trans­for­més ». La poésie est un lieu de cette méta­mor­phose. L’acte et l’agir tien­nent du sacré, la réal­ité se vit dans le monde et donc dans la matière. En cela, il n’y a pas con­tra­dic­tion mais com­plé­men­tar­ité entre saisie sacrée et saisie matéri­al­iste, au sens philosophique, du monde. Et sans doute cette manière de saisir le réel est-elle poli­tique. Le poète des pro­fondeurs se trans­for­mant volon­taire­ment, entière­ment, sous toutes les formes que sont sa Forme d’être, trans­forme le monde.

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Si l’on en croit Rober­to Juar­roz, dont vous vous réclamez dans la « pro­fondeur » et dans le « recours », la poésie est issue du silence, de la con­tem­pla­tion. N’y a‑t-il pas là encore, dans votre démarche, une antin­o­mie fon­da­men­tale par la dimen­sion spec­tac­u­laire que vous don­nez à la poésie en investis­sant la toile en flux ten­du, les réseaux soci­aux, tout ce qui fait le jeu de la déréal­i­sa­tion de l’humain ?

« Issue du silence », oui. La poésie est un très vieux silence, elle est ce silence qui est le dire de la parole orig­inelle. Celle vers laque­lle nous mar­chons dans ce passé qui est notre futur qui est notre présent. La ques­tion est alors de marcher en con­science de la marche. Le monde n’en a pas ter­miné avec la pen­sée de Hei­deg­ger. Mais ce silence, reprenant Juar­roz, vous le mon­trez comme étant « issu », et cela est pour nous en rap­port avec l’idée de sur­gisse­ment. La poésie authen­tique est ce silence sur­gis­sant et de ce fait gron­dant comme une sorte d’orage. Une tem­pête silen­cieuse. C’est de ce silence poé­tique, de cette parole d’orage silen­cieux, dont le sim­u­lacre a besoin immé­di­ate­ment. Un peu comme un enfant qu’il faut gron­der pour l’aider à grandir. Car la par­tic­u­lar­ité du sim­u­lacre n’est pas d’être quelque chose comme une autre façon d’être du Mal – j’emploie le mot au sens théologique bien que je ne sois pas cer­tain de la réal­ité de l’ombre qui sem­ble se pro­fil­er der­rière le mot. Le sim­u­lacre n’est pas le Mal. C’est une sorte de gamin mali­cieux, coquin, et de ce fait dan­gereux. Un gamin qui dans sa com­plète incon­science mul­ti­plie les bêtis­es. Dan­gereux pour lui et pour les autres. C’est-à-dire pour nous tous, et l’ensemble de la vie. Nous sommes comme enfer­més dans une sorte d’enfance capricieuse. Et au-dedans de cela, recourir au Poème est provo­quer le sur­gisse­ment de ce que nous pou­vons dire ain­si, détour­nant très légère­ment Hei­deg­ger : « Le poème est : Poème ». Ce dire est acte de sub­ver­sion absolu. Nous mar­chons dans et vers le Poème. Ou plutôt, dans et au devant du Poème. Com­prenons-nous bien : il ne s’agit pas d’en appel­er à un état antérieur, une autre forme d’illusion cela, laque­lle serait une sorte d’état d’esprit réac­tion­naire. Ceux qui nous lisent sous un angle « réac­tion­naire » ont besoin de relire leurs clas­siques. Non. Nous par­lons tout au con­traire de cela qui marche en notre direc­tion tan­dis que nous nous présen­tons au devant de lui. Cela se noue en pleine clarté, dans la présence. Cet état de l’esprit est évidem­ment et pro­fondé­ment révo­lu­tion­naire. Du moins, en face de ce qui est com­muné­ment appelé aujourd’hui « pen­sée occi­den­tale », laque­lle est, avant tout, déni de toute valeur con­cer­nant la pen­sée. Ce qui est révo­lu­tion­naire finale­ment : nous savons que nous nous achemi­nons vers le Poème tan­dis que le Poème se déploie en notre direc­tion. Cela annonce de pro­fonds bouleversements.

Enten­dons-nous bien cepen­dant, et après tout bien des mythes racon­tent cette même his­toire de la déréal­i­sa­tion de l’homme : la déréal­i­sa­tion de l’humain ne date pas de l’an 2000, con­traire­ment à l’extension de ce que vous nom­mez la toile. Inter­net en tant qu’événement changeant nos modes de vie est chose très récente. Une quin­zaine d’années tout au plus. Et encore… Juste quelques années pour la plu­part d’entre nous. Inter­net n’est qu’un out­il, et comme tous les out­ils il a plusieurs faces. Il peut être un de ces fac­teurs d’arraisonnement de l’humain. Il peut aus­si être un pro­longe­ment de la main ou du cerveau de l’humain. Cet out­il serait dif­férent car il inter­con­necterait les hommes à l’échelle du monde ? Je ne suis pas cer­tain qu’internet soit le pre­mier acte d’interconnexion des humains… Je suis même cer­tain du con­traire. Inter­net est une évo­lu­tion, brusque il est vrai, de la tech­ni­ci­sa­tion de nos vies et de nos sociétés. Il n’est pas une cause mais une évo­lu­tion, une con­séquence même par cer­tains côtés. De ce point de vue, le pos­si­ble d’une antin­o­mie que vous évo­quez n’a pas de réal­ité. Au Moyen Âge, mon ami Gwen Gar­nier-Duguy aurait créé une petite entre­prise arti­sanale, avec chevaux et car­rioles, pour trans­porter des poèmes partout dans le monde con­nu… Nous util­isons le cheval con­tem­po­rain. Il s’appelle inter­net. Le pos­si­ble que le numérique joue un rôle dans une déréal­i­sa­tion de l’humain existe sans doute. Je crois bien que le pos­si­ble con­traire existe tout autant… Nous pen­sons que la poésie est un plus d’humain, comme Bre­ton pen­sait le sur­réal­isme comme un plus de réel. De ce point de vue, l’outil numérique et l’utilisation du monde con­nec­té afin de dif­fuser des poèmes sont des armes red­outa­bles et pos­i­tives. Il suf­fit par­fois d’ouvrir le com­pas pour saisir le posi­tif der­rière des apparences de négatif. Par exem­ple, une vue à court terme con­siste à con­sid­ér­er que le numérique serait un dan­ger pour le livre… Comme si le livre était néces­saire­ment livre papi­er. Bien plus : si l’on s’oppose au développe­ment du livre sous forme numérique au nom d’une défense, par exem­ple, de la librairie occi­den­tale (phénomène lui-même fort récent !) au nom de la « démoc­ra­tie », que fait-on de… ces deux tiers de l’humanité qui n’ont pas accès à cette fameuse librairie ? Dans ce cas, de quoi le mot « démoc­ra­tie » est-il réelle­ment le nom ? Le numérique et l’outil inter­net sont des out­ils extra­or­di­naires d’accès à la poésie. C’est ce que nous pen­sons. Du reste, le lec­torat du mag­a­zine Recours au Poème est mon­di­al. Nous pub­lions des poètes qui par­fois, en l’absence d’internet, n’auraient jamais été lus simul­tané­ment en Chine, au Ghana, en Algérie, aux Etats-Unis, en Slo­vaquie et au Mex­ique… Mer­veilleux, vous ne trou­vez pas ? Per­son­nelle­ment, je suis estom­aqué de voir tant de per­son­nes faire la fine bouche devant un tel out­il. Il y a bien de la lib­erté et de la démoc­ra­tie au creux d’internet. Le risque du con­traire aus­si ? Oui, c’est exact. Tout cela est finale­ment banale­ment humain, je veux dire ce tiraille­ment entre deux ten­sions. Rien de neuf sous le soleil, même à l’ère d’internet. Et puis, je vais vous dire un secret : le débat sur les dan­gers de l’actuel inter­net et de l’actuel numérique aura vite été oublié dans quelques années quand cette forme d’internet aura vécu au prof­it d’une autre forme de tech­nolo­gie, elle-même à la fois utile et dan­gereuse pour l’homme… Il y aura le même débat au sujet de ce qui paraî­tra alors nou­veau… Il est pos­si­ble qu’alors ce soit le livre numérique qui, men­acé, con­naisse son lot de défenseurs au nom de telle ou telle valeur, un peu passéiste quant à elle, de mon hum­ble point de vue. Sérieuse­ment : Recours au Poème agit dans le monde réel et le monde réel com­prend une human­ité dans son ensem­ble, une human­ité aujourd’hui en grande par­tie con­nec­tée. Nos livres sont du con­cret nais­sant, vivant et se lisant dans un monde con­cret. L’illusion est de l’autre côté de la bar­rière. Pour trans­former un monde il faut agir dans et sur ce monde. Com­ment sinon ? Pour nous, la poésie est un non con­formisme absolu. Et l’agir de ce non con­formiste se joue dans la con­fronta­tion avec et dans la réal­ité. Il n’y a pas, ou plus, de tours d’ivoires prétentieuses. 

Décou­vrez La marche de l’aube

 

 

 Qui allez-vous publier ?

Comme dans toute mai­son d’édition, la « pro­gram­ma­tion » est en évo­lu­tion per­ma­nente. Con­crète­ment, Recours au Poème édi­teurs est com­posé de plusieurs col­lec­tions que l’on décou­vri­ra sur le site / librairie de la mai­son [ recoursaupoemeediteurs.com ] et chaque semaine dans les pages du mag­a­zine. Je ne voudrais donc pas tout dévoil­er… Les pre­miers livres sont disponibles, d’autres vont l’être vite (novem­bre). Ce sont des recueils de poètes comme Gérard Bocholi­er, Michel Cazenave, Pas­cal Boulanger, des essais de poètes (Sabine Huynh, Lucien Was­selin, Jean-Marie Cor­busier) sur des poètes (Gins­berg, Per­ros, Aragon), une antholo­gie de la poésie amérin­di­enne fémi­nine con­tem­po­raine orchestrée par Béa­trice Machet… Bien d’autres pro­jets pour les mois suiv­ants, comme des recueils de Danièle Faugeras, Gas­pard Hons, Louis Raoul, Hora­cio Castil­lo, Dara Bar­nat, Lin­da Pas­tan, Charles Sim­ic, Régi­nald Gib­bons, Bar­ry Wal­len­stein… La présence de langues autres que la nôtre est un axe fon­da­men­tal de notre action. La réédi­tion aus­si de l’exceptionnel Poésie de l’étoile, entre­tiens entre Armand Gat­ti et Claude Faber…  Des livres d’Elie-Charles Fla­mand ou Yves Namur… Par­don à ceux que je ne cite pas pour le moment. Quelques sur­pris­es dans le domaine de l’action poé­tique… Mais restons-en là. Un peu de secret ou de dis­cré­tion est en matière édi­to­ri­ale de bon aloi. 

 

 

Décou­vrez Aragon, la fin et la forme                              A paraître dès novem­bre prochain

 

 

 

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