Leçon de la Shoah

  Lo tirtsa’h

Hors du feu nos pieds nus
nous ont portés longtemps sur la terre nocturne :
entre les ronces desséchées,
à tra­vers un désert d’étoiles et de pierres
où nos années, une à une, tombèrent,
figues mûres dans les ténèbres.

Et main­tenant comme autrefois
sur cette friche où nous passons
le meurtre seul est à l’honneur :
dans nos jardins, dans nos maisons,
l’écho de la terreur
tou­jours demeure de saison.

Cinquante ans après la Shoah
l’histoire attend sa nou­velle victime :
n’en finirons-nous pas de vivre et d’endurer !
Dans l’enfer de son cœur la soif de torturer
à l’homme sans amour, à l’homme sans torah,
tient lieu de paradis.

Habité par son mau­vais rêve,
au feu glacé de la colère
il ral­lume sa foi.
Chaque bour­reau se fait grand-prêtre de l’abîme ;
et lorsque tout est dit,
pour Caïn notre frère
– l’enfant préféré d’Ève –
le plaisir de tuer reste l’unique Loi.   (p. 17–18)

*

Lorsque j’entends le soir
le con­cer­to pour clar­inette de Mozart,
le temps de la souf­france et de l’ennui s’achève,
soudain je nage dans la lumière dorée de mes quinze ans,
l’ombre de la vieil­lesse un instant se déchire,
nos deux corps flex­i­bles se joignent
dans le tor­rent de nos cheveux emportés par le vent :
c’est le ciel de la ten­dresse que leur plaisir éclaire,
l’angoisse de vivre est dev­enue légère comme l’air   (p. 22)
*

La croisée du désir

À l’heure de ta mort
qui est tou­jours maintenant,
tu désires peut-être
te tourn­er comme l’hélianthe
vers la lumière au petit jour
dans le jardin d’Éden :

mais à bonne dis­tance du soleil,
en te gar­dant toi-même,
sans jamais oubli­er ta pesan­teur natale,
ni l’horizon com­pact de l’univers créé.

Aux fleurs du par­adis tu préfères peut-être
l’effacement de ton exis­tence charnelle,
l’effondrement immé­di­at de ta per­son­ne et du monde
dans la nuit du tré­fonds, le ven­tre originel,

souhai­tant ton retour au néant intérieur,
dans le cœur obscur du soleil, hors de l’heure mortelle.   (p. 33)

*

Plus est long le chemin de ton cœur à la source,
plus le monde créé te tient sous son emprise.
Plus court est le chemin
de ton cœur au soleil,
plus vite meurt en toi
le jardin de la terre.

La blessante clarté du par­adis présent,
c’est elle qui retourne au néant – dans la source.
Il est une autre voix
qui se perd dans le froid
et répond au désir de qui meurt sans désir

pour n’avoir su entendre
l’appel secret du Nom :

« Espère dans le noir
en un dieu qui se tait. »   (p. 35)

*

La noirceur de l’été

Un lent cri de corneilles
m’éveilla dans l’été de ma vingtième année
sur la terre écla­tante de soleil et de blé –
près de moi le verre vide et l’orange entamée.

L’herbe ploy­ait autour, je crus tout juste entendre
un léger bruisse­ment de vent ou de lézard.
La tête me fit mal, pour moi le monde entier
n’était que vive odeur vio­lente de foin

broyé, puis le goût d’elle –
la brûlure du sel sur mes lèvres mor­dues ! (p. 42)

*

En éle­vant les mains pour la néoménie

Ah, reine sans roi ! seule,
com­ment faire jaillir
l’eau vive de la source
refoulée hors du temps
sous les cen­dres opaques de la mon­tagne nocturne,
comme parole d’enfance qui pulse :
branche d’amande amère
exhumée des ténèbres ?

D’abord je suis revenu en pleurant
vers la demeure de la lumière silencieuse,
celle qui vibre nue
dans mon intime obscur.

Je par­le seule­ment lorsque j’ai bu le souffle
à la source noire de la rosée,
son flux de lune est devenu
ma voyelle première,
l’âme du lait tis­sée dans le silence de la lumière.

Der­rière elle se tient,
immense et sans visage,
la nuit future où chante
la pluie verte qui germe

dans mon com­mence­ment.     (p. 11–12)
 

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Serge Meitinger

Serge MEITINGER, né en 1951 en Bre­tagne. L’universitaire. Thèse de 3ème cycle sur le poète de sa ville natale : Tris­tan Cor­bière dans le texte, une lec­ture des Amours jaunes (soutenue à Rennes II en 1978) ; thèse d’État : Une dra­maturgie de l’Idée, esquisse d’une poé­tique mal­lar­méenne (soutenue en Sor­bonne en 1992). En poste à Mada­gas­car (École Nor­male Supérieure de Tana­narive) de 1980 à 1988 ; à l’Université de La Réu­nion depuis 1988, maître de con­férences puis pro­fesseur de langue et lit­téra­ture français­es. Nom­breuses études sur la poésie et la lit­téra­ture français­es et fran­coph­o­nes con­tem­po­raines dans des revues uni­ver­si­taires et des col­lo­ques inter­na­tionaux. Pra­tique volon­tiers une approche d’inspiration phénoménologique. Ouvrage : Stéphane Mal­lar­mé (Hachette Supérieur, Por­traits lit­téraires, 1995) ; direc­tion d’ouvrages : Océan Indi­en, Mada­gas­car – La Réu­nion – Mau­rice, une antholo­gie de fic­tions et de réc­its de voy­age en col­lab­o­ra­tion avec Carpanin Mari­moutou (Omnibus, 1998) ; Hen­ri Maldiney, une phénoménolo­gie à l’impossible (Le cer­cle her­méneu­tique, 2002) ; Jean-Joseph Rabeariv­elo : Œuvres com­plètes, tomes I et II (Édi­tions du CNRS, 2010 et 2012). Pré­pare l’édition en un livre de poche de Chants d’Iarive précédé de Snoboland de Jean-Joseph Rabeariv­elo. L’écrivain et poète. Com­mence par des réc­its qui ont été réu­nis en 2008 dans le vol­ume L’Homme de désir (Le Chas­seur abstrait, Mazères) et vient de pub­li­er, en octo­bre 2013, un sec­ond vol­ume de pros­es chez le même édi­teur, inti­t­ulé Au fil du rasoir. A dis­per­sé de la poésie, des études et des notes sur de nom­breux recueils et poètes dans de mul­ti­ples revues au fil des années : Alif, Le Jour­nal des Poètes, Arpa, Estu­aires, Sources, Europe, Poésie Bre­tagne, Phréa­tique, SUD, Autre SUD, Revue de Belles-Let­tres, Scher­zo, Nu(e), Car­nets de l’exotisme, Solaire, Voix d’eau, Cahiers de Poésie-Ren­con­tres, Cahiers de La Baule, La Riv­ière échap­pée, Cad­mos, La Dérobée… et sur inter­net, depuis moins longtemps, surtout sur les sites À la lit­téra­ture, Les Ren­con­tres de Bellepierre, Œuvres ouvertes, remue.net, La revue des ressources et celui de la RAL,M… Sur la sug­ges­tion de Patrick Cin­tas, a regroupé ses divers ensem­bles poé­tiques en trois vol­umes parus entre 2008 et 2009 : Un puits de haut silence, Les œuvres du guet­teur et Miroir brûlé, miroir des ana­logues aux­quels s’ajoute un recueil d’essais sur la matière poé­tique Bor­no­y­ages du champ poé­tique [qu’à la poésie il ne saurait être ques­tion de can­ton­ner], le tout dans la col­lec­tion Djinns, Le Chas­seur abstrait, édi­teur (Mazères, lien : sergemeitinger.ral‑m.com). A eu les hon­neurs de la petite col­lec­tion « Poésie en voy­age » de La Porte (Laon) en 2000 avec Caïn et Abel, en 2009 avec 18 Grains de Noces et en 2012 avec Ron­deaux de la nais­sance.

            Pré­pare un recueil de réc­its de voy­ages Des jardins écrits sur l’eau, un recueil d’essais Cerveau d’Europe et essaie de men­er à son terme une triple cen­turie poé­tique : La Cen­turie de l’archer, La Cen­turie de la nais­sance, La Cen­turie de fine folie