Jean Onimus, dans son dernier essai posthume et inédit, inter­roge la fonc­tion du poé­tique. Il oppose la poésie à la prose, pour lui par déf­i­ni­tion essen­tielle­ment prosaïque et fonctionnelle :

 Le poé­tique sem­ble donc pro­cur­er une sorte de pléni­tude dans l’in­ten­sité de notre présence au monde, tan­dis que le prosaïque impose une frus­tra­tion, une réduc­tion, néces­saires sans doute, pour l’ac­tion, mais blessantes pour nos con­sciences.  (p.53) 

A la dif­férence de la prose con­ceptuelle conçue comme la recherche d’un savoir, la poésie est essen­tielle­ment ouverte au ques­tion­nement et surtout à l’ex­péri­ence sen­si­ble, à l’in­stant présent qui par déf­i­ni­tion est unique. Selon lui la poésie vise le réel, c’est à dire, “ce qui ne se répète pas” : 

Jean ONIMUS, Qu'est-ce que le poétique ?, éditions Poésie, 2017

Jean ONIMUS, Qu’est-ce que le poé­tique ?, édi­tions Poésie, 2017

Le poé­tique est l’ex­is­tence même, lorsque, dans un spasme d’i­den­tité, elle se met à frémir, à trem­bler d’an­goisse, à danser de joie, à chanter. (p.15 )

 C’est donc, selon lui, une façon de s’ou­vrir au monde et à soi-même. Seul le poé­tique serait dès lors, capa­ble de nous don­ner cet espace spir­ituel dont nous avons besoin pour échap­per à l’al­ié­na­tion tech­ni­ci­enne que nous impose notre civil­i­sa­tion. Il se réfère ici à René Char  qui définit la poésie comme “la par­tie de l’homme réfrac­taire aux pro­jets cal­culés”. (p.38)  dans ce qu’il a de plus infime ou de quo­ti­di­en :“Il n’y a pas, il n’y a sans doute jamais eu de grand poète (…), de poète si som­bre, si dés­espéré qu’il soit, sans qu’on trou­ve au fond de lui (…) le sen­ti­ment de la mer­veille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre.” 1J. Gracq, Préférences, Cor­ti, 1961 Il situe d’ailleurs l’o­rig­ine du poé­tique dans cet capac­ité d’é­ton­nement et de célébra­tion. A ce titre le haïku lui paraît emblé­ma­tique de cette capac­ité à “incar­n­er l’in­fi­ni dans l’in­fime, le mys­tère dans le banal, l’il­lim­ité dans le borné et de se ren­dre capa­ble de don­ner à voir”. (p.130)

La poésie est donc pour lui la quin­tes­sence de cette tran­scen­dance qu’il définit comme ce qui, en tout domaine, “s’ou­vre sur de l’il­lim­ité et attire vers quelque hori­zon qui s’eloigne tou­jours.” (p.97) Il passe donc en revue quelques unes de ces formes de tran­scen­dance comme le besoin d’é­va­sion, la recherche de l’essence ou du sacré pour finir par com­par­er le poé­tique dans sa spé­ci­ficité aux autre formes d’art comme le roman, le ciné­ma, la pho­togra­phie  la musique. L’ou­vrage se ter­mine sur une analyse du lien entre la poésie et les mythes, tel celui d’Or­phée et  son rap­port à la reli­gion. On pour­rait toute­fois objecter que le roman peut égale­ment occu­per par­fois cette fonc­tion de tran­scen­dance ou la fic­tion de façon plus générale. Mais pour Jean Onimus, ce tra­vail lap­idaire et si par­ti­c­uli­er de la langue est ce qui rap­proche le plus la poésie de la créa­tion  ou de la cos­mogo­nie dans son sens le plus large dont elle ne serait que le reflet. Il oppose ain­si l’e­spéri­ence sen­si­ble tou­jours sin­gulière et unique à l’u­ni­ver­sal­ité réduc­trice de l’ab­stra­tion ou de la technique.

 Si les idées avancées ne sont pas tou­jours des décou­vertes ou peu­vent sem­bler par­fois utopistes selon le par­ti pris que l’on adopte,  le style est élé­gant et de très belles cita­tions émail­lent le texte comme celle de Jacot­tet par exemple :

Il m’a sem­blé par­fois (…) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie n’é­tait que des moments pour lesquels j’avais su trou­ver une expres­sion un peu plus juste, comme si devenir poésie, si peu que ce fût me con­férait plus de réal­ité ou plus pré­cisé­ment encore les révélait, les fix­ait, les accom­plis­sait (…) La parole juste donne à qui l’en­tend comme à qui la trou­ve le préssen­ti­ment d’une pléni­tude si grave qu’il n’est pas super­flu d’y penser. En ce sens la poésie fait reculer nos hori­zons. 2P. Jacot­tet paru dans la revue Pour l’art en 1952, cité par J. Onimus, p. 166

Jean Onimus en défini­tive parvient à nous faire partager les lec­tures de toute une vie et cette pas­sion pour  cet art si par­ti­c­uli­er. Nous ter­minerons par cette belle phase que l’on peut lire comme son tes­ta­ment lit­téraire et qui célèbre juste­ment ce pou­voir d’émer­veille­ment du regard poé­tique comme notre dernière chance peut être d’échap­per à la bar­barie d’un univers totale­ment fonc­tion­nel et robo­t­isé où le pou­voir de créer, sem­ble, à ses yeux, être seul en mesure de redonner un sens humain au pro­grès tech­nique ou tout au moins un peu d’espoir :

Con­tem­plez, inter­ro­gez du regard, déchiffrez et ne vous lassez pas d’ad­mir­er. Pour moi, c’est cette beauté du monde qui fonde toute mon espérance; elle m’aide à vivre, inépuis­able tré­sor de toute espèce de joie. Le sen­ti­ment de l’ab­surde n’a plus prise en présence d’un tronc de chêne ou de châ­taig­nier plein de force et de sève. Le monde, dit Bon­nefoy, est une demeure de signes. (p.189)

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Véronique Elfakir

Véronique Elfakir est doc­teur en lit­téra­ture et exerce égale­ment la psy­ch­analyse à Brest.

Ses recherch­es por­tent essen­tielle­ment sur le lien entre lit­téra­ture et psy­ch­analyse, mais la poésie reste sa « langue » et son ter­ri­toire de prédilection.

Après quelques con­tri­bu­tions dans divers­es revues, elle pub­lie son pre­mier recueil : Dire Cela, en 2011, aux édi­tions l’Harmattan, col­lec­tion « Poète des cinq continents ».

En 2008, elle pub­lie égale­ment un essai : Le ravisse­ment de la langue : la ques­tion du poète qui inter­roge la dimen­sion poé­tiques dans l’articulation entre la vie et l’œuvre de V. Segalen, Rilke, Hölder­lin, E. Jabès, E. Dick­i­son et S. Plath…

Sa bib­li­ogra­phie com­plète est à retrou­ver sur parolesnomades.blogspot.fr.

Notes[+]