Paroles de résistance — Postface à La Tour des corbeaux suivi de Fait d’arme de Mathieu Hilfiger

Par |2025-09-06T11:41:32+02:00 6 septembre 2025|Catégories : Essais & Chroniques, Mathieu Hilfiger|

Ce livre réu­nit deux textes formelle­ment dif­férents et apparem­ment sans liens au pre­mier abord : un court réc­it poé­tique en forme d’apologue mais sans leçon, et un dia­logue entre un pro­fesseur et son assis­tant. Ce qui les lie pour­tant, au point qu’ils peu­vent ne faire qu’un mal­gré leurs dif­férences, c’est le thème cen­tral de la guerre qui con­stitue une sorte de champ de pro­fondeur sur fond duquel les images et les pen­sées se déploient. La guerre est ce lieu priv­ilégié où se man­i­feste le déchaîne­ment des volon­tés de puis­sance et c’est à son explo­ration que tra­vaille de façon dif­férente cha­cun de ces deux textes.

Le pre­mier, le réc­it de « La tour des cor­beaux », installe un espace sous la forme d’une sorte de tableau, une sit­u­a­tion de déso­la­tion comme à l’issue d’une guerre ; le sec­ond, « Faits d’armes », intro­duit dans ce con­texte, en même temps que deux êtres humains qui pensent et qui se par­lent, la néces­sité de la résis­tance. Une résis­tance frag­ile qui repose sur le frêle appui de la lib­erté indi­vidu­elle et le courage d’oser penser par soi-même. « La tour des cor­beaux » peut ain­si se lire comme l’énoncé des didas­calies du drame qui suit, sa mise en perspective.

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Lisant « La tour des cor­beaux », le réc­it qui ouvre le livre, on pense aux petites fables énig­ma­tiques de Borges ou d’Italo Calvi­no. S’y mêlent des élé­ments très dif­férents (la réal­ité écologique de la dis­pari­tion des cor­beaux, les grands mythes fon­da­teurs, Babel, le dia­logue des oiseaux de Farid al-Dîn Attar, l’ac­tu­al­ité, Ésope, La Fontaine, Kaf­ka etc.), dans une sorte de tournoiement des références qui toutes se lient dans un mou­ve­ment flu­ide, limpi­de, très bien écrit. Des images fortes restent après la lec­ture : ces paysages d’hiv­er avec ciel de neige tra­ver­sés par des ban­des de cor­beaux errantes et heureuses, glis­santes et croas­santes, ou cette haute tour lisse, ajourée, ouverte sur l’e­space et la hau­teur, où la lumière et le vent ne cessent de se crois­er dans un mou­ve­ment tourbillonnant.

Math­ieu Hil­figer, La Tour des cor­beaux, suivi de Fait d’arme, post­face de Jean-Marc Sour­dil­lon, Edi­tions de Cor­levour, 2025, 80 pages, 16 €.

Bien sûr, aucune leçon ou sig­ni­fi­ca­tion ultime n’est don­née à ce con­te, comme l’exige l’art du nar­ra­teur selon Wal­ter Ben­jamin. Il acquiert de la sorte comme un champ d’oscillation. Le lecteur est libre de faire réson­ner comme il le sent la vision du texte avec sa pro­pre expéri­ence, ses pro­pres han­tis­es. On peut penser, par exem­ple, à cette dérive pos­si­ble qui est inscrite dans la dis­ci­pline philosophique depuis Pla­ton : vis­er l’ab­solu pour être dans la maîtrise et le pou­voir, pour colonis­er le monde et les êtres une fois ceux-ci réduits à l’é­tat d’ab­strac­tion, enfer­més dans la grande tour de l’être, du lan­gage ou de la logique. Tout le con­traire de naître.

On peut penser égale­ment que cette tour de Babel des cor­beaux n’est pas sans lien, par sa struc­ture tout au moins, avec le panop­tique de Ben­tham revu par Fou­cault dans Sur­veiller et punir, et que cette fig­ure plus ou moins allé­gorique per­met de con­sid­ér­er la volon­té de puis­sance dans ses fon­da­tions, d’en don­ner sous forme d’image une sorte de mod­èle con­cret. Libre à nous ensuite d’interroger à tra­vers elle le pou­voir sous toutes ses formes dès lors qu’il s’éprend de lui-même, tourne sur lui et nous con­duit à notre pro­pre destruc­tion. Cette fig­ure résonne dure­ment dans le monde con­tem­po­rain où elle pour­rait s’appliquer à tant de sit­u­a­tions : le cli­mat, la dis­pari­tion des espèces, l’assèchement des ter­res et la mon­tée des eaux, les nation­al­ismes, et notam­ment pou­tinien, les fanatismes religieux, la logique de la spécu­la­tion bour­sière, le palais des miroirs défor­mants des réseaux soci­aux, le nar­cis­sisme occi­den­tal, etc. Ce texte agit à la manière d’un miroir et fait de nous des cor­beaux ivres de leur intel­li­gence et de leur capac­ité tech­nologique, de leur capac­ité de « croas­cence » (mau­vais jeu de mots, mais par­faite­ment jus­ti­fié ici). Il faudrait met­tre bien en vue dans nos imag­i­naires cette tour dressée du solip­sisme et de la volon­té de puis­sance comme la représen­ta­tion du plus ter­ri­ble piège que nous nous ten­dons à nous-mêmes et où nous tombons, par­fois sans nous en apercevoir. Voilà un réc­it nécessaire.

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Ce qui me frappe dans « Faits d’armes », le deux­ième texte du dip­tyque, out­re les pas­sages à la fois poé­tiques et romanesques sur la vie des par­ti­sans dans la forêt ou les allées et retours entre la cabane (mi-Walden, mi-Charmettes) et l’abbaye, c’est la beauté formelle de la struc­ture. Le dia­logue présente deux réc­its en miroir, celui du Pro­fesseur et celui de l’Assistant. Le pas­sage du pre­mier au sec­ond suit très naturelle­ment le mou­ve­ment d’un ren­verse­ment du rap­port de force – celui qui appa­rais­sait comme dom­i­nant devient le dom­iné et, surtout, celui qui se don­nait l’allure d’un authen­tique résis­tant (tout en trai­tant l’autre de « col­labo ») se retrou­ve de fait dans la posi­tion du col­labo  à mesure  que le véri­ta­ble  résis­tant se révèle en face de lui  dans la fig­ure de son vis-à-vis. Entre les deux, troisième terme absent du dia­logue, sorte d’épicentre per­me­t­tant l’équilibre frag­ile du milieu : la fig­ure plus ou moins mythique de l’Auteur (maître plus que pro­fesseur), se nour­ris­sant de musique, réfléchissant sur les pos­si­bil­ités de l’imagination, écrivant d’instinct et non pas selon les règles, quitte à intro­duire l’incorrection et l’irrespect dans sa pro­pre langue… Le Pro­fesseur, qui a été autre­fois son assis­tant, n’a pas su voir en lui un maître, et le trahit même à sa façon en en dres­sant un por­trait-charge. L’Assistant, en revanche, sait recon­naître en lui un maître à tra­vers le por­trait défor­mé qu’en donne le Pro­fesseur, preuve qu’il sait inter­préter. Voilà pourquoi l’annonce de la venue de l’Auteur con­tribue à la rup­ture de l’équilibre des forces en faveur de l’Assistant et pré­fig­ure le ren­verse­ment final. En effet, l’Assistant ne peut pas, pour penser, s’appuyer sur une expéri­ence qu’il n’a pas pu acquérir encore (ce que lui reproche le Pro­fesseur), mais il sait pou­voir compter sur celle d’un homme – un mod­èle ­– qui a déjà fait ses preuves.

Ce que ne sup­porte pas le Pro­fesseur, au point que c’est devenu chez lui une sorte d’angoisse et d’obsession, c’est non seule­ment qu’on crée du nou­veau, mais surtout qu’on bous­cule les règles pour le faire (par igno­rance ou mal­adresse, selon lui), qu’on mêle le même avec l’autre, qu’on con­fonde (« mélange ») les expres­sions con­sacrées, qu’on intro­duise un menu chaos dans la langue. Très exacte­ment ce que Paul Ricœur appelait « la métaphore vive » sous son jour posi­tif. En revanche, parce qu’il est fils d’hôteliers, l’hospitalité a pour l’Assistant une valeur car­di­nale, il la place au-dessus du respect sous toutes ses formes (notam­ment hiérar­chiques). Cette valeur dicte aus­si sa rela­tion avec les mots et les tour­nures dans la langue.

Pour­tant, ce qui me touche le plus, je crois, dans cette his­toire, c’est que la véri­ta­ble rai­son de ce ren­verse­ment est peut-être moins esthé­tique (la créa­tion con­tre l’érudition ; l’usage libre des pos­si­bil­ités de la langue con­tre le respect de la gram­maire, etc.) que moral. Si le Pro­fesseur, résis­tant dans sa jeunesse, col­labo, si l’on peut dire, ou même occu­pant, dans son âge mûr, est sor­ti de l’esprit de la résis­tance et de cette fidél­ité à l’intuition qui la fonde (ce que sont les véri­ta­bles Lumières – sapere aude), s’il a trahi et son maître et les Lumières, c’est parce qu’un jour il a renon­cé à la morale. Tel est l’événement à mon sens cen­tral dans cette pièce : le man­que­ment à l’intuition éthique. Il a per­du son âme à la lisière de la forêt. Sym­bol­ique­ment peut-être, cela sig­ni­fie qu’il est sor­ti de la résis­tance, qu’il a renon­cé au recours aux forêts, lieux priv­ilégiés des maquis. Mais c’est aus­si à la lisière de la forêt qu’il a tué un jour, très froide­ment, un homme, d’un coup de bûche, parce que celui-ci le menaçait. S’est pro­duite là une frac­ture irrémé­di­a­ble, c’est le cas de le dire, avec l’esprit des forêts, les valeurs de résis­tance dont elles con­stituent sym­bol­ique­ment la réserve, mais aus­si avec l’intuition, le sens des Lumières, l’amour des bêtes, le goût pour la musique, la con­fi­ance dans l’imagination, le sens de la douceur, etc. À la place sont venus se gliss­er dans son esprit, dans sa manière de penser et de se com­porter, l’ambition, l’attrait pour le légal­isme et le respect pure­ment formel des règles, ou encore, dans leur sil­lage, le désir du pou­voir et de la respectabil­ité – le pou­voir de not­er, de sanc­tion­ner, ali­men­té par le ressen­ti­ment et l’envie. Voilà ce qui arrive à qui a coupé le con­tact avec le mou­ve­ment de la vie en soi, l’intuition qui le guide. La sécher­esse, le for­mal­isme, l’autoritarisme et le ressentiment.

Enfin, le coup de force poé­tique de ce texte est, peut-être, dans la façon dont l’Assistant man­i­feste sa révolte et effectue le ren­verse­ment dans le dia­logue. En répon­dant « loin s’en faut » au Pro­fesseur, c’est-à-dire reprenant mot pour mot cette expres­sion que celui-ci avait pro­scrit dans les copies de ses étu­di­ants, en la faisant pass­er de l’écrit à l’oral, il fait exis­ter, il actu­alise la lib­erté et en même temps la morale. Ce qui était formelle­ment inter­dit ou répréhen­si­ble, voilà qu’il le fait sur­gir dans le face à face et la sit­u­a­tion réelle. Il sort la parole de sa cage et de ses gonds. Ce qui est peut-être une erreur syn­tax­ique selon Gre­visse, une mal­adresse dans le dis­cours oral, ne con­stitue pas, ne con­stituera jamais une faute morale ; et même au con­traire, elle rétablit un courant de vie dans le lan­gage et avec lui la dimen­sion éthique dans la vie de la pen­sée, parce qu’elle actu­alise les valeurs et a pour effet de chas­s­er les imposteurs.

C’est en out­re exacte­ment ce qu’elle dit, si l’on y prête atten­tion. Puisqu’elle pro­pose de se tenir à dis­tance de ce qu’il faut (du moins, c’est ce qu’on peut enten­dre : loin de ce qu’il faut…), c’est-à-dire des règles quand celles-ci obstru­ent le regard et la pen­sée, se figent en lois au détri­ment du droit, enfer­ment la vie de l’esprit dans des formes qui le stérilisent, l’asphyxient et à plus ou moins long terme le tuent. Oui, elle rétablit la lib­erté en même temps que la jus­tice, c’est-à-dire la visée éthique sur la scène et dans la langue. Elle accom­plit ce qu’elle dit, elle est parole per­for­ma­tive, sub­ver­sive et sal­va­trice. En elle, l’acte esthé­tique ne se sépare pas de l’acte moral. Elle est « un fait d’armes » à elle toute seule, un acte de résis­tance, mais sans armes et sans vio­lence. Juste la parole, mais une parole juste. Elle ne tue personne.

Présentation de l’auteur

Mathieu Hilfiger

Math­ieu Hil­figer, né en 1979 à Stras­bourg, crée une œuvre poly­mor­phe sans dis­crim­i­na­tion de formes : poèmes en vers et en prose, théâtre, frag­ments, pros­es, arti­cles, lec­tures, entre­tiens, etc., sou­vent présen­tés dans de nom­breux ouvrages et revues (dont la Revue des Belles-Let­tres, Osiris, Arpa, Nunc, Pas­sage d’encres, Thau­ma, Phoenix, Le Coq-Héron, Les Cahiers du sens et Recours au poème). Il s’intéresse par­ti­c­ulière­ment à la ques­tion de l’origine, qui tra­verse toute son œuvre, jusqu’à la pré­pa­ra­tion d’une thèse de doc­tor­at en littérature.

Il dirige la mai­son d’édi­tion lit­téraire Le Bateau Fan­tôme (http://lebateaufantome.com), dont les titres sont conçus et imprimés en France sur des papiers écologiques d’excellence. Livres parus en 2017 : Ful­mi­na­tions (Hen­ry, poésie) et Aux Archives (Édilivre, théâtre). Il dirige égale­ment les édi­tions Le Bal­let Roy­al ( www.leballetroyal.com).

À paraître en 2018 : Sam­son sur la colline (Thot, théâtre) et Braver la nuit (Le Silence qui roule, poésie).

© photo Isabelle Poinloup

Œuvre

  • Ful­mi­na­tions, Hen­ry, 2017 (poésie)
  • Aux archives, Édilivre, 2017 (théâtre)
  • Les Rési­dents, Thot, 2016 (théâtre)
  • L’Aube ani­male, Recours au poème édi­teurs (e‑book) et en tirage de tête hors com­merce, 2015 (poésie)
  • De jour comme de nuit, avec Pierre Dhain­aut, Le Bateau Fan­tôme, 2014 (poésie et entretien)
  • D’une craie qui s’efface suivi de Reflets et Dis­grâce, L’Harmattan, 2009 (poésie)
  • Let­tres touchées, Pier­ron, 2003 (poésie)

Autres lectures

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Jean-Marc Sourdillon

Poète, enseignant, Jean Marc Sour­dil­lon est l’auteur de plusieurs livres de poésie, dont L’Unique réponse (2020), Aller vers (2023) et N’est pas là (2025), tous trois pub­liés aux Édi­tions Gal­li­mard. Il a égale­ment écrit des nou­velles, Les voix de Véronique, (édi­tions du Bateau fan­tôme, 2017) et traduit le Can­tique spir­ituel de saint Jean de la croix pour les édi­tions Illador. Le titre de l’un de ses livres, En vue de naître (L’arrière-pays, 2017), indique la direc­tion de sa recherche en poésie. Il a col­laboré par ailleurs à l’édition des Œuvres com­plètes de Philippe Jac­cot­tet dans la « Bib­lio­thèque de la Pléi­ade » (Édi­tions Gal­li­mard, 2014), traduit la philosophe espag­nole María Zam­bra­no et pub­lié un livre sur sa vie et sa pen­sée, María Zam­bra­no, le choix de naître, aux édi­tions de Cor­levour (2024). jeanmarcsourdillon.fr

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