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Lucien Wasselin, Saint Didier, et autres poèmes

Un ensemble publié en 2014.

Richard
ces fameux problèmes d'hommes
ils sont venus s'ajouter
à ceux de fin du mois

quel est le plus dur
de la mélancolie ou du manque
même aux heures les plus pâles de la nuit
je n'ai jamais su

et le temps venu
on se dit qu'on a raté sa vie
qu'on n'a pas su lutter
qu'on a seulement cassé son âme

à regarder aujourd'hui les morceaux
dans le caniveau
les camarades sont devenus rares

les rêves sont intacts
on se révolte encore
on refuse de s'allonger sur la pierre
et d'offrir sa gorge au couteau
demain s'éloigne toujours
et nous le poursuivons

Richard
ces fameux problèmes d'hommes
ils sont venus s'ajouter
à ceux de fin du mois

quel est le plus dur
de la mélancolie ou du manque
même aux heures les plus pâles de la nuit
je n'ai jamais su

et le temps venu
on se dit qu'on a raté sa vie
qu'on n'a pas su lutter
qu'on a seulement cassé son âme

à regarder aujourd'hui les morceaux
dans le caniveau
les camarades sont devenus rares

les rêves sont intacts
on se révolte encore
on refuse de s'allonger sur la pierre
et d'offrir sa gorge au couteau
demain s'éloigne toujours
et nous le poursuivons

La fiancée du pirate
le chant qui s'élève
est une voix qui troue l'espace
et le fait trembler

je me souviens de Chant public
devant deux chaises électriques
c'était début soixante-six
Pia Colombo jouait Union maid
le souvenir me déchire encore
comme un écho de Woody Guthrie
elle chantait deux chansons
que le théâtre était beau
j'ai toujours le livre de Gatti
dédicacé de deux têtes de chats
et c'est la même nuit
de sueur et d 'agonie

puis ce fut
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
et ensuite
le récital Bertolt Brecht et Kurt Weil
j'écoute encore le disque
je n'ai jamais vu
Il faut rêver dit Lénine
mais je rêve toujours
aujourd'hui que la nuit
de sueur et d'agonie
semble recouvrir le monde

pas de nostalgie
mais la rage et la hargne
d'encor durer sans me renier
I'm sticking to the union 'til the day I die
la nuit de sueur et d'agonie
se déchire
Public song before two electric chair
fut joué à Los Angeles
pour commencer le millénaire
sans Pia Colombo

et le passé revient au jour
à l'ordre du jour

mais un soir il y aura des cris dans le port
et on dira : Que sont ces cris-là ?

5 mai 1981 Bobby Sands

gloire dans les siècles des siècles
et dans une journée de sa vie
à Bobby Sands mort de faim
dans la geôle de Long Kesh
par la cruauté du fossile
symboliquement deux fois décapité
qui régnait alors à downing street
et qui finit par perdre la tête
 

Présentation de l’auteur

Iris Cushing

Iris Marble Cushing was born in Tarzana, CA in 1983. She has received grants and awards for her work from the National Endowment for the Arts and The Frederick and Frances Sommer Foundation, as well as a writing residency at Grand Canyon National Park in Arizona. Her poems have been published in the Boston Review, La Fovea, No, Dear, and other places. A collaboration with photographer George Woodman, How a Picture Grows a World, was translated into Italian and was the subject of an exhibition at Galeria Alessandro Bagnai in Florence, Italy. Iris lives in Brooklyn, where she works as an editor for Argos Books and for Circumference: A journal of poetry in translation.  

Iris Cushing

Poèmes choisis

Autres lectures




Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante

Auteur de fragments, amateur de petits pays et de lichens sobres, spécialiste reconnu d’Aragon, collectionneur de mots et de chemins, Lucien Wasselin est fidèle à son nord natal, à ses premières lectures, à Carvin (Pas-de-Calais) et à la Tribune du Mineur (puis La tribune de la région minière) où il tenait une rubrique régulière. Son dernier recueil, Lieux, villégiatures, souvenirs & autres instantanés(oui, il travaille aussi avec des photographes), édité loin de là à Châteauroux-les-Alpes ce2019 par Gros Textes (80 p.), rassemble des proses poétiques, des souvenirs presque toujours in memoriam, des carnets de voyage et une suite de courts poèmes dédiés à la figure mythologique d’Icare fils de Dédale ; comme son titre (long) l’indique assez précisément.

Ce court livre – ou bref recueil – a pu être en quelque sorte complété par les textes publiés récemment sur ce même site (n° 193, mars2019) et intitulés du reste et d’autres poèmes.  

Chez l’Alighieri (oui, auteur – vous l’aurez remarqué – de nouveau à la mode), Icare devient, avec Phaéton, un emblème de témérité juvénile punie, que Dante (le personnage de 35 ans) garde bien toujours en tête au cours de son périlleux voyage d’outre-tombe (et « le malheureux Icare sentit/sur lui fondre la cire et tomber ses plumes,/son père lui criant : “Tu vas à mal !”, » – Enfer xvii, vers109-11). Chez Wasselin, cette figure se confond peut-être avec celle d’Ésaque se jetant de désespoir dans la mer et sauvé enfin par la grande Téthys qui le transforma en oiseau aquatique (le plongeon) ; mais elle n’en est pas moins efficace : « seul aujourd’hui/l’oiseau qui tombe/tête vers le bas/évoque ton souvenir » ; ou encore : « la roue du destin te broie/Icare dans les ronces/bec sur la terre trop dure » (p.68-69). Où notre effroi écologique rejoint par delà les temps la compassion pour qui risque de se noyer, semble condamné à un tel destin.  

Lieux, villégiatures, souvenirs & autres instantanés, Lucien Wasselin, éditions Gros textes, 2018, 82 pages, 6€.

Ce qui nous touche ici, comme chez Baudelaire déjà évoquant « le vieux Paris », c’est avant toute conviction la mémoire inscrite dans notre cosmoset notre logos familiers : « Le paysage est un palimpseste. Je n’ai pas retrouvé l’estaminet Busset-Lamant. […] Le mot estaminet existe-t-il encore ? Se souvient-on de ce que fut un estaminet ? » (p.11). Oui, nous sommes faits de terre, de mots, et d’êtres qui nous ont entourés, qui nous prennent à témoins :

Habitation. la maison à la sortie du village, sur la route qui mène au bourg, la vieille qui l’habitait s’en est allée discrètement. personne ne nous a mis au courant. qui d’ailleurs l’aurait fait ?

– ici, l’absence de verbe principal ausculte au plus près – et exprime sans pathos – le pur surgissement de l’émotion, sans laquelle, croyons-nous, pas de poésie. Et, pour l’ami Pierre Garnier : « que peut le poème qui n’est ni un anti-anémique, ni un anti-septique, ni un anti-inflammatoire comme l’est rheum officinale [la rhubarbe chinoise] ? » (p.57). Que peut la poésie « en temps de détresse » ?

Même Icare peut nous dire quelque chose « au pays de la marchandise », où « chacun rampe/les mains dans les poches » (p.74). Lucien Wasselin semble prendre à son compte le temps présent vite oublieux, et une mémoire historique à la Perec, qui le dépasse infiniment. Exemple, ce lieu insistant, du côté de Carvin et de la Deûle :

             Une meute court dans la mémoire. Je la retrouve ruelle des petits chiens. Je presse
le pas et je me souviens que Cyprien Quinet mourut au camp de Hersbruck, mis en pièces
par les chiens des SS. (p. 10)    

Par où nous basculons sans solution de continuité vers les inédits récents déjà nommés, parus ici même : à l’opposé des non-lieux qui désormais nous dépaysent partout. Je leur laisse le soin de ne pas conclure, puisqu’aussi bien, s’il est permis, l’écriture de Wasselin donne souvent l’impression d’être en attente, sur le point de délivrer une parole autre, par pudeur retenue, impuissante, ou en cours de cheminement obstinée et oublieuse, comme notre mémoire…

 

sainte prisca

18 janvier 1943 Émilienne Mopty

elle fut à la tête des manifestantes
dans les Indes Noires en 1941
lors des grèves de mineurs

trahie et arrêtée par la gestapo
elle fut décapitée à Cologne par les nazis

fait-on des vers
avec l’horreur
soixante-dix ans après

si ce n’est pour conjurer l’oubli

(voir : https://www.recoursaupoeme.fr/lucien-wasselin-2/ )

 

Présentation de l’auteur

Lucien Wasselin

Il a publié une vingtaine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d'artistes ou à tirage limité. Présent dans plusieurs anthologies, il a été traduit en allemand et collabore régulièrement à plusieurs périodiques. Il est membre du comité de rédaction de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, Faîtes Entrer L'Infini, dans laquelle il a publié plusieurs articles et études consacrés à Aragon.

A signaler son livre écrit en collaboration avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 articles retrouvés d'Aragon), au Temps des Cerises en 2007.
Il est aussi l'auteur d'un Atelier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.

Lucien Wasselin

Autres lectures

Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante

Auteur de fragments, amateur de petits pays et de lichens sobres, spécialiste reconnu d’Aragon, collectionneur de mots et de chemins, Lucien Wasselin est fidèle à son nord natal, à ses premières lectures, à [...]




Lucien Wasselin, et autres poèmes

 

saint rémi

 

15 janvier 1919 Rosa Luxemburg

sur ordre de Gustav Noske
social-démocrate bon teint
la répression éradique Spartakus

Rosa fut frappée à coups de crosse
abattue d'une balle dans la tête
et jetée dans le Landwehrkanal

le poème ne dit pas le bruit
des coups de crosse ni du révolver
ni du corps jeté dans l'eau

 

sainte prisca

 

18 janvier 1943 Emilienne Mopty

elle fut à la tête des manifestantes 
dans les Indes Noires en 1941
lors des grèves de mineurs

trahie et arrêtée par la gestapo
elle fut décapitée à Cologne par les nazis

fait-on des vers 
avec l'horreur
soixante-dix ans après

si ce n'est pour conjurer l'oubli

 

sainte sandrine

 

2 avril 1943 Jules Boussingault

assassiné par un kapo 
lors d'un appel au camp de mauthausen
à coups de manche de pelle 
il éclabousse son voisin
de fragments de cervelle

légende ou réalité
je ne sais

 

 

sainte alida

 

26 avril 1937 Guernica

la bataille continue de nos jours
comme elle continua après 1937

à otto abetz regardant une photo
du tableau de Picasso
et lui demandant "c'est vous qui avez fait cela"
le peintre aurait répondu "non c'est vous"

aujourd'hui encore les chiffres
sont revus à la baisse
on est passé de 1654 morts à
300 voire à 100

il n'y aura bientôt plus
que des survivants

reste que franco la muerte s'est lavé les mains
dans le sang des habitants de Guernica

reste que Picasso a peint
le tableau le plus célèbre du monde
pour dire son horreur et sa colère

reste qu'un seul mort
est un mort de trop

souvenirs souvenirs
emportez !

 

saint donatien

 

24 mai 1871 Semaine sanglante

les morts sont coupables
on ne sait jamais qui se cache dans un cercueil
passage Tivoli à Paris
l'armée versaillaise arrose de balles
un corbillard qui mène au cimetière
un habitant du quartier mort dans son lit
les chevaux s'enfuient tirant au diable
le convoi funèbre les fers résonnent
rue d'Amsterdam un croque-mort tombe
il passera de vie à trépas dans la nuit
l'ankou et le kapital ricanent

 

 

été

 

21 juin 1957 Maurice Audin

éternel évadé de la vie
incarnation de l'homme aux semelles de vent

il fut torturé et n'en revint pas

la lumière n'est pas faite
sur l'éternelle disparition

le sera-t-elle un jour
au terme du parcours Maurice Audin

 

saint firmin

 

11 octobre 1914 Jean-Julien Chapelant

quadrature du cercle
et paroles perdues dans le vide

capturé par l'ennemi
il s'évade malgré une blessure à la jambe
et regagne son régiment

accusé de capitulation en rase campagne
il est condamné à mort
fusillé pour l'exemple
attaché à son brancard
dressé contre un pommier

combien faut-il de balles
pour abattre un arbre




Questions

 

pendant longtemps je me suis levé
en me posant ces questions
quel temps fait-il
vais-je pouvoir tondre la pelouse
jardiner réparer le volet
passer de l'huile de teck sur le salon de jardin

pendant longtemps je me suis couché
en me posant ces questions
qu'ai-je fait pour que le monde change
ai-je préparé la venue de la Révolution

entre les deux
j'avais passé le plus clair
de ma vie à satisfaire
mes besoins élémentaires
lu quelques livres
écrit quelques articles
participé à quelques réunions
distribué quelques tracts
défilé parfois

le temps approche
où je ne me poserai plus de questions
 




Pia Colombo

 

La fiancée du pirate
le chant qui s'élève
est une voix qui troue l'espace
et le fait trembler

je me souviens de Chant public
devant deux chaises électriques
c'était début soixante-six
Pia Colombo jouait Union maid
le souvenir me déchire encore
comme un écho de Woody Guthrie
elle chantait deux chansons
que le théâtre était beau
j'ai toujours le livre de Gatti
dédicacé de deux têtes de chats
et c'est la même nuit
de sueur et d 'agonie

puis ce fut
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
et ensuite
le récital Bertolt Brecht et Kurt Weil
j'écoute encore le disque
je n'ai jamais vu
Il faut rêver dit Lénine
mais je rêve toujours
aujourd'hui que la nuit
de sueur et d'agonie
semble recouvrir le monde

pas de nostalgie
mais la rage et la hargne
d'encor durer sans me renier
I'm sticking to the union 'til the day I die
la nuit de sueur et d'agonie
se déchire
Public song before two electric chair
fut joué à Los Angeles
pour commencer le millénaire
sans Pia Colombo

et le passé revient au jour
à l'ordre du jour

mais un soir il y aura des cris dans le port
et on dira : Que sont ces cris-là ?




sainte judith

 

5 mai 1981 Bobby Sands

gloire dans les siècles des siècles
et dans une journée de sa vie
à Bobby Sands mort de faim
dans la geôle de Long Kesh
par la cruauté du fossile
symboliquement deux fois décapité
qui régnait alors à downing street
et qui finit par perdre la tête
 




Léo Ferré

 

Richard
ces fameux problèmes d'hommes
ils sont venus s'ajouter
à ceux de fin du mois

quel est le plus dur
de la mélancolie ou du manque
même aux heures les plus pâles de la nuit
je n'ai jamais su

et le temps venu
on se dit qu'on a raté sa vie
qu'on n'a pas su lutter
qu'on a seulement cassé son âme

à regarder aujourd'hui les morceaux
dans le caniveau
les camarades sont devenus rares

les rêves sont intacts
on se révolte encore
on refuse de s'allonger sur la pierre
et d'offrir sa gorge au couteau
demain s'éloigne toujours
et nous le poursuivons




saint didier

 

23 mai 1871 Semaine sanglante

les morts sont coupables
on ne sait jamais qui se cache dans un cercueil
passage Tivoli à Paris
l'armée versaillaise arrose de balles
un corbillard qui mène au cimetière
un habitant du quartier mort dans son lit
les chevaux s'enfuient tirant au diable
le convoi funèbre les fers résonnent
rue d'Amsterdam un croque-mort tombe
il passera de vie à trépas dans la nuit
l'ankou et le kapital ricanent