PÉGUY TEL QU’EN LUI-MÊME… ???

 

Le sig­nataire des lignes qui suiv­ent a enseigné quelques années dans un col­lège Charles Péguy et sa pen­sée alors oscil­lait entre le rejet de Péguy annexé ain­si par une munic­i­pal­ité dite social­iste et le rejet de cette dernière mou­vance poli­tique qui n’avait rien com­pris au “social­isme” de Péguy. Mais avait-il lui-même com­pris Péguy ? Certes non car il l’avait très peu lu et l’im­age du catholique allant en péleri­nage  à Chartres ou du pour­fend­eur de Jau­rès et du paci­fisme le révul­sait. Cette dernière image con­tin­ue d’ailleurs de tra­vailler l’athée résolu et le mil­i­tant de la paix qu’il est, non qu’il soit opposé à l’usage des armes, il est sim­ple­ment opposé à la guerre dès lors qu’elle est décidée par les gou­ver­nants  qui défend­ent des intérêts inavouables, mais il est pour ce vers d’Aragon que chante si bien Léo Fer­ré : “Vous vous étiez servi sim­ple­ment de vos armes” dès lors que ce sont les sim­ples citoyens qui déci­dent de les utilis­er. Et qui peut certes com­pren­dre que dans des cir­con­stances par­ti­c­ulière­ment dif­fi­ciles l’homme puisse se résoudre à des com­porte­ments que ce même sig­nataire juge irra­tionnels et impro­duc­tifs. Mais voilà, Péguy a été tué au front le 5  sep­tem­bre 1914 ; un siè­cle a passé et la fibre com­mé­mora­tive étant ce qu’elle est, cette année ver­ra sans doute de nom­breuses pub­li­ca­tions défen­dant dans un sens ou dans l’autre Péguy. L’oc­ca­sion est donc belle d’es­say­er d’y voir plus clair… Deux ouvrages seront donc exam­inés suc­ces­sive­ment : la livrai­son d’août-sep­tem­bre 2014 de la revue Europe (n° 1024–1025) qui con­sacre à Charles Péguy un copieux dossier (presque 240 pages) et la réédi­tion, chez Fario, de l’ou­vrage de Péguy, paru en 1910, Vic­tor-Marie, comte Hugo.

 

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Il n’est pas ques­tion ici d’analyser en pro­fondeur les 23 con­tri­bu­tions qui com­posent le dossier Péguy d’Europe. Mais sim­ple­ment de relever quelques nota­tions qui met­tent en évi­dence l’ac­tu­al­ité  de l’au­teur en 2014. “Heureux ceux qui sont morts pour la terre char­nelle / Mais pourvu que ce fût pour une juste guerre…” écrit-il dans  Ève. Mais force est de con­stater que le com­bat de Péguy fut vain puisque un siè­cle après sa mort, l’ar­gent règne majori­taire­ment sur le monde et sur les esprits. La droite réac­tion­naire qui l’a annexé mon­tre que Péguy est tou­jours l’ob­jet d’en­jeux poli­tiques…  À qui appar­tient la terre aujour­d’hui ? À une minorité qui en tire prof­it. Et les guer­res sont-elles justes ? La plu­part étant motivées par des raisons économiques, il est facile de trou­ver réponse à cette dernière ques­tion. Et que dire de cette terre asséchée, mas­sacrée, épuisée… par ceux qui en tirent directe­ment ou indi­recte­ment de sub­stantiels béné­fices ? “… le monde mod­erne s’est trou­vé, et […] il s’est trou­vé mau­vais” écrit encore Péguy. On peut déplor­er, comme Péguy, l’e­sprit de lucre et la spécu­la­tion au détri­ment de l’é­d­u­ca­tion pour tous. Mais là encore, le lecteur est con­fron­té à une réal­ité insupportable.

Si les rela­tions Péguy/Jaurès sont passées au peigne fin par Géral­di Leroy, le lecteur se trou­ve devant l’éter­nel dilemme, s’agis­sant de la poli­tique, entre la tac­tique politi­ci­enne et l’ob­jec­tif final, entre la poli­tique des petits pas qui est celle de la “démoc­ra­tie” par­lemen­taire (avec tous les reniements et toutes les trahisons qui l’ac­com­pa­g­nent) et la vision d’un monde sans class­es où règne l’é­gal­ité, une vision que n’a jamais reniée Charles Péguy. Le prob­lème est claire­ment posé. Par ailleurs, Péguy eut tou­jours le souci d’ap­porter dans la con­struc­tion de la cité social­iste, l’élé­ment du fac­teur nation­al… De même, à l’oc­ca­sion d’une étude com­par­a­tive entre Romain Rol­land et Charles Péguy, Roger Dadouin revient sur le chris­tian­isme de Péguy qu’il décrit comme le con­traire de celui d’un catholique borné ou d’un calotin. Une cita­tion (une seule) éclaire la posi­tion de Péguy : “Je m’at­ta­que­rai donc à la foi chré­ti­enne. Ce qui nous est le plus étranger en elle, et je dirai le mot,  ce qui nous est le plus odieux, ce qui est bar­bare, ce à quoi nous ne con­sen­tirons jamais, ce qui a han­té les chré­tiens les meilleurs […], c’est cela : cette étrange com­bi­nai­son de la vie et de la mort que nous nom­mons la damna­tion […] Ne con­sen­ti­ra pas tout citoyen qui aura la sim­ple sol­i­dar­ité. Comme  nous sommes sol­idaires des damnés de la terre : Debout ! les damnés de la terre. / Debout  ! les forçats de la faim. Éton­nant à enten­dre en 2014 !

La sec­onde étude de Géral­di Leroy s’in­téresse à la “récupéra­tion” de l’œu­vre de Péguy pen­dant l’oc­cu­pa­tion (1940–1945). Il par­le des inter­pré­ta­tions biaisées de l’œu­vre. Même le fils aîné, Mar­cel Péguy qui fait  de son père un “écrivain raciste”, est la cible de Leroy : “Il attribue à son père le mérite d’avoir conçu de manière anticipée la réal­ité du nation­al-social­isme et jusqu’au terme qui le désigne. Pour appuy­er ses dires, il n’hésite pas à tron­quer les cita­tions”. La mise au point est salu­taire !  Et pour finir ce rapi­de tour d’hori­zon, il faut citer la chronolo­gie de Romain Vais­ser­mann qui mon­tre quel catholique peu con­ven­tion­nel était Péguy : on lit sur deux lignes qui se suiv­ent qu’il a retrou­vé la foi catholique en 1908 et qu’il songe au suicide…

Les autres études, non citées, ne sont pas sans intérêt ; au con­traire. Toutes mon­trent l’ac­tu­al­ité de Péguy…

 

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Vic­tor-Marie, comte Hugo est devenu un livre illis­i­ble, ou, du moins dif­fi­cile­ment lis­i­ble. Qui est ce Daniel Halévy à qui s’adresse Péguy ? C’est tout un pan de l’his­toire lit­téraire, de l’his­toire poli­tique même de cette péri­ode à cheval sur la fin du XIXème et les pre­mières années du XXème siè­cle (avant la pre­mière guerre mon­di­ale) qui est en jeu. Halévy col­lab­o­ra aux Cahiers de la Quin­zaine dès 1898. Vers 1910, il prend ses dis­tances avec le drey­fu­sisme avec Apolo­gie pour notre passé, ce qui lui vaut une réplique de Péguy avec Notre jeunesse. Ce serait donc l’o­rig­ine de Vic­tor-Marie, comte Hugo ; pour dire les choses rapi­de­ment. Il n’est pas ques­tion ici d’analyser en pro­fondeur les idées dévelop­pées par Péguy dans ce livre car sa démon­stra­tion sur la sain­teté, sur le pagan­isme et le chris­tian­isme dépasse large­ment mes com­pé­tences. Mais de met­tre en lumière sa posi­tion dans la querelle qui l’op­pose à Halévy, son approche de quelques écrivains comme Hugo, Corneille ou Racine et, enfin, son style qui est tout à fait particulier…

Charles Péguy com­mence par faire état de ce qui le sépare de Daniel Halévy : l’o­rig­ine sociale. Ce sont de très belles pages, mais il y a plus, il y a l’é­mo­tion car Péguy ne pou­vait pas con­naître son des­tin. Il s’imag­ine mourant de vieil­lesse (p 32) : “Je suis un vieux tassé, un vieux chenu. On dira : c’est le père Péguy qui s’en va. Oui, oui, bonnes gens, je m’en irai.”  Il ne sait pas au moment où il écrit ces mots qu’en sep­tem­bre 1914, une balle enne­mie allait le fauch­er à la moitié de sa vie. Mais, au-delà de l’aspect plaisant des pro­pos, Péguy dit très sérieuse­ment le milieu auquel il appar­tient : celui de la paysan­ner­ie. Ce qui lui per­me­t­tra quelques pages plus loin de pré­cis­er la dif­férence entre lui et son inter­locu­teur : Halévy est d’o­rig­ine bour­geoise, lui, Péguy est d’o­rig­ine hum­ble, paysanne et ouvrière. Ce qui explique que Halévy ait pu se sen­tir offen­sé des pro­pos tenus, inno­cem­ment, par Péguy : “L’of­fense est née pré­cisé­ment au change­ment de sens, au change­ment de plan, au change­ment de lan­gage. Au change­ment de reg­istre. La balle, par­tie d’un cer­tain jeu, a été reçue dans un autre jeu” (p 43). Ain­si donc, dans la pre­mière par­tie de ce livre, Péguy illus­tre-t-il, à sa façon, cette caté­gorie que les soci­o­logues, depuis quelques années, ont appelé les transfuges. Car Péguy est un transfuge : d’o­rig­ine hum­ble et paysanne, il est devenu un intel­lectuel, l’é­cole de la république jouant alors encore son rôle d’as­censeur social. Mais, au fond de lui, il est demeuré un paysan alors que Halévy est d’o­rig­ine bour­geoise. Les pro­pos du paysan ont été mal inter­prétés par le bourgeois…

À par­tir de la page 70, Péguy s’in­téresse à la lit­téra­ture, à Hugo en par­ti­c­uli­er ; il mon­tre com­ment Hugo est le déposi­taire de la poésie française. On pense alors à Aragon qui s’est, lui aus­si, intéressé à Hugo (son Avez-vous lu Vic­tor Hugo ? date de 1952). Certes, les approches de Péguy et d’Aragon sont dif­férentes, l’époque n’est pas la même. Certes, une étude de ces approches reste à faire dans le détail. Mais cette coïn­ci­dence mérite d’être notée comme celle qui fait que ces deux poètes s’in­téressent égale­ment à la poésie anci­enne : à Joachim du Bel­lay pour Péguy, à Arnaud Daniel pour Aragon. Certes pour des motifs dif­férents, mais là encore c’est à relever. Cette remar­que préal­able étant faite, il faut revenir à Péguy. Son approche de Vic­tor Hugo est placée sous le signe de l’éru­di­tion. Péguy va jusqu’à sig­naler les dif­férences typographiques entre deux édi­tions du même vers, “Non, frères ! non, Français de cet âge d’at­tente !” qui s’im­pri­mait ain­si dans les “anci­ennes édi­tions” alors qu’on trou­ve dans ce que Péguy appelle “l’édi­tion défini­tive” “Non, frères ! non, français de cet âge d’at­tente !”. Et cette dif­férence entre la Grande cap­i­tale et le bas de casse est pour lui l’oc­ca­sion d’une longue digres­sion éru­dite venant con­clure sa démon­stra­tion (pp106-108).  Ailleurs, Charles Péguy revient sur la ques­tion de Jéri­madeth. Il rend à César ce qui appar­tient à César,  c’est-à-dire à Eugène Marsan que l’on  a bien oublié, et ce en 1910 ! Alors que Didi­er Decoin ne sig­nale cette licence poé­tique qu’un siè­cle plus tard dans son Dic­tio­n­naire amoureux de la Bible… Mais on pour­rait mul­ti­pli­er les exem­ples. Ce sont là deux  de ces trou­vailles que se com­mu­niquent Halévy et Péguy avant la brouille qui est à l’o­rig­ine de ce livre, trou­vailles qui font dire à Péguy : “Me trou­verez-vous un rem­plaçant, hélas, un deux­ième, je le dis haute­ment, quelqu’un qui me vaille. Pour moi, je ne vous en chercherai point.”

On se sou­vient de ce vieux par­al­lélisme sco­laire entre Corneille (et son explo­ration de l’hon­neur ou du devoir) et Racine (et celle de la pas­sion). Péguy appro­fon­dit cette oppo­si­tion, quelques car­ac­téris­tiques appa­rais­sent. Tout d’abord la sain­teté chez Corneille s’af­fronte à la cru­auté chez Racine. Mais cette sain­teté recoupe dans l’héroïsme (p 99) et Péguy ajoute : “…toute sanc­ti­fi­ca­tion qui est grossière­ment abstraite de la chair est une opéra­tion sans intérêt” (p 114). Alors que “les vic­times de Racine sont elles-mêmes plus cru­elles que les bour­reaux de Corneille” (p 173). Polyeucte appa­raît alors comme l’arché­type de la sain­teté héroïque quand “la cru­auté est partout dans Racine”. Il faut absol­u­ment lire ces pages de “notes” dans lesquelles Péguy détaille ses trou­vailles. L’œu­vre (dans sa glob­al­ité) est égale­ment la cible de Péguy, aus­si bien celle de Racine que celle de Corneille. Il écrit du pre­mier : “Au fond il fai­sait tou­jours la même tragédie, qui était tou­jours un pur chef-d’œu­vre, en en vari­ant, en en faisant vari­er con­stam­ment les don­nées (presque arbi­traire­ment et comme intel­lectuelle­ment, comme on fait vari­er, à titre d’ex­er­ci­ce, les don­nées d’un prob­lème de géométrie ou d’arith­mé­tique, générale­ment d’un prob­lème de math­é­ma­tiques).” (p 184) alors que de Corneille, il écrit : “Et cette pro­mo­tion du Cid à Polyeucte mar­quée dans le tis­su même, dans la pierre même, dans la matière, dans le rythme, par la pro­mo­tion des stances du Cid aux stances de Polyeucte (p 213). Je ne sais si Péguy a rai­son : on a par­fois l’im­pres­sion que la démon­stra­tion est exces­sive ou empreinte du zèle du néo­phyte (Péguy a retrou­vé la foi en 1908). Mais ce que je sais, ce dont je suis sûr, c’est que, si je relis Polyeucte ou Andro­maque, ma vig­i­lance sera en éveil. Au total, si l’on ajoute à ces con­sid­éra­tions sur les tragédies de Corneille et de Racine, l’analyse de Booz endor­mi de Vic­tor Hugo, on a là une nou­velle approche de la lit­téra­ture qui, au moins, pose question.

Reste le style de Péguy dès lors que ne seront pas abor­dées les con­sid­éra­tions religieuses. Le plus sim­ple est de citer un ou deux pas­sages tant ils sont nom­breux dans l’ou­vrage : “Car j’au­rais sac­ri­fié bien légère­ment, bien téméraire­ment, à bien bas prix, pour rien, pour une boutade, un de ces biens qu’on ne rem­place pas, parce qu’ils sont et irréversibles et irrecom­mençables, parce qu’ils sont des biens de mémoire et d’his­toire, parce  qu’ils sont de l’or­dre de la mémoire et de l’his­toire, parce qu’il y faut l’habi­tude et l’usage, parce qu’il y entre, parce qu’il y faut, parce qu’il y man­querait le lent tra­vail, l’ir­réversible, l’in­com­press­ible, l’in­recom­mençable, l’élab­o­ra­tion de l’his­toire pro­pre, l’élab­o­ra­tion, la vieille, l’an­tique élab­o­ra­tion de l’his­toire qu’on ne peut pas hâter” (pp 23–24). Ou : “… c’est qu’elle est elle-même et qu’elle est plus qu’elle-même, elle est une prière ordi­naire et en même temps, ensem­ble elle est déjà comme une prière extra­or­di­naire ; elle est une prière de la terre, une prière ordi­naire de la terre, et en même temps elle n’est déjà plus une prière de la terre, elle est une prière de la terre et déjà elle est une prière du ciel” (p 202). Répéti­tions, red­ites, retour sur la pen­sée qui s’écrit, ressasse­ment, on a l’im­pres­sion que Péguy cherche par ce moyen à mieux cern­er sa pen­sée, à s’ex­primer le plus juste­ment pos­si­ble quitte à ren­dre la lec­ture dif­fi­cile… Le seul mot qui me vient à l’e­sprit  devant cette obsti­na­tion, est celui, guille­vi­cien,  de “creuse­ment”

 

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Aragon racon­te dans son arti­cle, Pour une image vraie, écrit en hom­mage à Mau­rice Thorez (dis­paru en 1964) et paru dans Les Let­tres français­es en juil­let et août de cette même année, que Thorez lui deman­da de s’in­téress­er à Péguy en lui dis­ant que celui-ci “est aus­si bien à nous, aux ouvri­ers, au peu­ple qu’aux autres… peut-être davan­tage”. En 1944 sor­tait, dans la clan­des­tinité, aux Édi­tions de Minu­it, un petit vol­ume inti­t­ulé Deux voix français­es : Péguy, Péri avec une pré­face de Ver­cors et une intro­duc­tion d’Aragon (signée Le Témoin des mar­tyrs). Péguy, Péri : le rap­proche­ment est inat­ten­du, Péguy qui mou­rut au front dès le début de la guerre de 1914–1918, Péri fusil­lé comme otage par les occu­pants nazis au Mont-Valérien en décem­bre 1941. Rap­proche­ment inat­ten­du ? Pas tant que cela puisque Péguy et Péri sont morts, dans des con­di­tions dif­férentes, pour que vive la France. Alors, il ne faut pas laiss­er Péguy con­fisqué par quelques-uns, Péguy appar­tient à la nation

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