Suite à la paru­tion dans Recours au Poème de l’ar­ti­cle de Gwen Gar­nier-Duguy sur le dernier n° de Nunc con­sacré à Bous­quet, Alain Jugnon a souhaité porter la con­tra­dic­tion. Ce que nous lui accor­dons volontiers. 

 

Ce type d’hommes d’une valeur supérieure s’est déjà bien sou­vent présen­té, mais à titre de hasard heureux, à titre d’exception, jamais parce que voulu. Bien au con­traire, c’est juste­ment lui que l’on red­outait le plus : jusqu’à main­tenant, il fut à peu près « ce qui est red­outable ». Et c’est la crainte qu’il inspi­rait qui ame­na à vouloir, à élever, à obtenir enfin le type opposé : l’homme-animal domes­tique, ani­mal gré­gaire, ani­mal malade, le chrétien…

Niet­zsche, L’Antéchrist, §3.

 

Il faut com­mencer à com­pren­dre cela, à le faire savoir, à vouloir l’écrire pour que tout un cha­cun, dans les revues, dans la vie, dans la pen­sée, le sai­sisse : la poésie est le con­traire de la reli­gion. De toute reli­gion. De chaque reli­gion, ter­ror­iste ou pas, de béni­ti­er ou de char­bon­nier, reli­gion maline ou reli­gion câline, reli­gion avec pape, pope ou peu­ple. La poésie c’est l’être là de l’homme plein et en jeu. Ce que ne sont ni les papes ni les saints. Eux : ils sont dehors. Eux c’est : pas de sexe pas de poésie, pas de corps pas de poème.

Gwen Gar­nier Duguy sait cela mais, pour écrire ici à pro­pos d’un numéro de revue con­sacré à Bous­quet le poète, il sem­ble oubli­er cette sépa­ra­tion, il sem­ble pass­er out­re cette césure : s’extasier sur la vie sous forme de grandeur absolue de deux papes morts ne peut val­oir pour cri­tique lit­téraire, surtout avant de ren­dre hom­mage aux poètes qui ont con­tribué, en tant que poètes, à cette revue lit­téraire. Il se trou­ve que tous ces poètes-là sont en train de refuser la dédi­cace aux deux papes morts et saints que la revue Nunc a mis en page en son exer­gue : ce sont des poètes alors ils le dis­ent à la revue Nunc et la revue Nunc refuse de l’entendre car, comme l’écrit Gar­nier Duguy, ce sont tout de même de grands papes ces hommes-là, ce sont des fig­ures vivantes de l’absolu pour notre civilisation.

On entend l’injonction comme dif­fusée au haut-par­leur : la poésie doit pli­er l’échine, la poésie doit soumet­tre la let­tre et démet­tre l’esprit.

N’est-ce pas là ce con­tre quoi Antonin Artaud, cet autre poète, hurlait tou­jours, hurlait sans cesse. Artaud qui aurait pu bal­ancer ici : de la mort, du pape, jamais plus, jamais comme ça, jamais là et jamais pour les poètes, quel que soit la mort, le pape, toute la reli­gion. C’est pré­cisé­ment cela la poésie en revue et en vie, s’attaquer fort de son droit au « châ­trage de la par­tie surhu­maine de l’homme ».

Nous en aurons fini en citant Françoise Bonardel (qui fait par­tie des auteurs pas très con­tents des manières de faire de la revue Nunc dans cette affaire de spé­ciale dédi­cace faite aux papes morts) qui, dans son dernier grand livre artau­di­en, en finit elle-même avec toute ten­ta­tive de récupéra­tion de notre Artaud via la reli­gion, la mort ou la papauté – et cela vau­dra aus­si exacte­ment pour notre Bous­quet — : « Parce qu’il se sait poète, Artaud revendique le droit de rêver active­ment à la pos­si­bil­ité que le seul état d’homme rende « savant », omni­scient des secrets essen­tiels et éter­nels de la cul­ture. Bal­ayant avec inso­lence les pré­ten­tions des « spé­cial­istes » et autres chan­cres de la vital­ité ; refu­sant l’automutilation née de cer­taine alliance red­outable entre une ratio­nal­ité étriquée, une morale dévote et une psy­cholo­gie sans âme, Artaud oppose déjà la force de résis­tance du corps et du cœur aux inves­ti­ga­tions meur­trières de la seule intel­li­gence, à la traîtrise des intel­lectuels, et appelle les hommes et les dieux à une vie mag­nifiée. (…) Affirmer que l’homme peut tenir debout, respir­er plus ample­ment et s’ouvrir au monde sans l’aide des béquilles idéologiques qu’on lui impose de toutes parts, n’a pas cessé de con­stituer l’essence d’une révo­lu­tion encore à faire où Artaud nous précède à jamais » (Antonin Artaud ou la fidél­ité à l’infini, page 181, Edi­tions Pierre-Guil­laume de Roux, 2014)

Tous les papes sont d’abord intel­li­gents, d’abord auto­mu­tilés et d’abord spé­cial­istes : Artaud et Bous­quet sont tout le con­traire. D’abord poètes.

 

Alain Jugnon, directeur de rédac­tion des Cahiers Artaud

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