Laurent Grison, L’Archipel des incandescences et La Femme debout

Par |2025-09-06T09:15:33+02:00 6 septembre 2025|Catégories : Essais & Chroniques, Laurent Grison|

Le recueil de Lau­rent Gri­son, qui se com­pose de deux par­ties – L’archipel des incan­des­cences et La femme debout –, est illus­tré de dessins à l’encre au graphisme noir et gris. Arabesques vivaces, signes cabal­is­tiques, écri­t­ures mys­térieuses, sil­hou­ettes prim­i­tives, idéo­grammes étranges : ces dessins – que l’on pour­rait appel­er poiêg­lyphes1 – nous invi­tent, à l’instar des textes qu’ils accom­pa­g­nent, à la rêver­ie, à l’escapade dans l’imaginaire…

L’archipel des incandescences

D’emblée, le poète s’adresse à Xavier Grall et à lui-même : « Tu vis dans un monde / Qui peine à dis­simuler / La douleur des hommes / Sous un masque noir » (11). Le rythme est don­né avec des stro­phes de quelques vers courts (hexa­m­ètres, hep­ta­syl­labes ou octo­syl­labes) : une scan­sion légère et inci­sive – on pense à Ver­laine ! – qui se rap­proche par­fois par sa brièveté, par ses sus­pens et ses ellipses, du haïku. Le poème est dis­til­lé, volatile et puis­sant, comme un lam­big. A la lec­ture de ce pre­mier qua­train, on com­prend que, pour l’auteur, le poète est celui qui, en toute lucid­ité et en toute fra­ter­nité, veut dénon­cer la présence au monde du mal dont « le masque noir » est à la fois le corol­laire et la sin­istre parure.

En le qual­i­fi­ant de « hère hir­sute errant » (11), Lau­rent Gri­son nous donne l’image d’un  poète nomade dont l’errance est une quête. Un être qui a des « semelles de vent » (13) : l’auteur reprend cette métaphore de Paul Claudel qui désigne Rim­baud. On retrou­ve, au vers suiv­ant, la référence  rim­bal­di­enne : « bateau ivre / qui dérive entre les mythes et les îles / de la Bre­tagne immortelle» (13). Dans l’ivresse de l’errance, dans la fièvre de la dérive, le poète a faim, il veut dévor­er l’inconnu et est en même temps dévoré par lui. Le poète, « assoif­fé de tran­scen­dance » (12), est aus­si le « sourci­er » (11) qui cherche les mots sous la terre : le lan­gage appa­raît ain­si comme une eau souter­raine que le poète veut faire jail­lir, indu­bitable­ment pour la boire (acte emblé­ma­tique de l’expérience créa­trice chez Rim­baud). Mais c’est aus­si une eau qui va sculpter la roche, si bien que le dis­cours poé­tique s’inscrit dans la durée du minéral.

Lau­rent Gri­son, L’Archipel des incan­des­cences, hom­mage à Xavier Grall, suivi de La Femme debout, Col­lec­tion Arcane, Sémaphore Édi­tions, 89 pages, avril 2025, 15€

Cela ne veut pour­tant pas dire que le poème soit figé car la langue poé­tique est une arme con­tre les con­temp­teurs de la vie, les hyp­ocrites, les « médis­ants », ceux qui dis­ent du mal et qui le font.  La poésie est nourri­cière. Sans elle, les jours s’appauvrissent et ceux qui dis­ent mal ou du mal ne peu­vent plus cul­tiv­er leur jardin : ils n’ont plus qu’à « arracher les jours desséchés » (12).

Dans ce monde sujet à l’immanence et au dessèche­ment, les hommes subis­sent la vio­lence des paroles. Foudroyés par le feu nour­ri des dis­cours de haine, ils assis­tent au « ren­verse­ment des temps », à ces évo­lu­tions qui déso­lent et lais­sent pan­tois. Le poète, lui, ose se révolter et défi­er le chaos ambiant, le désor­dre des choses : ses « mots rebelles /défient sans crainte / l’orage des signes… ».

C’est en ce sens que Lau­rent Gri­son chante le vis­age rim­bal­dien de Xavier Grall avec ses « empreintes de tour­ment » (13): le poète est sem­blable à une tablette de cire sen­si­ble où l’adversité, les épreuves et les mal­heurs de la vie vien­nent imprimer leurs mar­ques fer­tiles, sources d’inspiration. Mais le tour­ment peut aus­si être une bête sauvage qui s’agite dans l’esprit du poète, dans sa « tête-ver­tige » – belle expres­sion qui sug­gère à la fois que l’esprit a le ver­tige et qu’il le donne, par la poésie qui nous embrase « d’une transe mys­tique ». Poésie qui appa­raît dès lors comme l’expression de mys­tères dionysi­aques, comme le cri de l’enthousiasme, au sens orig­inel de pos­ses­sion divine, de fusion avec le dieu. A l’instar de Baude­laire pour qui « La nature est un tem­ple ou de vivant piliers / lais­sent par­fois sor­tir de con­fus­es paroles», Lau­rent Gri­son voit dans une feuille d’automne le « signe mor­tel d’un amour absolu » (19), la révéla­tion d’un mys­tère dans « le signe des signes » pro­jeté par « un cal­vaire de pierre » (21). Or, à l’inverse, il y a ceux qui ne voient pas l’au-delà des choses comme ces « touristes aux yeux mi-clos » (24) qui « pho­togra­phient » le Christ d’une chapelle « sans même le regarder ». Voilà posé le prob­lème de la représen­ta­tion artis­tique et du regard que l’on pose sur l’œuvre : on peut réduire « Le Christ jaune » de Gau­guin à sa pure dimen­sion de célèbre tableau à pho­togra­phi­er absol­u­ment ou bien vrai­ment regarder l’œuvre comme un ensem­ble de signes à déchiffr­er, comme un sym­bole qui per­met de voir der­rière le voile de l’apparence. Lau­rent Gri­son appelle ceux qui ne savent pas voir des « hommes fiévreux » et s’ils le sont, c’est qu’ils « craig­nent l’au-delà /autant que l’autre d’ici » (24). Qu’il s’agisse de reli­gion ou non, se pose alors pour Grall comme pour l’auteur « la ques­tion / du salut de l’âme » « trop essentielle/ pour ne pas être posée » (25) – ques­tion que se posait aus­si Verlaine…

 

Lau­rent Gri­son, Livre Sémaphore, Page 41, Mars 2025.

S’il est indu­bitable­ment imprégné de mys­ti­cisme chré­tien, le recueil de Lau­rent Gri­son l’est aus­si de mytholo­gie cel­tique et, en par­ti­c­uli­er, de la fan­tas­magorie des îles. Il s’adonne à la « dérive entre les mythes et les îles de la Bre­tagne immortelle » – il sait l’importance de celles-ci chez les Celtes : l’île d’Avalon est le par­adis des Bre­tons et Tir na Nog, le pays de la jeunesse éter­nelle chez les Gaëls d’Irlande. D’ailleurs, l’ensemble des textes est un hom­mage au poète bre­ton Xavier Grall, bien sûr, mais aus­si à Jean-Pierre Calloc’h dont il cite deux vers : « Au creux des vagues / je suis encore au pays qui dort » (20).

Écrits en Bre­tagne, les poèmes sont, bien enten­du, tra­ver­sés par les élé­ments naturels, en par­ti­c­uli­er le vent et la mer, dont les vio­lentes frénésies « éteignent l’amer désir / d’une sai­son en enfer » (16), comme si les forces de la nature venaient en quelque sorte sauver le poète d’une pos­ses­sion dia­bolique destruc­trice ou lui épargn­er le ter­ri­fi­ant ver­tige au bord du gouf­fre — ver­tige qui a peut-être poussé Rim­baud à renon­cer à l’écriture. Car la puis­sance poé­tique est telle qu’elle peut pli­er l’univers, « inclin­er l’horizon », se gon­fler « d’une très grande vague », capa­ble d’emporter « l’océan mon­strueux » (16). Cette démi­urgie se nour­rit, comme nous l’avons déjà dit, de références con­stantes à l’univers rim­bal­dien : à « la poche » et au « pale­tot idéal » Lau­rent Gri­son ajoute  « le plan déchiré de Paris », sym­bole de la fugue, soit parce qu’il a trop servi soit parce que – foin de la ville –  le poète veut bat­tre la cam­pagne et con­tem­pler les prairies de Bossu­lan, la ferme d’autrefois. Il est aus­si ques­tion « d’alchimie du livre », celui-ci appa­rais­sant dès lors comme l’athanor où se trans­mute la langue. On peut se deman­der si cette « pous­sière brûlante » faite de voyelles con­sumées n’est pas le sens inté­gral qui soudain embrase le cerveau et provoque l’illumination. Le feu de la con­science poé­tique provoque alors un éter­nue­ment qui – dit-on – est le sym­bole implicite de la présence du sacré. Dans cet ordre d’idées de tran­scen­dance, les tem­pêtes du bout du monde ont une puis­sance telle que, non seule­ment elles poussent les marins de Bre­tagne à prier Dieu, mais qu’elles effraient les morts eux-mêmes.

Le règne végé­tal fig­ure aus­si en bonne part dans l’univers poé­tique de Lau­rent Gri­son. Tout empreint de douceur et de déli­catesse, comme ces racines des arbres du Bois d’Amour de Pont-Aven qui s’habillent d’une « den­telle de mousse » ; mais si l’on remonte à l’air libre, c’est « le monde aveuglé / par la sur­face et la chair », la super­fi­cial­ité et les désirs matériels, la chair opposée à l’esprit.

Lau­rent Gri­son est sen­si­ble à la dimen­sion cos­mique. En exp­ri­mant la présence du monde dans son immen­sité car­di­nale (28), l’auteur réus­sit à nous don­ner l’impression d’une géo­gra­phie vivante, une con­science d’être au cen­tre d’un espace ter­restre où « le jour guide les égarés »… Rien d’étonnant à ce qu’il cul­tive une sym­bol­ique de la lumière qui éclaire les esprits, mon­tre le chemin, c’est que l’homme se perd dans la vasti­tude : les seuls repères fiables sont le jour, les étoiles et les arbres car, même si « leurs feuilles volent » ils « gar­dent / le sou­venir du chemin ».

 

Lau­rent Gri­son, Livre Sémaphore, Page 22, Mars 2025.

Tout au long du recueil, se suc­cè­dent des instan­ta­nés ou des cro­quis de choses vues avec l’œil du pein­tre telles que « les pier­res som­bres » qui « ont la matité de la soie grège » (30). Aus­si la terre est-elle appar­en­tée  à une sorte de man­u­scrit « de sols érodés », comme un vieux palimpses­te cou­vert de textes où le gran­it affleure (« affleure­ment de gran­it »), émer­gence d’un sub­strat caché, d’un sens souter­rain.  La com­para­i­son est faite avec « les phras­es sim­ples » sur lesquelles effleure la sagesse (« effleure­ment de sagesse »). Il est aus­si ques­tion, dans une autre stro­phe, d’une « feuille mor­dorée » qui « caresse / la frag­ile den­telle de mousse ». On peut se deman­der – sym­bol­isme  oblige – s’il s’agit du végé­tal ou du sup­port d’écriture.

Ain­si, à force de tra­quer « les invis­i­bles lignes de force » (32), l’auteur nous livre une poésie de la con­tem­pla­tion qui per­met la révéla­tion : « en con­tem­plant le ciel / tu décou­vres le sens. »

Et par la con­vo­ca­tion rit­uelle des élé­ments naturels pour une « déli­cate com­mu­nion », Lau­rent Gri­son rend sen­si­bles les « couleurs har­moniques » qui ont le pou­voir d’« engen­dr­er la parole vivante » (33).

Pour lui, le poète est – on l’a vu – un marcheur (« tu march­es sur les ter­res gris­es » — 36) qui brûle d’un feu intérieur, un vagabond rim­bal­dien « aux yeux ouverts » dont la poésie est faite d’illuminations (37). Ses poèmes, imprégnés de sacré, don­nent à voir un réel mag­nifié.  C’est pourquoi le poète nous invite au culte des livres, à une liturgie du verbe, en chan­tant « le grand livre des livres » qui est promesse de la grâce et du par­adis sur terre.

La force de ce poème est de sus­pendre le temps «  là où le soleil lev­ant / éclaire le monde » (41),  à « l’aube révélée » (42).  À l’écoute du « chœur des étoiles », à l’affût des « couleurs de la vie » sur « les ter­res gris­es », Lau­rent Gri­son nous plonge dans « l’ombre bleue de l’espérance » et, par « la parole vivante » nous ini­tie à l’envol des « grands alba­tros » et aux « incan­des­cences » d’un « archipel » « étrange et péné­trant ».

 

Lau­rent Gri­son, Livre Sémaphore, Page 5, Mars 2025.

La femme debout

Cette sec­onde par­tie du livre est l’humble éloge de l’autre tout en esquiss­es et touch­es d’aquarelle. Avec pudeur et respect, le poète des­sine, au fil des pages, la sil­hou­ette d’une femme qui pour­rait être l’héroïne d’un mythe cel­tique. Il ne fait que la con­tem­pler et la dire en actes, afin de nous faire sen­tir sa sim­plic­ité, son mys­tère, sa sagesse et son human­ité. Elle appa­raît comme la gar­di­enne d’une sérénité pro­fonde, d’une vie de créa­tion,  de « ce qui est beau » (55). Génie du lieu en la mai­son d’Hippolyte, elle est la vestale de la poésie qui « veut saisir […] ce qui se cache / sous la sur­face de l’infraordinaire / au creux de la psy­ché » (80). Tant pour les gens que pour les oiseaux, elle est « accueil » et« générosité » (50). « Cœur sim­ple », elle  flotte sou­vent sur les riv­ières et est tou­jours liée à la mer dont elle « préfère l’étale » qui apaise (58) ; elle marche le long des plages et « rêve d’un long voy­age vers l’azur » tout en effleu­rant « quelques galets […] qui vivent à l’écart du temps » (75), ce qui est un peu son cas car, déposi­taire de la mémoire locale, elle aime se sou­venir « des frag­ments de l’enfance » (71). Émotive « avec dig­nité », elle « sait que la vio­lence du vent emporte / les fleurs frag­iles » (57). Enne­mie de l’ennui et amoureuse de la lib­erté, elle « fuit les gens bar­bants » (60), elle « lit et relit », curieuse de « percer […] les mys­tères » et, imprégnée de mys­ti­cisme bre­ton, elle marche entre les arbres et cherche « ce qui ne se voit pas […] le fait et le défait / le dit et le non-dit […] l’insolite aus­si » (55).

Et quand elle par­le, c’est pour résis­ter, comme les murs de sa cabane, « à la tem­pête et à la bêtise » (78). Elle se dit recon­nais­sante envers « les artistes qui l’ont sauvée / avec le verbe des poètes » (79). C’est avec des mots sim­ples que Lau­rent Gri­son présente cette femme de paix, de cœur et de sagesse comme « un tour­bil­lon / sus­pendu dans l’espace-temps/ au cen­tre du monde. » (84). Por­trait émou­vant d’une « femme debout […] née ici » (67) – et « dont les yeux souri­ent » dans son « désir d’unicité » (81) – sur les bor­ds de la Laï­ta, fleuve de « la Bre­tagne immortelle ».                                  

Présentation de l’auteur

Laurent Grison

Lau­rent Gri­son est poète et artiste, his­to­rien de l’art et cri­tique (lit­téra­ture, art). Ses textes sont pub­liés en France et à l’é­tranger : Roy­aume-Uni, Aus­tralie, États-Unis, Bel­gique, Grèce, Por­tu­gal, Espagne, Pologne, Pays-Bas, Koso­vo, Ital­ie, Alban­ie, Macé­doine du Nord, Hon­grie, Bangladesh, Népal, Japon… Ils sont traduits en une dizaine de langues. Croisant les formes de créa­tion, pas­sion­né par la musique, Lau­rent Gri­son pra­tique aus­si les arts plas­tiques. Il est adhérent de la Mai­son des écrivains et de la lit­téra­ture (France) ain­si que de la Mai­son des Artistes (France). Il est mem­bre de plusieurs asso­ci­a­tions inter­na­tionales d’écrivains et de cri­tiques, dont The Poet­ry Soci­ety (Roy­aume-Uni), le Poets’ Cir­cle (Athènes, Grèce), le P.E.N. Club français, the World Poet­ry Move­ment, l’Association Inter­na­tionale de la Cri­tique Lit­téraire (AICL) et l’Association Inter­na­tionale des Cri­tiques d’Art (AICA).

www.laurentgrison.com

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Jean-Jacques Brouard

Né en 1952 en Bre­tagne, routard, bar­man, gar­di­en de phare, ban­quier, pro­fesseur de let­tres et de lex­i­colo­gie, tra­duc­teur, artiste pein­tre, ran­don­neur, con­férenci­er, acteur et met­teur en scène de théâtre (ama­teur), arti­san de l’écriture (romanci­er, poète, dra­maturge), ivre de vie, d’humour, de livres et de poésie… « Le sens de ma quête est la quête du sens

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