Alain Brissiaud, 1000 retours

Par |2020-05-06T06:13:50+02:00 6 mai 2020|Catégories : Alain Brissiaud, Poèmes|

pour ma fille Marie 

Main­tenant sur la voie rapide
revenant vers la ville
l’auto s’enfonce dans la mémoire et remonte le temps
Mère courage si loin­taine main­tenant là gisante cassée
ta vie ne pèse plus bien lourd
nos mains enlacées voudraient tout retenir
juste ça
fil­er libres
sou­viens-toi quand tu chantais

ciel ouvert vers les hauts bâti­ments et
le rire de jeunes femmes
comme un écho à ton souffle 
mille malheurs 
l’espace est sat­uré de non sens
vie heurtée
vie con­tre vie à tout donner

je me tourne vers le mur
au- delà des vit­res le ciel est plein de ta voix
ton chevet jaune reflets bleutés agi­ta­tion sur­sauts rides maigreur
Mère tu dors dans l’avant mort
légère­ment de biais lèvres clos­es et râles
allant et venant dans la chambre
depuis ce monde je te regarde
anci­enne jeune femme me don­nant la vie
jail­lis­sant d’entre tes cuisses
pour quel avenir pourquoi

dis
quand ton pre­mier frisson
quel timide jeune amoureux
posant un bais­er sur ta bouche 
déjà ce père unique amour

et plus tard débâ­cle captivité 
le père pris­on­nier soli­tude enfants malades
je suis en toi ce soir pour tout voir de ce temps
j’ai voulu con­naître où il était 
met­tre mes pas dans les siens
com­pren­dre ma pro­pre vie
com­pren­dre  Mère par ta souf­france pour me comprendre
par ce père figé comme un dimanche 
pou­voir me dire « ça va »
par­tir vers le pont de la pho­to à sa rencontre
comme il devait aller vers toi
depuis l’autre coté de la ville le dimanche matin
mains d’amoureux doigts serrés
peut-être des caress­es sur ta peau 
fan­tômes tardifs
et si vite père malade retour du corps à la maison

dans le sil­lage de l’ambulance je refais le compte

je m’épuise à com­pren­dre votre histoire

ton courage sous la peine

que penser

chemin d’Allemagne encore
descen­dant vers le pré dans la lumière finissante
cher­chant ses pas dans les beaux paysages 
Sylvie aide-moi
je dis­simule mon émotion
tout retenir pour comprendre*
kom­man­do cap­tiv­ité votre séparation
Bav­ière air bucol­ique maisons jolies 

le pont métallique de la pho­to soudain devant moi 
bouf­fées manque d’air je perce soudain tes silences
vague sourire             droit digne                  propre
même allure rare maintenant
si loin il disait
« ne fréquente pas ma sœur »        il voulait par delà la dis­tance diriger ta vie
sans rien savoir de tes souffrances
mort des par­ents traîn­er Jean à l’hôpital    pass­er la  ligne         
à son retour tu reprends ta place
en arrière
efface­ment ta force être une ombre
juste te ren­dre indispensable
provo­quer l’amour
s’attacher l’amour

soudain tu hurles
« maman ! maman ! » son sou­venir t’assaille
tes bras tour­nent sur ta tête
tu appelles depuis l’abîme
« maman ! maman ! »
son absence résonne dans la pénombre
elle te manque tu as peur
per­due si tôt
véri­ta­ble souf­france   tu en par­les comme on caresse
que t’aurait-elle donné
tu es par­tie si vite t’occuper des autres
fille enfant fille maîtresse

je t’imagine gamine
à quoi rêvais-tu
et jeune femme aimais-tu ton corps 
et plus tard quelles caress­es sur ton ventre 
nous n’avons pas par­lé rien dit de ces choses
ta jeunesse ven­due pour servir les bourgeois
et Jésus bel amant au-dessus de tout 
tu appelles ta mère
tu voudrais cloi­son­ner ton esprit
mais avancer c’est se perdre 

je suis las de tant d’échecs je n’ai rien com­pris à ta vie
je touche ton front 
je touche ta joue : « ma peau se dessèche »
« pense à ramen­er la crème »
« qui est là »
étrange ces présences qui volent atour de toi
quelle est cette réalité 

ce soir mes pen­sées cavalent 
et puis la mort de Claude dans le journal
si soudaine
je n’ai rien compris

cris d’homme main­tenant : « arrêtez-ça  arrêtez-ça »
voix tendues
la souf­france toute entière dans ces cris
quel ancien cru­el remord 
quel drame enfoui 
cette folie inonde l’espace de som­bres pressentiments
nos rap­ports se sont détraqués
com­ment con­stru­ire nos vies
trou­verais-je la paix dans toute cette démence

revenant du pont vers l’hôtel fausse­ment touriste
mon cœur déchiré
inca­pable à dire mon désarroi
com­porte­ment déflagration
mon esprit s’enraye cette nuit

Sylvie je voulais tant m’ouvrir 
couler en toi
apaisé
douloureux d’amour
vers ton ven­tre m’écouler
mais souil­lures de ma vie

Mère tu disais
« vas là-bas — je suis usée — tu bouges trop — hors de moi »
main­tenant je m’accroche
je jouis de ton usure
reprends-moi reprends-moi
ne me laisse plus
me sou­venir de ces nuits de dortoir
le grand me touche sous le drap
le grand me guette dans l’ombre vers le fond attend l’occasion
met­tre son sexe dans ma main
par gen­til­lesse disait-il
m’offrir ses névroses
lui aus­si manque d’amour
mère pou­vais-tu imaginer
et toi père absent que je cherche maintenant

vers la fin tu guet­tais ses allers et venus vers l’atelier
« Alain — il prend du vin »
« Alain — sors de moi »

<
« Alain — tu vois mon ven­tre dans le bois »
je sors en courant dans la nuit
fuir

vaines souf­frances
ce don de toi payé au prix fort
tu dis­ais tout résoudre par l’amour la prière
tes années défi­lent comme un livre d’images
dans la lumière du crépuscule
tu sautes sur ta couche rem­pli de doutes
comme une peau nou­velle un bon­heur enfui
ça n’est pas un cha­grin un malaise
tes croy­ances ne sont pas les miennes
pour­tant nous atten­dons la même chose
la même délivrance
ta beauté appa­raît main­tenant que tu pars
Marie Hélène prie à mon coté
Il fait si chaud
Mère que vois-tu

main­tenant sur la voie rapide
vers la maison
la radio joue long way you run 
neige sur le bord de la route
mar­ques de vie manque d’amour
tous à la mer­ci les uns les autres
tous la même vaine histoire

absurde après-midi  

hiv­er 2004

 

Présentation de l’auteur

Alain Brissiaud

Né à Paris en 1949. Librairie et édi­teur depuis 1973. Vit entre le Vau­cluse et Paris. Le temps qui lui est aujourd’hui don­né est partagé entre l’écriture et la vie.

 

 

 

Alain Brissiaud

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