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Anne-Lise Blanchard, Je n’invente rien, tout est là et autres poèmes

 

Je n’invente rien, tout est là1

Bétail humain marqué du nom de la bête têtes 
comptabilisées
vies assignées à l’obsolescence
images recyclées rengaines des peurs ad 
nauseam bouches d’or distillant
la mort                  un instant encore

je veux déplier
le grand film de la vie aborder
les îlots d’Humanité mains nues 
embrasser à pleine bouche le chaud 
pelage de la tendresse m’immerger 
dans la lumière pleine de grâce
d’un regard de chair d’un clair sourire

boire  à petites lampées - l’espoir 
qui se heurte aux lèvres
avant avant le sourd hivernage 
avant la tentation du silence

un instant encore

*

Nous avons perdu les contours
nous avons condamné le distinct et la nuance
nous nous sommes alignés sur une langue numérique 
(aveuglement prométhéen) qui inocule des
îlots de bestialité occulte le ciel

Brutalité des chimères nouvelles
qui corrode le corps collectif
la pourriture étreint l’imaginaire des enfants

*

 

Je mastique le nom du père 
sorti de l’histoire au forceps 
j’assiste au viol des consonnes 
qui contiennent le lieu la lignée

Oblitération d’une syntaxe 
s’accordant aux passerelles 
silencieuses nourricières d’imaginaire 
(l’invisible n’a pas son mot à dire)

Élimination de la limite 
ellision du vivant
et la terre entière se dilue 
dans l’arasement de tout relief 
qui fixe le socle
abrite le port

Humains liquides sommes-nous encore humains

notre libre arbitre déclaré illégal
le cavalier de l’apocalypse nous tient par la menotte 
allons allons où faiblit
la lumière oblique d’une parole possible

*

Lentement
se défait la rosace des jours
depuis longtemps son cœur a noirci 
consumé au bûcher des idéologies

Ivresse
d’un pouvoir 
tentaculaire qui 
occulte tout salut

Alors qui me connaîtra 
prendra soin de moi 
me consolera

*

Avons-nous vu quelque présage
un croissant de soleil
un ballon dans l’azur (ainsi se renvoient-ils 
la balle) les arbres craquent
le ciel s’est écarté la lumière s’éteint
dans la létale fusion des espaces
des espèces Babel Babel

et tes promesses Avant que tu n’exécutes 
notre libre arbitre
donnons-nous le baiser de l’adieu

*

Laisserons-nous dérober
la cartographie de notre for intérieur 
ordonner l’usufruit de nos vies
un sourd entêtement nous maintient 
en quelques arpents de parole libre 
L’œil du cyclope est sans paupière
il ne s’éteint jamais2

Quelle montagne nous faudra-t-il gravir 
pour désencombrer l’ouïe
déloger les visions colonisatrices 
qu’exacerbent des forêts de fibres

Une main despotique nous déroute 
de la caravane des anges

*

Une bruine sourde
efface la trace de ce qui fut nos lèvres
se souviendront-elles de ce qu’elles nommaient
naguère

Saurons-nous encore énucléer
le vide désaturer le corps
des mots rendre grâce aux corps de pierre 
vivifier nos corps de chair
cueillir les étoiles
et tresser nos harmonies

Notes

  1. Réginald Gaillard
  2. Christian Bobin

Présentation de l’auteur

Anne-Lise Blanchard

Anne-Lise Blanchard : Danseuse, chorégraphe, puis thérapeute. Longtemps collaboratrice de plusieurs revues de création littéraire et artistique dont Verso, Lieux d’Etre, Diérèse, présente en revues et anthologies. Plusieurs de ses poèmes sont traduits en italien, anglais, espagnol. Organise le Printemps poétique de Saint-Geoire-en-Valdaine, au pied de la Chartreuse dont elle aime à parcourir cingles et sommets ; membre du Prix Étiophile de littérature africaine et des Caraïbes (pour se décentrer, à défaut de se rendre dans ces contrées) ; poète invité à la 26 e édition du festival de poésie de Sète « Voix vives de la méditerranée ». Plusieurs revues lui ont dédié un dossier : Diérèse n°45, été 2009 ; Diptyque #3, Entre-Deux, 2013 ; Poésie / première n°74, La poésie est danse, entretien avec Jacqueline Persini, septembre 2019 ; Traversées n°101, été 2022.

Dernières publications : Une odeur d’enfance, poésie jeunesse, Voix Tissées (2023) ; Soliloque pour ELLES, Transignum (2023) ; L’Horizon patient, Ad Solem (2022) ; Le Ravissement de la marche, haïkus, Atelier du Grand Tétras (2021) ; Épitomé du mort et du vif, Jacques André éd. (2019) ; Les jours suffisent à son émerveillement, Unicité (2018) ; Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux, Ad Solem (2017). https://anne-lise-blanchard.com/

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Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient

 La poésie d’Anne-Lise Blanchard est celle de la retenue, du bref qui « fait sens ». L’intérêt qu’elle peut porter à l’épure de la poésie japonaise - version haïku - n’est pas étranger à cette [...]




Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient

 La poésie d’Anne-Lise Blanchard est celle de la retenue, du bref qui « fait sens ». L’intérêt qu’elle peut porter à l’épure de la poésie japonaise - version haïku - n’est pas étranger à cette manière qu’elle a d’envisager l’écriture poétique. « Le poète possède l’art d’exhiber le rien ou le presque rien, de l’enluminer », estimait François Cassingena-Trévedy dans sa Poétique de la théologie (Ad Solem, 2011).  Le nouveau recueil d’Anne-Lise Blanchard en est une vibrante illustration.

Nous voici donc avec L’horizon patient au cœur d’une méditation « pointilliste » sur notre présence au monde. Ce monde est celui d’une forme de chaos (« Le chaos reste patient », écrivait la poétesse bretonne Eve Lerner dans un récent recueil publié chez Diabase). « Je me tiens/ à la lisière/du vide qui gagne/en sourdine/déposant son chaos/au cœur du dénuement », écrit pour sa part Anne-Lise Blanchard. Plus loin, elle affine son diagnostic : « D’écrans en boîtes vocales le monde/se mutique s’opacifie/la peau se sciure/la langue s’épaissit et dehors/l’horizon/s’amenuise ». Alors le poète « implore le silence et implore la lumière ». Mais ne s’arrête pas là.

Faire face, c’est mettre tout le corps en mouvement. « Marcher/sauter/nager courir ». Sur ce terrain-là, Anne-Lise Blanchard nous a déjà menés très loin. Retour du Moyen-Orient, elle a livré Le soleil s’est réfugié dans les cailloux  (Ad Solem, 2017). Aujourd’hui, « la foulée caracolante » et « la hanche bougonnante », elle arpente des « lieux » et des « voix ». Elle le fait à Brangues (pour parler de Claudel), à la Côte Saint-André (pour parler de Berlioz), à Chartres (pour parler de Péguy). 

L’horizon patient, Anne-Lise Blanchard, préface de Colette Nys-Mazure, Ad Solem, 2022, 107 pages, 17 euros.

La voici aussi à Hautecombe, à Sainte-Baume, à Collioure, à Carcassonne, à Lisbonne, au bord du lac de Lugano où « l’hôtel Azalée/ prête au/lac sa couleur indigo », à la Grande Chartreuse où elle découvre « les mains jointes des gisants et des vivants ».

S’émerveiller, chercher « le mot qui libérera le souffle/d’une nouvelle naissance ». Anne-Lise Blanchard poursuit sa quête dans la montagne car « ici le souffle circule en liberté ». La voici au col d’Arrimoulit, à la pointe des Arlicots, au pic Muga… lieux de « solitude/ souveraine dans l’heure pure ».

Exercices de contemplation qu’elle peut aussi bien mener en montagne qu’au cœur de la ville,  comme elle le raconte dans Le ravissement de la marche (Atelier du grand Tétras, 2021). « La trace devient méditation/un geste déplie l’horizon », note-elle au port du Marcadeau. Il lui arrive même d’épouser parfois la « sérénité » de ses « sœurs ruminantes » rencontrées en chemin, de retrouver dans la joie « le vieux tilleul » ou « les bourgs antiques ». car elle tient aussi la plume « pour dire ce qui/n’est déjà plus ». Pourtant, pas de nostalgie, pas de passéisme. Non, se projeter vers un nouvel horizon. Avec patience.

Présentation de l’auteur

Anne-Lise Blanchard

Anne-Lise Blanchard : Danseuse, chorégraphe, puis thérapeute. Longtemps collaboratrice de plusieurs revues de création littéraire et artistique dont Verso, Lieux d’Etre, Diérèse, présente en revues et anthologies. Plusieurs de ses poèmes sont traduits en italien, anglais, espagnol. Organise le Printemps poétique de Saint-Geoire-en-Valdaine, au pied de la Chartreuse dont elle aime à parcourir cingles et sommets ; membre du Prix Étiophile de littérature africaine et des Caraïbes (pour se décentrer, à défaut de se rendre dans ces contrées) ; poète invité à la 26 e édition du festival de poésie de Sète « Voix vives de la méditerranée ». Plusieurs revues lui ont dédié un dossier : Diérèse n°45, été 2009 ; Diptyque #3, Entre-Deux, 2013 ; Poésie / première n°74, La poésie est danse, entretien avec Jacqueline Persini, septembre 2019 ; Traversées n°101, été 2022.

Dernières publications : Une odeur d’enfance, poésie jeunesse, Voix Tissées (2023) ; Soliloque pour ELLES, Transignum (2023) ; L’Horizon patient, Ad Solem (2022) ; Le Ravissement de la marche, haïkus, Atelier du Grand Tétras (2021) ; Épitomé du mort et du vif, Jacques André éd. (2019) ; Les jours suffisent à son émerveillement, Unicité (2018) ; Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux, Ad Solem (2017). https://anne-lise-blanchard.com/

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Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient, extraits

 

La campagne bruit

d’abondance

les verts s’ébrouent 

cadeau de saison

les pierres se ré-

-veillent          (on le voudrait)

d’un sommeil enchanteur

 

Quelle lumière

ouvrira les portes

interrogera les murs

confiant au geai   

ou à la mésange

leur histoire

de longue mémoire ?

 

 

 

*

Le sentier déroule la pensée

qu’exhausse une cime nue 

la trace devient méditation 

ton geste déplie un horizon

que multiplie l’espace forgé

dans les étoiles           un chant grandit

 

 

 

*

Tandis que le pied module

son phrasé l’éclat du ciel

te perfore à l’intérieur

qui sculpte l’immense sourire 

de la joie ou de l’accord

 

 

*

Le geste silencieux d’écrire

enchâsse-le dans l’humilité

de la fougère 

l’ardeur de la centaurée 

l’éclat de rire du rhododendron

 

Entends la saveur du royaume

enchante la flèche

de ton langage dans l’explosion

de la nuit l’effervescence

des grands arbres et ce feu doux

qui t’irradie

 

 

*

Le jour pousse la fenêtre 

m’accordant la grâce

de sa splendeur et demain 

me visitera

singulier aussi 

un autre jour qui suppliera   

plus de présence entre la mésange

du matin et la résonance de la nuit

 

 

*

Derrière la vitre jacinthes

tulipes jasmins roses s’exposent

en une partition-vitrail

que font vibrer les heures qui sonnent

l’endormissement du village

 

Attente attelée à leur exubérance

et le jour qui monte couleur

groseille palpite de tendresse

 

Présentation de l’auteur

Anne-Lise Blanchard

Anne-Lise Blanchard : Danseuse, chorégraphe, puis thérapeute. Longtemps collaboratrice de plusieurs revues de création littéraire et artistique dont Verso, Lieux d’Etre, Diérèse, présente en revues et anthologies. Plusieurs de ses poèmes sont traduits en italien, anglais, espagnol. Organise le Printemps poétique de Saint-Geoire-en-Valdaine, au pied de la Chartreuse dont elle aime à parcourir cingles et sommets ; membre du Prix Étiophile de littérature africaine et des Caraïbes (pour se décentrer, à défaut de se rendre dans ces contrées) ; poète invité à la 26 e édition du festival de poésie de Sète « Voix vives de la méditerranée ». Plusieurs revues lui ont dédié un dossier : Diérèse n°45, été 2009 ; Diptyque #3, Entre-Deux, 2013 ; Poésie / première n°74, La poésie est danse, entretien avec Jacqueline Persini, septembre 2019 ; Traversées n°101, été 2022.

Dernières publications : Une odeur d’enfance, poésie jeunesse, Voix Tissées (2023) ; Soliloque pour ELLES, Transignum (2023) ; L’Horizon patient, Ad Solem (2022) ; Le Ravissement de la marche, haïkus, Atelier du Grand Tétras (2021) ; Épitomé du mort et du vif, Jacques André éd. (2019) ; Les jours suffisent à son émerveillement, Unicité (2018) ; Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux, Ad Solem (2017). https://anne-lise-blanchard.com/

Autres lectures

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L'écriture n'est ni féminine, ni masculine. Le travail d'écrire, avec la matière du langage, puise à l'universel, par-delà les genres, ce que démontrent ces lectures des derniers recueils d'Elodia Turki, Anne-Lise Blanchard et [...]

Anne-Lise Blanchard, épitomé du mort et du vif

Comme « abrégé d’un ouvrage antique », selon la définition du Petit Robert, « épitomé » s’applique sans doute à cette étude sensible des traces du vivant et du disparu, selon un regard qui puisse énoncer ces [...]

Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient

 La poésie d’Anne-Lise Blanchard est celle de la retenue, du bref qui « fait sens ». L’intérêt qu’elle peut porter à l’épure de la poésie japonaise - version haïku - n’est pas étranger à cette [...]




Anne-Lise Blanchard, épitomé du mort et du vif

Comme « abrégé d’un ouvrage antique », selon la définition du Petit Robert, « épitomé » s’applique sans doute à cette étude sensible des traces du vivant et du disparu, selon un regard qui puisse énoncer ces relations intimes avec le temps auquel nul ne peut déroger, selon une écriture très elliptique qui force à la densité quand elle énumère ce que la nature éveille et rétrécit et fait vieillir.

Le corps vieillissant, la traque de la moindre ride nous conduisent inexorablement de l’autre côté du vif, encore faut-il ne pas négliger ces cheminements entre « glaise » et l’air qui nous convainc d’être bien vivant.

Cette poésie, étrange par la scansion, les dérapages, les boucles, la ponctuation, interroge l’antérieur de nos vies, ces « gloires » anciennes, ces beautés qui ne sont plus :

 

La nuit vient en dormant

pour s’emparer

de nos lointains enfouis (p.41)

 

 

Anne-Lise Blan­chard, Epi­tomé du mort et du vif, Jacques André Edi­teur, coll. Poé­sie XXI, Lyon, 2019, 66 p. — 12,00 €.

Ailleurs, c’est pour constater « le saignement/du ciel » ou une « saison qui s’affaisse », sinon parfois « débusquer le rire/ d’un enfant » allège le vivre. La vie, souvent, a de ces « hoquets » ; le cheminement donne à « la langue » ses nœuds, et il faut persévérer coûte que coûte.

Le ton, celui de la noble désespérance, dans le sillage hardi de Michaux (un fragment de « Poteaux d’angle ») ou de Bernard Noël, fait jaillir du cœur, du corps ces accents de vérité nue, quand tout « séquestre », obscur, tourmentant « la naine, trop naine », allégorie de la poète en son récif perdu au milieu des questions sans réponse.

Aux poèmes en vers libre de la première section succèdent des proses que le titre « Glaise » insinue au ras du sol, dans le cheminement anxieux, paralysant d’une « lente progression » intime, existentielle, qui impose, non seulement le silence, mais la précipitation de tout mot, qui serait inutile.

Une poésie, pas toujours aisée à suivre, parce que féconde, riche, complexe : est-il facile de suivre les modulations d’une âme qui, âpre et sûre, énonce sa vérité fluctuante, mise en doute aussitôt que posée ?

Juste fermer les yeux pour contempler les filaments de vieillesse se mettre en place. (p.59)

Le constat est terrible.

Présentation de l’auteur

Anne-Lise Blanchard

Anne-Lise Blanchard : Danseuse, chorégraphe, puis thérapeute. Longtemps collaboratrice de plusieurs revues de création littéraire et artistique dont Verso, Lieux d’Etre, Diérèse, présente en revues et anthologies. Plusieurs de ses poèmes sont traduits en italien, anglais, espagnol. Organise le Printemps poétique de Saint-Geoire-en-Valdaine, au pied de la Chartreuse dont elle aime à parcourir cingles et sommets ; membre du Prix Étiophile de littérature africaine et des Caraïbes (pour se décentrer, à défaut de se rendre dans ces contrées) ; poète invité à la 26 e édition du festival de poésie de Sète « Voix vives de la méditerranée ». Plusieurs revues lui ont dédié un dossier : Diérèse n°45, été 2009 ; Diptyque #3, Entre-Deux, 2013 ; Poésie / première n°74, La poésie est danse, entretien avec Jacqueline Persini, septembre 2019 ; Traversées n°101, été 2022.

Dernières publications : Une odeur d’enfance, poésie jeunesse, Voix Tissées (2023) ; Soliloque pour ELLES, Transignum (2023) ; L’Horizon patient, Ad Solem (2022) ; Le Ravissement de la marche, haïkus, Atelier du Grand Tétras (2021) ; Épitomé du mort et du vif, Jacques André éd. (2019) ; Les jours suffisent à son émerveillement, Unicité (2018) ; Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux, Ad Solem (2017). https://anne-lise-blanchard.com/

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Anne-Lise Blanchard, épitomé du mort et du vif

Comme « abrégé d’un ouvrage antique », selon la définition du Petit Robert, « épitomé » s’applique sans doute à cette étude sensible des traces du vivant et du disparu, selon un regard qui puisse énoncer ces [...]

Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient

 La poésie d’Anne-Lise Blanchard est celle de la retenue, du bref qui « fait sens ». L’intérêt qu’elle peut porter à l’épure de la poésie japonaise - version haïku - n’est pas étranger à cette [...]




Trois écritures de femmes

L'écriture n'est ni féminine, ni masculine. Le travail d'écrire, avec la matière du langage, puise à l'universel, par-delà les genres, ce que démontrent ces lectures des derniers recueils d'Elodia Turki, Anne-Lise Blanchard et Isabelle Groult

Elodia TURKI : « L’Infini Désir de l’ombre ».

 

           

On connaît ( ? ) le roman de Georges Pérec, La Disparition. Cet ouvrage est un lipogramme, il ne compte pas une seule fois la lettre e. Élodia Turki offre à la curiosité du lecteur un recueil composé de poèmes lipogrammes : la lettre a en est absente. Que signifie cette non présence voulue délibérément ? Sans doute cette question est-elle malvenue puisque Élodia Turki affirme en quatrième de couverture : « Une centaine de poèmes lipogrammes, comme des gués sur le chemin étrange que je découvre avec eux, avec vous, et qui ne mène nulle part ailleurs que le chemin lui-même qui, comme le dit Antonio Machado, n’existe pas : il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en cheminant »

Tout langage écrit est lipogrammatique puisqu’il n’utilise qu’un nombre fini de lettres et exclut les autres alphabets… Il serait donc vain de chercher à élucider de quoi la lettre a est le symbole. Et sans doute est-il plus utile de voir ce que ces poèmes disent en dehors du jeu gratuit auquel semble s’être livrée Élodia Turki dans sa jeunesse. Car elle continuera d’écrire de tels poèmes. Voilà pour la genèse du recueil.

 Notons que le poème est court, la plupart du temps. Élodia Turki donne l’impression de décrire ses relations avec un tu jamais identifié. S’agit-il de la description de l’amour, de la passion ? Notons aussi le goût de l’image : « Et j’invente pour nous une très lente nuit / tissée de peurs et d’innocence / qui nous dépose sur les grèves du temps / ensoleillés de lunes » (p 8). Est-ce le stupéfiant image dont parlait le surréalisme ? Élodia Turki ausculte son corps car elle est sensible à ses changements. Cela ne va pas sans obscurités que soulignent ces mots : « entourés d’ombres longues » (p 11). Elle a le goût des mots rares comme ouroboros sans qu’elle n’éclaircisse le sens de ce terme mais sa forme la plus courante est celle d’un serpent qui se mord la queue, le plus souvent. Ce vers « Et voici le poème d’où surgit le poète ! » n’est-il pas éclairant (p 16) ? Élodia Turki souligne qu’elle ne facilite pas la lecture de ses poèmes : « Je signe enfin de cette encre furtive / quelque chose de moi qui se rebiffe // L’irréversible plonge ses griffes d’ombres / fige notre désir pour toujours différent » (p 21).

 

Élodia Turki, L’Infini Désir de l’ombre, Librairie-Galerie Racine (Collection Les Homme sans Épaules), 68 pages, 17 euros. (L-G Racine ; 23 Rue Racine. 75006 Paris).

 

 Et puis, il y a cette soif inextinguible d’écrire : « Terrible est le silence » (p 25). Et puis, il y a cette attirance de l’ombre… Etc !

 Élodia Turki dit haut et fort sa féminité et la passion amoureuse. Et si ce recueil n’était qu’un éloge de la gratuité du jeu poétique ? Mais je ne peux m’empêcher de penser que la lettre a est l’initiale du mot amour : Élodia Turki n’écrit-elle pas « Première lettre et premier leurre » (p 41)

Anne-Lise BLANCHARD : « Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux ».

 

 Que les choses soient claires : je ne partage pas la foi chrétienne d’Anne-Lise Blanchard (je suis athée résolument, définitivement), je ne suis jamais allé en Syrie ou en Irak, je ne fais pas partie de SOS Chrétiens d’Orient. Et je ne prends pas pour argent comptant ce que dit ici la télévision. Mais j’ai lu attentivement son recueil de poèmes et j’en ai été bouleversé, si le besoin s’en était fait sentir. Jusqu’à faire mien ce mot de Voltaire:

Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? 

 

Mais voilà, Anne-Lise Blanchard est allée en Syrie et elle a vu les maisons des quartiers chrétiens incendiées, le sang couler, la cruauté des djihadistes, les bombes et les obus tomber du ciel… Et elle écrit une poésie qui dénonce le sort fait aux populations civiles, sans effets de style inutiles : elle a su trouver le ton juste pour exprimer l’absence de liberté : la juxtaposition de citations et des vers est bienvenue. Les propos rapportés (« Dommage que Daesh ne vous ait pas tous exterminés » p. 34) sonnent comme un tocsin ; cela compense la présence d’anges, de pape et de Christ. Mais on ne peut décemment pas demander à Anne-Lise Blanchard de faire silence ! Cepandant, je préfére les poèmes sobres qui disent l’indicible…

« Nous, chrétiens, avons toujours réussi à vivre avec tout le monde, nous voulons simplement être sûrs que ceux avec qui nous vivons acceptent également notre présence » : belle exigence en même temps que belle leçon de tolérance, la paix est à ce prix. N’est-ce qu’un vœu pieux ? La paix nécessaire suppose la condamnation sans exclusives du colonialisme, l’éradication du fanatisme religieux ou ethnique, des compromissions politiques, la fin du militarisme… Cela fait beaucoup pour que l’aspiration à la mort pour être enfin tranquilles connaisse une fin. Mais restent les poèmes… Et la vie !

 

Anne-Lise Blanchard,  Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux, Éditions Ad Solem, 112 pages, 16,90 euros. En librairie.

Isabelle GROUT : « Pour déchirer la page » .

 

 « Pour déchirer la page » est le premier recueil publié d’Isabelle Grout. J’apprends par son éditeur qu’elle a perdu son père d’une leucémie foudroyante lorsqu’elle avait cinq mois et que « son recueil est une réflexion sur le manque, l’absence ». Dans sa préface, François David écrit que « déchirer la page, déjà froissée » est impossible. Sauf que le peintre Kijno a fait du froissage la raison d’être de son exploration de l’art.

Mais voilà, Isabelle Grout dit parfaitement le manque de père, manque grâce auquel elle devient poète. Et puis, un recueil qui porte en exergue quatre vers de Léo Ferré ne saurait être mauvais, raison de plus pour que j’en rende compte…

Vers brefs (réduits parfois à un mot ou deux), vers plus longs, prose, justification par le milieu, justification à gauche : tout se passe comme si Isabelle Grout entendait se saisir de toutes les ressources poétiques pour mieux traquer cette douleur, cette absence… Personnellement, je préfère les vers longs comme « Tout s’achève là et recommence dans l’enfer d’une / éternité qui pleure la mort du soleil  »  (p 13). M’a particulièrement plu le poème de la page 39 : le décompte du temps qui passe se termine par ces deux vers : « Reste la douleur / plantée au cœur ». Par contre, les jeux de mots comme « en / saigne / hante » me laissent froid…

         « On ne guérit pas des blessures d’enfance » affirme (p 66) Isabelle Grout. La poésie le pourrait-elle ? En tout cas, j’attends avec confiance son prochain recueil de poèmes…

 

 

Illustration : collage  © Ghislaine Lejard

Isabelle Grout , Pour déchirer la page , La Feuille de thé éditeur, préface de François David, 80 pages, 20 euros.

 




Anne-Lise Blanchard, Le soleil s’est réfugié dans les cailloux

Anne-Lise Blanchard : une poésie « engagée »

Mettre des mots sur les maux. Les chaos du monde contemporain mobilisent aujourd’hui des poètes. Une forme de poésie engagée refait surface ici et là.

Dans Bleu naufrage, élégie de Lampedusa (éditions La Sirène étoilée) le Rennais Denis Heudré  a ainsi voulu rendre toute leur dignité aux migrants disparus en mer, faire part de sa propre émotion devant les drames actuels en Méditerranée (« La mer, même pas en deuil/arbore son bleu des beaux jours ») et aussi dénoncer l’impuissance ou l’indifférence du monde occidental. Cette forme d’engagement on la trouvait aussi chez Yvon Le Men après les terribles catastrophes subies par l’île d’Haïti (Sous le plafond des phrases, éditions Bruno Doucey, 2013).

Les guerres cruelles qui sévissent aux quatre coins de la planète suscitent aussi le sursaut. A commencer par la  guerre en Syrie qui amène Anne-Lise Blanchard à prendre fait et cause pour les chrétiens d’Orient. Elle le fait à la suite de déplacements sur place dans le cadre d’une organisation humanitaire oeuvrant précisément pour ces chrétiens persécutés. En août 2014, elle découvre ainsi  les villes fantômes de Gousaye , Homs et Maaloula. « Cette dernière, rappele-t-elle, est une bourgade syrienne connue du monde entier parce qu’on y parle encore la langue du Christ, l’araméen ».

 

Anne-Lise BLANCHARD, Le soleil s’est réfugié dans les cailloux, Ad Solem, 105 pages, 16,90 euros.

Anne-Lise BLANCHARD, Le soleil s’est réfugié dans les cailloux, Ad Solem, 105 pages, 16,90 euros.

Dans son livre, des phrases en italique sont placées en regard des poèmes. Elles émanent de témoignages recueillis sur place, en Syrie, au Liban ou au Kurdistan irakien, se faisant à la fois l’écho des déclarations guerrières des milices islamistes (à commencer par Al Nosra, la branche syrienne d’Al Qaïda) et de la volonté des chrétiens de pouvoir revivre un jour sur la terre de leurs ancêtres. « Ce sang répandu, il me fallait en rendre compte, comme de la dignité et de la spiritualité vivante », explique le poète.

Les poèmes d’Anne-Lise Blanchard sont lapidaires, épurés, comme si la guerre entraînait aussi les mots à trancher dans le vif. « Sous les gravats/un dessin d’enfant/page froissée/d’une frêle vie/dont les murs/ne recueillent plus/les rires ». Pour Cristina, 3 ans, arrachée des bras de sa mère par les djihadistes, elle écrit cette berceuse : « Le jour s’est fait nuit/nuit de longue prière/chante mes entrailles/sans commencement sans fin/berçant l’abîme/de ton petit corps/Cristina mon bébé/fleur oiseau/l’impossible trace/qui se dérobe/dans l’innommé ».

Le sort des enfants, de bout en bout, bouleverse le poète. « Sans fracas les enfants d’Alep/se faufilent entre les brûlures/venues du ciel ». Anne-Lise Blanchard cite Nelly Sachs et Anna Akhmatova. Elle se met dans leurs pas pour témoigner de l’horreur et tenter de soulever les consciences. Livre coup de poing. Mais où pointe, malgré tout, l’espérance. « Le rebond/ d’un ballon/à Qafrun/et c’est l’été recommencé ».