Alain Brissiaud, Jusqu’au cœur

Par |2018-01-09T17:53:05+01:00 30 septembre 2017|Catégories : Alain Brissiaud|

Au-delà des obé­di­ences, des écoles et des mou­ve­ments, des mesures et des règles édic­tées, des dis­cours et des glos­es, existe la poésie. Elle échappe à toute ten­ta­tive d’exégèse, car mirac­uleuse­ment elle dis­tend le signe et ampli­fie l’écho du lan­gage. Alors les tableaux de vie ressas­sés par le poète  acquièrent l’épaisseur d’une expéri­ence humaine. Cet absolu, comme un cri ances­tral, étoffe les poèmes d’Alain Bris­si­aud. Le lyrisme, si dif­fi­cile­ment recev­able lorsqu’il n’ouvre pas la voie à une tran­scen­dance, trou­ve dans Jusqu’au cœur l’occasion d’un renou­veau. L’appareil tutélaire  des chapitres est pour­tant évo­ca­teur des thé­ma­tiques roman­tiques, qui, pour l’une des plus récur­rentes, est le paysage comme métaphore de l’état d’âme de l’énonciateur. Ain­si « terre d’octobre jour­nal », « balis­es de brume », intro­duisent le recueil et annon­cent les trois chapitres suiv­ants, « la presqu’île », « les yeux fer­més », et « com­mu­nion solen­nelle ». L’automne, sai­son roman­tique, fut la sai­son de prédilec­tion de ceux qui ont vécu en un dix-neu­vième siè­cle hachuré par des séismes tant poli­tiques que soci­ologiques. Sai­son de la matu­rité et sig­nal d’une mélan­col­ie exis­ten­tielle, elle se veut représen­ta­tive d’un moment prop­ice aux bilans et aux retours en arrière. Et Alain Bris­si­aud, out­re le fait de con­vo­quer octo­bre et ses brumes,  fait un usage fréquent des temps du passé et des pronoms per­son­nels des pre­mières et deux­ièmes per­son­nes du sin­guli­er. Le ton est donc aux épanche­ments per­son­nels et à l’évocation des sentiments.

Alain BRISSIAUD, Jusqu’au cœur, Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans Épaules, 2017, 160 pages, 15€.

Alain BRISSIAUD, Jusqu’au cœur, Librairie-Galerie Racine, col­lec­tion Les Hommes sans Épaules, 2017, 160 pages, 15€.

« L’ange de la mort l’ange de personne
chan­tait les mots de la chanson
tu savais qu’ils venaient

peu importe que cachaient ces paroles
des éclats des cris
coups ou rires
il n’y avait pas de nom
pour le dire

la chan­son du matin
la chan­son du soir
la chan­son du sang à la nuit
reve­nait et enfilait
lavant ton esprit de sa lumière

main­tenant
depuis le bord du pré
tu écoutes le bruit des pier­res fracassées
sous un ciel de mots

ton espoir
est la pire des choses »

 

Cette sen­si­bil­ité pro­pre aux roman­tiques, qui a été le moteur d’innovations formelles si impor­tantes au dix-neu­vième siè­cle, est une des tonal­ités du recueil d’Alain Bris­si­aud. Mais là s’arrête tout rap­proche­ment autorisé. Si l’auteur de Jusqu’au cœur nous livre ses sen­ti­ments et ses états d’âme, il n’en s’agit pas moins d’un lyrisme dont le sujet est le  référent d’un pronom per­son­nel de la deux­ième per­son­ne du sin­guli­er. Ce dis­posi­tif per­met une mise à dis­tance qui sou­tient la grav­ité des pro­pos, et con­fère aux épanche­ments per­son­nels une tonal­ité par­ti­c­ulière. Le poète porte un regard réflexif sur lui-même, il se livre à une intro­spec­tion, s’examine, de l’extérieur, et restitue ses états d’âme de manière austère et détachée. Il appa­raît alors comme une manière de fatal­ité. Loin des effu­sions lyriques roman­tiques, il n’y a plus d’égo cher­chant la vérité dans une tran­scen­dance. Aucune quête méta­physique n’est envis­agée comme une final­ité sal­va­trice qui per­me­t­trait au sujet de trou­ver un sens à ses errances ter­restres. Il n’y a plus non plus à accorder crédit au dis­cours psy­ch­an­a­ly­tique, car quand bien même les paroles de l’être sur lui-même seraient un moyen de s’approprier son his­toire, il n’y a rien à y trou­ver d’autre que l’absurdité de toute chose. Agi, l’individu n’a plus d’autre des­tin que celui qui mène à un con­stat d’impuissance. Mod­ernisant le sujet d’une énon­ci­a­tion per­son­nelle, le poète ne cesse d’énumérer, à tra­vers cette vacuité iden­ti­taire, l’avènement de sa dis­pari­tion. Alors, l’écriture appa­raît comme pos­si­ble moyen de rédemption.

 

« Ta voix se creuse à mesure du message
jusqu’à couler
dans le papier
et ta paupière tremble
dans l’œil autour du visage
puis s’efface

tu me par­les dans le cer­cle d’écume
en silence
gar­dant les mots en toi
avant la voix
dans les poumons noirs de tes désirs

et ta paupière
boit l’écrit qui se forme sur ton visage

incendié »

 

« Endor­mi à la nuit consumée
tu n’écris pas
tu march­es dans le sommeil

vers quelle fron­tière fraternelle

et dérives cher­chant ta place dans le monde
tu n’es plus visible
enclos
der­rière les murs de la parole

j’entends
que rien ne s’ouvre
comme si
un poing de soli­tude s’abattait »

 

L’écriture s’oppose ici à la parole, dont l’inefficience  à assur­er toute com­mu­ni­ca­tion est une thé­ma­tique omniprésente dans les poèmes d’Alain Bris­si­aud. La poésie offre au signe l’occasion d’une portée séman­tique sup­plé­men­taire. C’est alors qu’une pos­si­bil­ité appa­raît, celle de tran­scen­der le réel et d’énoncer l’indicible soli­tude de la con­di­tion humaine. C’est égale­ment grâce à la poésie qu’il est pos­si­ble d’approcher cette per­fec­tion insouten­able don­née à voir dans la beauté de la nature.

 

« Vers toi ten­dus jusqu’au cœur
à l’échéance
suceront le lait de ta pensée
pour s’en vêtir

enc­los dans l’ultime moment
tu ne sauras retenir
cet effroi de lumière

vien­dront les spasmes
les paroles traduites

ces paroles
jail­lies de ta voix
cabossée »

 

« Quand je te lis je t’écoute
j’emprunte alors
un autre chemin que le mien
guidé par la voix
couchée der­rière tes paupières

et je nage con­tre tes cils
à l’avant de ton ombre naissante

aus­si
la voix
du souvenir
entêtant »

 

Ain­si, il s’agit de dire l’impossibilité même de se tenir en une pos­ture lyrique, de trans­met­tre au pronom per­son­nel toute sub­stance sans que celle-ci ne soit regardée dans toute l’étendue de sa vacuité, de son impos­si­bil­ité à être au monde. Dans un va et vient entre l’emploi des pronoms des pre­mière et deux­ième per­son­nes du sin­guli­er, Alain Bris­si­aud nous offre la réflex­iv­ité d’un regard qui ne peut inté­gr­er la réal­ité et entonne son inces­sante renon­ci­a­tion à exis­ter. Le poète brouille les pistes référen­tielles. Il appa­raît comme une entité morcelée, vagabon­dant entre sa mémoire et ses per­cep­tions, et l’incompréhension de l’être aimé, voué à dis­paraître, avec lequel un lien fugace et impar­fait est source de souf­france. Toute com­mu­ni­ca­tion est vécue comme impos­si­ble, ou pour le moins impar­faite. Ici encore, les mots ne sont qu’enfermement dans une soli­tude qui n’est sur­mon­tée que grâce à l’écriture.

 

« Tu me mon­tres par­fois ton visage
cousu de fruits sauvages
absolument
et sa détresse
et son exil comme un mot
écrit à la machine

sérieuse tu caches la couleur de tes yeux
ce chalet d’angoisse
leur beauté enlaidie
et ta psy­chose noient mon regard
comme un privilège
c’est ainsi
tout ce que j’ai voulu
se brise

c’est long d’aimer »

 

Dans ce con­texte, le chant amoureux, dont la thé­ma­tique vient encore sug­gér­er le Roman­tisme, ne peut être qu’un chant de dés­espoir. Le lien à l’objet désiré est don­né à voir comme impos­si­ble, éphémère. Mais que l’on ne s’y trompe pas, Alain Bris­si­aud ne pleure pas l’absence de l’être cher. Il s’agit plutôt de con­stater, en une impuis­sance sal­va­trice, parce que por­teuse de renon­ci­a­tion, l’impossibilité des êtres à com­mu­ni­quer, se ren­con­tr­er, s’entendre, et surtout s’aimer, au-delà de la parole.

 

« Est-ce le rêve où
ma main
sai­sis­sant l’ombre de ton épaule
se changea en pierre

ou bien
le souvenir
de nos vis­ages enlacés
glis­sant sur la rivière

non

seule­ment
cet exil
cir­cu­lant dans nos
veines
comme un crachat »

 

Il s’agit bien de lyrisme, mais d’un chant qui inter­roge le ques­tion­nement même, jusqu’au point ultime de ce con­stat de toute absur­dité. Doit-on pour autant rap­procher les pro­pos d’Alain Bris­si­aud d’une pen­sée exis­ten­tial­iste ? Si la libéra­tion vient de cet aveu d’impuissance et de l’acceptation de cette absur­dité qu’est l’existence, pour ces derniers seul l’acte posé en con­science est le moyen d’affirmer sa lib­erté. Pour le poète Alain Bris­si­aud il sem­ble que la rédemp­tion soit dans la con­tem­pla­tion de la nature, de sa beauté insouten­able parce qu’il lui est impos­si­ble de s’y fon­dre, de l’intégrer et de touch­er cette mag­nif­i­cence qui fait tant défaut à ce que vivent les hommes.

 

« Main­tenant
je n’ai pas de mot

la pre­mière chaleur

fla­con d’innocence déversé
dans le lan­gage neuf
soif entaillée

le vacarme s’éloigne
libérant nos craintes

vient un flot de lumière
pareil à l’eau du souffle

terre vaine
sor­tie des crevass­es de l’aube

se recom­pose »

 

C’est donc une poésie non pas du dés­espoir, mais de la quête de cette inimag­in­able per­fec­tion incar­née par la nature. Elle seule peut ten­ter d’en approcher l’immanence, de trac­er les con­tours de cette beauté insouten­able parce qu’absente, inac­ces­si­ble. Elle offre dans le tra­vail abouti de la langue un moyen de dépass­er les enfer­me­ments, les claus­tra­tions char­nelles et ver­bales, les incom­préhen­sions, le vide lais­sé par les sou­venirs, l’absence, et le temps qui passe. Alors sourde le bruisse­ment d’un silence por­teur de cette ultime tran­scen­dance de l’union de l’être avec l’univers.

 

« Quand s’étirent les branch­es du tremble
jusqu’à touch­er la braise
où tout souf­fle se perd
quand vient ce moment d’innocence
loin de l’écorce
tendre
dans le lit du cri de l’oiseau

je voudrais m’arrêter de vivre »

 

« Cou­ple
corps et toi ensemble
couvrant
le bégaiement de la parole
et l’anarchie des mots
dans une vague de lumière

quand pla­nent gestes et souf­fle affranchis
du choix des lèvres

vien­nent et se posent
dans le silence
pour me vêtir »

Présentation de l’auteur

Alain Brissiaud

Né à Paris en 1949. Librairie et édi­teur depuis 1973. Vit entre le Vau­cluse et Paris. Le temps qui lui est aujourd’hui don­né est partagé entre l’écriture et la vie.

 

 

 

Alain Brissiaud

Autres lec­tures

Alain Brissiaud, Jusqu’au cœur

Au-delà des obé­di­ences, des écoles et des mou­ve­ments, des mesures et des règles édic­tées, des dis­cours et des glos­es, existe la poésie. Elle échappe à toute ten­ta­tive d’exégèse, car mirac­uleuse­ment elle dis­tend le […]

Carole Carcillo Mesrobian et Alain Brissiaud, Octobre

Octo­bre a pour titre un mois, celui qui « a épousé le déclin des ven­dan­ges » (page 35). Il ouvre et ponctue plusieurs pages, comme un signe tem­porel et sym­bol­ique. Il mar­que le rythme et […]

Carole Carcillo Mesrobian, Alain Brissiaud, Octobre

« L’impossible dis­tance irré­ductible de l’existence » Un échange épis­to­laire poé­tique pour dire « l’impossible dis­tance irré­ductible de l’existence ». Là où des let­tres de feu pour­raient suf­fire, et les exem­ples sont légion […]

Carole Carcillo Mesrobian & Alain Brissiaud, Octobre

Les poèmes de l’une et de l’autre pour un échange poé­tique et épis­to­laire qui  abolit le vide du temps et de la nuit. De ques­tion­nements en inter­ro­ga­tions faire éclore l’essentiel, le poème. […]

image_pdfimage_print
mm

Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.
Aller en haut