Avant le réc­it-poème poignant d’une aven­ture orphique née de ce que l’on appelle « un fait divers », La noyée d’Onagawa, (Jacques André édi­teur, 2020), j’avais lu les ouvrages de Mar­i­lyne qui ont impul­sé sa démarche : « assem­bler ce qui peut être le corps de la mémoire en ses pièces éparses ».

Une aven­ture d’écriture que l’on a envie de suiv­re, de livre en livre.

Dans Mémoire vive des replis, (édi­tions Pourquoi viens-tu si tard ? 2018) lu en pre­mier, je me suis trou­vée au coeur d’une puis­sante métaphore, et j’ai aimé aus­si faire lec­ture des pho­tos-images qui métapho­risent cet acte créa­teur de déplier/ déploy­er la mémoire par la force de la poésie.

Il y a un mot très ancien: “remem­brance” qui con­tient dans ses phonèmes la chair du sou­venir. C’est un terme qui con­vient à cette démarche. Repren­dre con­science et pos­ses­sion de toutes les dimen­sions de l’être. Le passé revient vis­iter le présent. On pense à Proust bien sûr pour cette expéri­ence exis­ten­tielle de coïn­ci­dence entre les per­cep­tions qui abolit l’é­pais­seur du temps. L’étoffe mémorielle se déplie et révèle l’être. La puis­sance, le pou­voir de la poésie sont éprouvés.

Mar­i­lyne Bertonci­ni, Sable, édi­tions Tran­signum, 2018.

J’habite ma vie comme un rêve
où les temps s’enchevêtrent

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Vie est ce rêve qui me dessine
sur la vit­re où la pluie trace
d’éphémères chemins brouillant
mon reflet dans le paysage

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images d’eau sans consistance
ondoy­ant entre deux espaces

 

 

Des stro­phes qu’on a envie de garder en soi, comme un poème d’Apollinaire.

J’ai retrou­vé cette démarche dans L’an­neau de Chill­i­da  (L’atelier du grand Tétras 2018)

 

“Le dia­logue avec les formes est plus important
que les formes elles-mêmes”       (Eduar­do Chillida)

 

D’emblée, l’ex­er­gue nous emporte dans cette aventure.

En dia­loguant avec la forme et le mou­ve­ment de l’an­neau qui  tou­jours se dérobe, s’en­roule et se renou­velle, le poète joue avec sa pro­pre vie, l’in­ter­roge, la situe. La métaphore de l’an­neau, la relec­ture des représen­ta­tions mythologiques du monde, la con­vo­ca­tion des fig­ures mythiques fondent là aus­si une entre­prise exis­ten­tielle, une quête de sens.

La poésie est une langue qui per­met d’at­tein­dre les grands mys­tères. J’aime que les poètes la situent à ce niveau. C’est là où, lec­trice de poésie, je me sens  grandie. La lec­ture ne se ter­mine pas, le livre revient, on le reprend. Signe fort.

Mar­i­lyne Bertonci­ni, L’An­neau de Chill­i­da, Ate­lier du Grand Tétras, 2018, 80 pages.

Cré­pus­cule inversé
la nuit s’évanouit
dans l’é­clat du poème

 

J’ai con­tin­ué le par­cours dans cet univers avec  SABLE   (Edi­tions Tran­signum 2019), avec des  repro­duc­tions des œuvres de Wan­da MIHULEAC. Poème traduit en alle­mand par Eva Maria BERG.

SABLE est un nom de femme, le nom d’une femme. Fable poé­tique, Sable évoque une his­toire, celle d’une vic­toire sur l’empêchement de la parole, l’histoire d’un cri, racon­tée à trois voix : celle de la poète, Mar­i­lyne Bertonci­ni, celle de la plas­ti­ci­enne, Wan­da Mihuleac, celle de la tra­duc­trice en alle­mand, Eva Maria Berg. On peut ajouter la dédi­cataire, la mère de la poète, dont le des­tin croisé con­stitue la trame.

Avant d’accéder au texte, nous sommes con­fron­tés à deux pre­mières œuvres de Wan­da Mihuleac, instau­rant l’unité chro­ma­tique qui sera aus­si celle des mots, et l’univers trou­blant d’un élé­ment, le sable, abri­tant l’insolite, et même des signes inquié­tants : en cou­ver­ture, les let­tres rouges du mot SABLE nous avaient alertés.

Au fil des pages, nous allons ren­con­tr­er à la sur­face ou à demi enfouis dans cette matière fig­urée comme le lieu de pro­jec­tions men­tales, un globe ocu­laire, une main d’or, des let­tres en désor­dre, les étranges petites sphères des gouttes d’eau… Il ne s’agit pas bien sûr d’illustrations, mais plutôt d’un com­men­taire visuel du poème.

La scène d’enfance évo­quée par le pre­mier texte soulève les sou­venirs et nous savons que le poème va s’inscrire dans l’exploration mémorielle que, de livre en livre, pour­suit Mar­i­lyne Bertoncini.

L’évocation d’un élé­ment, d’un paysage, est aus­si l’évocation d’un être et de sa présence au monde.
Chargé depuis tou­jours de sym­bol­es et de signes, asso­cié à l’écoulement du temps et à sa dilap­i­da­tion, le sable est ici un élé­ment ambiva­lent qui, com­posant avec la beauté du ciel et des vagues, est aus­si celui qui enfouit, cache, étouffe.

Mar­i­lyne Bertonci­ni lit Sable lors d’une lec­ture per­for­mance à la galerie Depar­dieu à Nice, avec Nar­ki Nal.

Cette matière des méta­mor­phoses et des secrets pos­sède une force insi­dieuse et imprévis­i­ble. Les simil­i­tudes font advenir des paysages qui sont aus­si des sit­u­a­tions men­tales. La cor­re­spon­dance des formes aboutit à une con­fu­sion des éléments :

 

O corps de Danae enseveli sous l’or
du désir   sable  devenu

meu­ble et flu­ide man­teau instable
là pénètre       la  dissout
flamme           palimpseste
d’elle-même

Dans l’éternel inchoat­if des nues qui passent en reflet
Des dunes gris­es de la mer et des vagues de sable
(…)

La dune mime l’océan
les nuages y dessi­nent de fuyants paysages
dont l’image s’épuise dans l’ombre vagabonde
d’un réc­it ineffable

 

 (à rap­pel­er ici la cita­tion en exer­gue de Yogi Milarépa :

« sachez donc qu’allée et venue
Sont comme des songes,
Comme des reflets de la lune dans l’eau. »)

 

 

Dans ce paysage qui est aus­si intérieur, la métaphore femme/sable est d’abord celle de sa des­tinée : fri­abil­ité, efface­ment, enfouisse­ment, étouffement.

 

Elle est allongée comme la dune aussi
nue
ses pieds touchent la mer
(…)

et la bouche d’Elle sans cesse tente
le cri qu’étouffe toujours
le sable qui volète

Mar­i­lyne Bertonci­ni, Sable, Edi­tions Tran­signum, 2018.

La page 44 donne le pou­voir aux allitéra­tions, en français comme un alle­mand, instal­lant une sorte de paysage sonore ; les simil­i­tudes de sonorités entraî­nent des simil­i­tudes de sens qui invi­tent au déchiffrage de la « fable » :

 

Efface­ment ‑ce ment–  ça bleu
Les sables meubles et sans traces
Et la femme sans face sang 

 Elle veut naître
être   n’être rien de plus
mais l’ogre de sable-ocre dévore sa parole

 Sie will geboren werden
Sein   nur sein  nichts sost
Aber der Oger aus Ock­er-Sand ver­schlingt ihre Worte

Wan­da Mihuleac et Mar­i­lyne Bertonci­ni, per­for­mance réal­isée à par­tir de Sable.

L’effacement gagne les œuvres plas­tiques jusqu’à l’abstraction, con­jurée par le palimpses­te de la dernière œuvre de Wan­da Mihuleac.

Dans la dernière page du poème, on assiste, comme à un dénoue­ment,  au sur­gisse­ment, à l’émergence d’une parole qui a déjoué le bâillon :

 

Je déboule dévale le long du flanc de Sable
(…)

Je déboule dévale du giron de la dune
(…)

Je suis fille de Sable
mais les mots
                 m’appartiennent

        Je crie 
                     J’écris.

 

His­toire d’une éman­ci­pa­tion vers la créa­tion et d’un refus de l’effacement, Sable est aus­si un hom­mage à la mère, con­fon­due avec les paysages et les élé­ments qui ont con­sti­tué l’être.

Présentation de l’auteur

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Annie Estèves

Pro­fesseur de let­tres investie dans des pro­jets péd­a­gogiques axés sur les arts et la lit­téra­ture, Annie Estèves a dirigé durant sa car­rière d’enseignante des « class­es pilotes » et des ate­liers de pra­tique artis­tique en col­lab­o­ra­tion avec des poètes, des comé­di­ens et des artistes, mil­i­tant pour une cul­ture vivante à l’école. En 2005, elle a fondé à Mont­pel­li­er avec le poète Jean Jou­bert et la libraire Fanette Debernard l’association « Mai­son de la Poésie », dont lui a été aus­sitôt con­fiée la direc­tion artis­tique. Respon­s­able de la pro­gram­ma­tion annuelle de la struc­ture et de la pro­gram­ma­tion de la man­i­fes­ta­tion « Le Print­emps des Poètes à Mont­pel­li­er », elle s’est alors con­sacrée aux activ­ités de la Mai­son de la Poésie, qui dis­pose depuis 2010 d’un lieu attribué par la Ville de Mont­pel­li­er. En 2016, en hom­mage au poète Jean Jou­bert décédé en 2015, la Ville de Mont­pel­li­er a dénom­mé le lieu « Mai­son de la Poésie Jean Jou­bert », et l’association a pris le même titre. Depuis 2018, Annie Estèves est Prési­dente de la Mai­son de la Poésie Jean Joubert.