La banal­ité, c’est ce qui n’ap­pa­raît presque plus à force d’ap­pa­raître con­tinû­ment dans les mailles usées du quo­ti­di­en. Elle con­cerne toutes les per­cep­tions mais aus­si les émo­tions, les sen­ti­ments, les pos­tures du corps, les lieux com­muns de la langue qui engen­drent les pen­sées ordi­naires. Son imprég­na­tion dans la con­science reste per­ma­nente mal­gré sa ténu­ité, ce qua­si-efface­ment. Une con­science flot­tante qui ne cesse pas de s’ap­partenir, mais dans le flou.

Prenons l’ex­em­ple d’un paysage regardé tous les matins depuis la ter­rasse de sa mai­son par un homme qui vient de boire son café. Cette scène, de l’ab­sorp­tion du café jusqu’au regard porté sur le paysage, cou­vre tous les reg­istres de la banal­ité. Le corps de notre indi­vidu répète la même suite de gestes presque sans s’en apercevoir. Dans une durée qui n’a ni com­mence­ment ni fin claire­ment repérable à l’in­térieur du temps impar­ti, met­tons de six heures à sept heures puisque notre homme doit ensuite aller tra­vailler. Les per­cep­tions visuelles, audi­tives, olfac­tives et tac­tiles, même si quelques vari­a­tions peu­vent inter­venir (un reflet plus mat sur la cafetière, l’aboiement d’un chien dans le jardin voisin, une odeur un peu dif­férente du café, le grain plus dur de la table sous les doigts…), sont égale­ment sem­blables. Les émo­tions et les pen­sées aus­si. Notre indi­vidu se lev­ant neuf fois sur dix d’un bon pied, savoure tran­quille­ment son plaisir à boire son café. 

Fran­cis Poulenc (1899–1963) — Banal­ités (1940) Véronique Gens, soprano.

Si son car­ac­tère le porte à l’op­ti­misme et qu’il ne ren­con­tre pas de dif­fi­cultés majeures au tra­vail, ses pen­sées suiv­ent un ordre qui change peu. Le moment con­sacré au paysage, même con­sid­éré comme une par­en­thèse absol­u­ment néces­saire pour aller bien, illus­tre au mieux ce qu’est la banal­ité. Mais elle est ici pleine­ment voulue.  Notre indi­vidu veut retrou­ver à leur place habituelle les élé­ments qui touchent son regard, éprou­ver la même sen­sa­tion de calme qui lui prof­it­era tout le long du jour. Ces élé­ments retrou­vés chaque matin attes­tent son emprise sur le réel, vraie ou pré­sumée. La banal­ité est une con­di­tion de cette emprise.

Et c’est ain­si que les drones, objets volants con­nec­tés promis à un développe­ment dans tous les secteurs de l’ac­tiv­ité humaine, pour­raient bous­culer les agence­ments de la banal­ité et altér­er la con­nais­sance de la réal­ité maîtrisée.

Mais, leur util­i­sa­tion étant encore mar­ginale, en quoi les drones agi­raient-ils davan­tage sur le monde ordi­naire qu’un autre objet tech­nologique con­nec­té ? Ne pour­raient-ils pas s’a­gréger à la banal­ité comme l’ont fait les télé­phones portables ?

Le fait qu’un drone soit un objet volant con­stitue un début de réponse. Les objets volants, y com­pris les innom­brables avions qui volent jour et nuit sous les cieux de la planète, n’ont jamais atteint le niveau de banal­ité des véhicules ter­restres. Pour le com­mun des mor­tels, pren­dre l’avion reste une action par­ti­c­ulière même si elle n’est pas exceptionnelle.

Mais un drone est bien autre chose qu’un avion. Dans sa nature comme dans sa fonc­tion. Son aspect d’in­secte vib­ri­on­nant, entre brico­lage de Lego et haute tech­nolo­gie embar­quée, fait du drone, à ses com­mence­ments, une espèce de jou­et pour grande per­son­ne se sou­venant qu’elle a été enfant. Il garde encore cette puis­sance mag­ique qui favorise l’é­ton­nement. Sa fonc­tion de caméra volante, capa­ble de filmer ce qu’au­cun oeil humain n’a jamais pu voir en direct, (canopée ama­zoni­enne, cratères emplis de fumeroles, som­mets inac­ces­si­bles …), s’in­scrit bien sûr en dehors de la banalité.

Mais elle peut aus­si filmer le com­mun, le mille fois vu qui n’ap­pa­raît presque plus, sous un autre angle, et c’est ain­si qu’elle revis­ite la banal­ité. Si l’homme qui regarde son paysage tous les matins le décou­vre filmé par un drone, il aura le sen­ti­ment d’être dépos­sédé de sa banal­ité même s’il est d’abord séduit. Il recon­naî­tra séparé­ment chaque élé­ment mais la vue d’ensem­ble lui échap­pera. D’au­cuns remar­queront que notre indi­vidu n’est pas obligé de vision­ner les images du drone. Cepen­dant, le fait de savoir que le drone a la pos­si­bil­ité de brouiller les agence­ments de son paysage mod­i­fie la per­cep­tion qu’il a de sa banal­ité et de la banal­ité en général.

Andy Warhol, Campbell’s Soup Can, 1962, acrylique et liq­ui­tex peint en séri­gra­phie sur toile, 50,8 x 40,6 cm, Muse­um of Mod­ern Art, New York, copy­right © LaJJoyce, some rights reserved. Source : Flickr. Licence : Cre­ative Com­mons.

Si bien­tôt, comme cela est envis­agé, les drones se trans­for­ment en livreurs de col­is, la récep­tion par voie aéri­enne d’un achat con­fér­era au quo­ti­di­en jusque-là essen­tielle­ment hor­i­zon­tal une ver­ti­cal­ité qua­si céleste tout au moins dans l’imaginaire.

Dans le cas du col­is comme dans celui du paysage, c’est le change­ment de dimen­sion spa­tiale qui mod­i­fiera le rap­port à la banal­ité. Dans les gestes. On ne saisit pas un paquet livré par un drone comme on le prend des mains du fac­teur. Dans les lieux com­muns de la langue. S’adressera-t-on au drone comme on s’adresse au livreur humain quand il fau­dra con­firmer la livrai­son ? Les pen­sées qui en découleront ne seront pas non plus exacte­ment sem­blables.  La con­nais­sance de la réal­ité maîtrisée, de moins en moins sûre, surtout si l’ob­jet est à usage mul­ti­ple, (fil­mage, livraisons et, aus­si, sur­veil­lance de l’e­space pub­lic), effac­era les lim­ites entre ce qui est su et non su, entre ce qu’on sait savoir et ne pas savoir. Les drones, comme les trot­tinettes, directe­ment par leur action ou indi­recte­ment par le seul fait d’ex­is­ter, façon­neront et défaçon­neront l’homme con­tem­po­rain sans que l’on puisse devin­er ce qu’il advien­dra de sa présence au monde. Dans la banal­ité linéaire, celle de tou­jours, qua­si­ment archaïque, sa quié­tude lui per­met de mieux s’emparer de l’ex­tra­or­di­naire lorsqu’il survient. Une banal­ité bous­culée dans ses dimen­sions habituelles men­ac­erait son équili­bre ordi­naire et l’im­pos­si­bil­ité à retrou­ver l’emprise min­i­male sur soi et le monde le con­duirait sans coup férir au désarroi.

Mais voilà encore une autre his­toire, qu’il vous fau­dra entendre

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Dominique Boudou

Je suis né à Paris en 1955 et vis à Bor­deaux depuis un demi-siè­cle où je me laisse cul­tiv­er par mon jardin. J’ai survécu au méti­er d’instituteur grâce à de nom­breux chemins de tra­verse. Ceux de la lit­téra­ture m’ont con­duit à écrire quelques livres. Des romans (2) et des recueils de poésie (7). Par­mi mes dernières paru­tions : Poète de la face nord aux édi­tions Recours au Poème, Dans la durée des oiseaux aux édi­tions du Cygne et Vos voix sur mon chemin avec des images de Vir­ginie Van­der­notte chez Dou­ble Vue édi­teur dans la col­lec­tion Voleur de feu. Les toutes nou­velles édi­tions Aux cail­loux des chemins pub­lieront mon texte Choses revues dans Bor­deaux et ailleurs à la fin de l’année en cours.