Nathalie Swan, L’Exigence de la chair

Par |2023-01-08T10:40:59+01:00 29 décembre 2022|Catégories : Critiques, Nathalie Swan|

L’exigence de la chair ou l’ardent poétique

14 sep­tem­bre 2022. La Chou­ette Librairie, Lille. Nathalie Swan se tient fébrile sur sa chaise, les joues rosées, son recueil entre les mains comme un jeune oiseau au cœur pal­pi­tant. Son sourire désar­mé est accueil. 




Les rangées de lecteurs venus assis­ter à sa pre­mière fois se for­ment encore. J’ouvre au hasard le recueil que j’ai acheté la veille sans avoir pu le lire :

entre mes cuiss­es tu te déver­rouilles et cognes ma transparence

l’été m’atteint

entre l’étoilé de mes lèvres tu te vides (p. 37)

J’ouvre une autre page comme on soulèverait un pli de chair, pudiquement :

gros de nuages tes bras soulèvent mon ciel

mes feuilles s’endorment sur ton arbre

lui mur­murent l’irrespirable de la vie (p. 59)




Nathalie Swan, L’Exigence de la chair, Edi­tions de Cor­levour, 2022. 




Frap­pée. Je suis frap­pée par l’abandon total autant que par l’innocence auda­cieuse avec lesquels Nathalie Swan nous ouvre son intime, nous offre la vio­lence de son désir et l’ardeur amoureuse qui fait bat­tre son sang. Le recueil blanc est peau qui ressent et s’excite au jardin de l’amour. Dans un Eden d’avant la Chute, d’avant la nudité hon­teuse et fla­gel­lée, tout à l’écoute de son silence intérieur, la poétesse nous jette au vis­age des éclo­sions de fleurs qui ne con­nais­sent pas l’indécence, sa joie à sa peine mêlée, la beauté en éclats de deux chairs tra­ver­sées par le monde et devenant corps infi­ni, accou­plé sous un ciel qui est aus­si soli­tude. Le sexe de géants aux yeux de bleuets, au cœur frois­sé de coqueli­cots. Elle nous rav­it enfin par l’invention d’une langue dans la sai­son de sève, langue ardente qui pour­rait résoudre in fine l’aporie de l’érotisation de la chair, dont la fini­tude intrin­sèque se heurte tou­jours au ser­ment des amants1.

A l’austérité presque jan­séniste du titre répond une urgence de vivre et une volon­té de « faire fris­son­ner l’amour », là « où tant d’amour a man­qué » (p. 25). Car c’est une intense déc­la­ra­tion d’amour que ce recueil, une ode à l’amant, et à nous tous qui nous sommes séparés de la chair. C’est un don libre de soi que nous fait Nathalie Swan quand, dit-elle ce soir-là à La Chou­ette Librairie, « elle met en mou­ve­ment le vide qu’est le désir » con­tre le « Désert » (p. 22) de l’absence. Enivrez-moi, dit la chair désir­ante dans sa révolte.

Besogn­er les mots avec la langue

A une écri­t­ure qui assècherait le vers, la poétesse oppose la chair tiède et salée des mots, fouille les plis d’une écri­t­ure désir­ante et toute sémi­nale, lancine le verbe, encore et encore :

mon axe creusé d’encore

cul­mine sur le chemin bleu de ta lumière

tes paumes m’acoquinent

ta langue m’ensevelit au-dedans de toi

le tré­fonds de mes déchirures se ravit

des spasmes de vagues

         s’éventrent (p. 36)

Il y a quelque chose d’un laborieux qui se cherche dans ses vers, n’élimine rien de sa patience aimante, accueille la sur­prise et cherche son plaisir, tend de toute sa bouche vers le jail­lisse­ment de l’image inouïe qui saisit tou­jours par sa grâce sim­ple et nouvelle :

l’élan de ton ruis­seau se dresse

         abrite ton corps dans ma parole (p. 81)

Autour de la métaphore qui se détache sin­gulière et où git l’instinct de la beauté : « Tu sac­cades mon point d’aube » (p. 47), s’expriment aus­si l’instinct gré­gaire des mots de la chair, leur excrois­sance lux­u­ri­ante qui répond à l’appel de la vie. Les mots se repren­nent, ne se mâchent pas, sont retournés, changent de pos­ture dans le vers et don­nent à voir des cop­u­la­tions mon­strueuses, toutes rabelaisi­ennes : « ta comète bom­barde ma planète de suc­cu­lences / le rouge de mes pommes d’amour rav­agées fonce // les tra­ver­sées en sour­dine de ton nœud / m’arrachent des éboulis imprononçables / me forent d’euphorie / stri­ent mon azur » (p. 62). Com­plé­ment du nom du nom du nom jusqu’au fer rouge du plaisir : « l’odeur des fraisiers de tes mots respire le pas de loup / du velours / sur le fuse­au horaire du bat­te­ment de ton cœur… » (p. 43). Froisse­ment, fric­tion des mots, péché de chair, gour­man­dise et dévo­ra­tion, ten­dresse de la pros­ti­tuée qui se donne sans gain, plus sainte que chasteté tri­om­phante. On est touché(e) par cette néces­sité de la besogne qui est amour infi­ni, langue libre et assoif­fée : « et le sans-vie cir­cule loin de nous » (p. 14) ; « que le sel de la vie s’en aille / qu’on m’enlève les ailes / mais jamais être descel­lée de ton amour » (p. 64).

Le réper­toire amoureux est riche et entre tout entier dans l’enceinte du recueil comme un cheval de Troie : à l’hypocoristique des amants et bluettes d’un cœur d’enfant : « bra­conne mon lilas / donne à mon arc-en-ciel la couleur de tes rêves » (p. 19) ; « d’une seule bougie illu­min­er l’immensité de l’amour » (p. 21) ; « je pense à toi / mon lieu de vie » (p. 100) se mêle le verbe plus cru des alcôves du désir qui est comme Créa­tion du monde sor­tant du Chaos : « tes mains sont le lev­ain de mon désir » (p. 49 ) ; « ton épée cam­bre ma colonne ruis­se­lante et déchirée » (p. 66) ; « la droi­ture de ton arbre (…) / burine la béance à sa source » (p. 16) ; « mon effer­ves­cence chaude s’écartèle / ma flamme suf­foque » (p. 31) ; « mon ciel se penche / tu laboures ma terre / (…) dans mon devenir frôlé / ton plein se vide » (p. 35) ; « que le lit tâche d’écumer ta main sur le tronc qui m’arrache / sous mes yeux notre noy­ade avale ton regard tout entier » (p. 58). Dans le lèvre à lèvre et la vital­ité du verbe, la chair qui dit – tro­bar – trou­ve et invente aus­si, bous­cu­lant les caté­gories gram­mat­i­cales de l’amour « hon­nête » dans un nou­veau fin ‘Amor où l’étreinte char­nelle n’est ni retardée ni mise à dis­tance et « réchauffe l’indicible » : « ton regard me falaise » (p. 79) ; « ma chair s’oasit à ton fran­chisse­ment » (p. 30) ; «  mes vais­seaux s’extrasystolent sous tes mains » (p. 20) ; « mes lèvres respirent le longue­ment de ta peau » (p. 38) ; « le touche-touche au plein du cœur » (p. 15) ; «tu me rages de vivre » (p. 49) ; «le print­emps grimpe ma colonne d’air et ses trous noirs » (p. 115) ; « le décousu de mes mots pique au cœur le pas per­du de la joie » (p. 111) ; « Je suis le lieu où tu dépos­es ton désir liq­uidé » (p. 38). La part sauvage, aso­ciale du désir, que les civil­ités de l’art d’aimer n’ont su apprivois­er, se livre dans les assauts d’un épique amoureux et les folâtries qui touchent toute­fois de sincérité enfan­tine : « de mon ven­tre tu arraches un bou­quet de vio­lettes » (p. 12) ; « rends-les plus beaux qu’un incendie de ros­es » (p. 33). 

La langue poé­tique de Nathalie Swan est ani­mée d’une ardente pul­sion de vie et sujette à toutes les méta­mor­phoses d’une vigueur print­anière : « du fond de mon inter­stice à mains nues / je ponce tes ronces » (p. 13). On ne peut s’empêcher d’y lire l’abrasif « Ronce ard ».

Une vie à bras le corps

Dans un ver­tig­ineux bla­son où le corps célébré devient monde dans le monde, les poèmes de Nathalie Swan épuisent toutes les pré­po­si­tions du cou­ple, écartelées entre le « sans toi » et « l’auprès de toi, face à toi, sous toi, à toi, en toi » : le « moi » et le « toi » dans toutes les vari­a­tions de l’intime s’accostent  jusqu’à « s’oublier pour se per­dre l’un dans l’autre » (p. 103). Qui est qui ? Qui donne à l’autre ? Qui reçoit quand s’ouvrent deux chairs ? « pour mendi­er tes explo­sions je t’affame » (p. 30) ; « tes yeux s’ouvrent dans le fer­mé des miens » (p. 13) ; « tes bras me rassem­blent où vac­ille la vie » (p. 14) ; « ta peau fait com­pren­dre de près / vivre » (p. 114) ; « ton vis­age et ta voix sont dans mon tu » (p. 34) : car le « tu » de l’amant vit dans le silence de la chair, auquel la poétesse donne voix. Dans les angles morts des corps accou­plés où la vie prend en embus­cade, l’oubli qui ramène et l’absorption qui redonne sont généreux entre l’amant-ruche et l’amante-fleur : « ton absence affairée de pollen / bour­donne aux oreilles du silence » (p. 15) ; « la rosée monte l’échelle du souf­fle » (p. 93) ; « tes mains emprun­tent à ma peau / la mar­que de tes paumes / (…) / tu recueilles mon aube pour don­ner forme à tes dis­lo­ca­tions » (p. 41). Le régime des corps est l’effraction qui ne craint pas de per­dre son intact. Vie est vio­lence con­sen­tie : « égratign­er tes brèch­es / atta­quer tes parois / don­ner l’espace à la lumière » (p. 71) pour lut­ter con­tre l’émiettement, l’éparpillement et l’hostilité de la soli­tude : « Inten­sé­ment tu con­tiens / ton amour dans ma chair / il prend corps. » (p. 70) ; « tes doigts touchent l’éparpillement des grains de ma peau / pour ago­nir en déchirures toute la démence bleue du ciel / se coulis­sent en dévo­ra­tion. » (p. 31).

L’espace se fait chair qui se creuse et s’emplit ; le corps devient paysage : « au car­refour de ma sur­face / se cogne le où-tu‑n’es-pas du paysage » (p. 26) ; « sous les mouss­es de ton corps / nos volon­tés se souri­ent / nos sourires se veu­lent » (p. 82). Et les corps accou­plés dans les pos­tures fan­tasques qu’autorise la chair se renouent au monde et à l’expansion de la matière, devi­en­nent île qui étonne le monde lui-même, en régit les lois et le réen­chante : « j’éboule les saisons » (p. 81) ;  « le plus frag­ile de nos creux susurre le silence / à l’oreille des pier­res » (p. 99) ; « la nudité dégrafée du cœur / rend à l’absence le pal­pa­ble des ronces » (p. 101) ; « de la bor­dure de la nuit je sous­trais la béance » (p. 113) ;  « tu mouilles la lumière » (p. 116) ; « ton cen­tre pur assas­sine le plein du jour / (…) / le ciel sur ton épaule ouvre la nuit » (p. 83) ; « ton arbre sèche les larmes du vent » (p. 16). Dans la cham­bre enclose, le monde s’agrandit dans la sur­prise et la pléni­tude : «le goût pro­fond du matin hésite » (p. 29) ; « ta sève pousse le print­emps à s’étonner de la lumière » (p. 24) jusqu’à l’extase qui dépos­sède et ini­tie à l’être : « mon vis­age devient alors plus loin­tain que moi » (p. 38) ; « où es-tu ailleurs quand tout entier tu étais avec moi » (p. 40) ; « ma plaine neigeuse se fonde de silence » (p. 73) ; « l’horizon regarde nos vis­ages super­posés » (p. 20). Chaque caresse ouvre l’immensité ; toute lumière est désir, telle est l’exigence de la chair. 

Poème infi­ni en sa tour­nure de chair-mots, Nathalie Swan reprend inlass­able­ment l’étreinte char­nelle en cha­cune de ses pages, red­it en cha­cune le grand amour en la chair, remonte à la source de la joie pour vain­cre la fini­tude de toute éro­ti­sa­tion : « ton oubli se réfugie dans le ven­tre de ma mémoire » (p. 108). Elle atteint à la tran­scen­dance d’une transsub­stan­ti­a­tion poé­tique : « Ceci est mon corps » sans notion de durée, tou­jours com­mence­ment par le Verbe : « te ren­con­tr­er c’est la peine d’exister » (p. 88). 

La Cathé­drale du désir

La pas­sion amoureuse déplace le sacré dans l’orbite de la chair. La chair exige en silence de « vivre sur le champ » (p. 39) dans un recueille­ment et un don de soi, une éter­nité du main­tenant qui est « grâce de l’instant ». Citant Jacques Dupin et déplo­rant l’effacement du corps dans la philoso­phie occi­den­tale, Nathalie Swan marte­lait ce soir-là à la Chou­ette Librairie : « on ne peut être dans l’impiété à la vie » 

effrac­tionne la chapelle pointée dans notre ciel

le chat de tes vit­raux caresse ma lumière

et m’aiguille de couleurs  (p. 19)

Ou plus loin : 

les brisures crissent jusqu’au ciel

les cris des vit­raux des cathédrales

 

aux abor­ds de mon silence

se rassem­ble ta néces­sité pour éprouver

là où je t’accoste

où tant d’amour a man­qué  (p. 25)

La joie vaut morale qui sanc­ti­fie la chair et donne accès au mys­tère de l’autre : « ta fer­veur rudoie mon vis­age / grav­it l’instant » (p. 84) ; « sur les veines de ta peau s’ouvre mon hori­zon / s’y déchire l’énigme de ton azur » (p. 109) ; « la lumière des moments à tes côtés touche la grâce de l’instant » (p. 24) ; « au cen­tre de notre his­toire une fièvre faite d’enfance / l’intranquillité du print­emps y flam­boie / l’avenir sere­in s’excite sous tes mains / la nuit se fait calme et frag­ile » (p. 55). 

Le pre­mier recueil de Nathalie Swan, plein de fer­veur amoureuse, se fait cathé­drale, où le silence autour de la lumière des mots a la den­sité et le mys­tère de la chair, chair blanche des cru­ci­fiés et des mar­tyrs heureux peints sur les vitraux : 

sur ta croix s’ouvrent mes bras

le fond de ton cri monte en colonnes de lumière

tes crachats incrustés d’éclats

la clair­ière de mon intime reçoit ta rage (p. 107)







 




Présentation de l’auteur

Nathalie Swan

Nathalie Swan, née en 1971, à Vil­leneuve d’Ascq (Nord), est enseignante dans les Hauts-de-France. Elle pub­lie pour la pre­mière fois en revue. Son pre­mier livre de poèmes, L’exigence de la chair, paraî­tra aux édi­tions de Cor­levour, au print­emps 2021.

© Crédits pho­tos Revue Les Hommes sans Epaules.

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Sabine Zuberek

Née le 18 mars 1968 dans les Hauts-de-France, d’une famille ger­mano-slave arrivée en France à la fin des années 30, la langue française est tout entière à con­quérir pour cette famille où s’entremêlent et s’agrègent mes langues mater­nelles, sonores autant que privées. La langue française est pour mon père la langue d’élection qu’il est le seul à maîtris­er à la per­fec­tion, mais il tra­vaille tard. Mon arrière-grand-mère alle­mande prend soin de moi jusqu’à mes trois ans passés. C’est l’âge où j’entre à l’école, je n’y com­prends pas bien les autres élèves ni les enseignantes, mais j’adore y aller. J’apprends à lire et à écrire en quelques mois. C’est comme une révéla­tion. Je n’ai plus depuis cessé de lire ni d’écrire. Mon rap­port au monde étranger s’est con­stru­it dans la lec­ture et l’écriture. J’ai rem­pli des cahiers et dévoré la lit­téra­ture. J’ai une agré­ga­tion de Let­tres mod­ernes et un DEA de lit­téra­ture com­parée. J’ai longtemps tra­vail­lé sur l’œuvre de Blaise Cen­drars sous la tutelle de Philippe Bon­nefis et d’Alain Bui­sine à l’Université de Lille III. Je suis par la suite dev­enue enseignante. J’exerce aujourd’hui dans un lycée à Lam­ber­sart et vis à Lille. J’ai écrit un pre­mier roman en 2015, Le Chignon, qui n’a pas été pub­lié. Le Vol des bus­es a été mon pre­mier recueil de poésie. Plusieurs poèmes extraits de ce recueil (une dizaine) ont été pub­liés dans le numéro d’avril 2021 de la revue Terre à ciel dirigée par Cécile Guiv­arch (https://www.terreaciel.net/Sabine-Zuberek#.YwDEanZBzIU) ; deux autres poèmes, choi­sis par Jean Le Boël dans ce même recueil, l’ont été dans le col­lec­tif Ecrit(s) du Nord 39–40 aux Edi­tions Hen­ry. La revue Terre à ciel a égale­ment pub­lié un arti­cle que j’ai con­sacré au recueil de Pierre Dhain­aut, Pré­face à la neige, paru à L’Herbe qui trem­ble (https://www.terreaciel.net/Preface-a-la-neige-de-Pierre-Dhainaut-par-Sabine-Zuberek#.YwDEOnZBzIU). Avec Sabine Dewulf, nous inau­gurons cette année le Prix Pierre Dhain­aut du Livre d’artiste que nous avons créé avec le con­cours de la DAAC Lille.
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