Réginald Gaillard, Hospitalité des gouffres

Par |2022-03-05T17:00:20+01:00 21 janvier 2022|Catégories : Critiques, Réginald Gaillard|

A quelle aven­ture le poète invite-t-il le lecteur, en lui faisant signe par le mys­tère de cette alliance de mots ?

Hos­pi­tal­ité des gouf­fres, de Régi­nald Gail­lard (Ad Solem), qui a reçu en 2021 le Prix Max Jacob, ex aequo avec Mon livre, de Patrick Laupin (le Réal­gar), ain­si que le Prix Paul Ver­laine de l’Académie française, est le troisième volet d’une trilo­gie poé­tique,  com­por­tant L’attente de la tour (2013) et L’échelle invis­i­ble (2015). Une trilo­gie qui est aus­si un édi­fice. Car l’auteur est un bâtisseur.

De recueil en recueil, une archi­tec­ture se des­sine, sur les fon­da­tions des scènes d’enfance. Nom­mées « Kinder­szenen », elles emprun­tent à Schu­mann le titre don­né aux pièces musi­cales écrites pour évo­quer la per­sis­tance de l’enfance et son empreinte dans sa vie d’adulte. Ces « scènes d’enfance », non seule­ment con­stituent le ter­reau de l’écriture et de la vie, mais définis­sent aus­si les choix d’écriture.

Il s’agit donc de scènes,  qui ne sont pas racon­tées ni décrites, mais don­nées à voir  et à éprou­ver, comme les états, les sen­ti­ments, les expéri­ences, par visions, images furtives, élé­ments du réel  mêlés de façon trou­blante à ceux de la mémoire ou de la rêver­ie. Cette écri­t­ure restitue la den­sité des moments, leur charge émo­tion­nelle, sus­cite l’empathie : le pro­pre de la poésie.

Régi­nald Gail­lard, Hos­pi­tal­ité des gouf­fres, Edi­tions Ad Solem, 2020, 128 pages, 17 €.

Comme un indice, le pre­mier texte du recueil, faisant signe à Apol­li­naire, est un souhait devenant prière, l’image de ce qui va s’opérer grâce à la poésie :

Vienne le jour nou­veau qui efface la nuit
Et que dis­paraisse enfin le doux tumulte

des voix fauss­es, car elles égar­ent l’esprit,
instau­rent le règne d’un silence funèbre ;

que fonde le givre que partout je dépose,
quand tout sem­ble mort en mes ter­res. Alors,

alors, se lèvera le léger bruissement
d’une robe où enfant je me réfugiais

aujourd’hui de terre rouge salie,
mais, demain, trans­fig­urée de lumière. 

 

Les dis­tiques, les  qua­trains, en vers libres,  les poèmes courts, de quelques vers, les ver­sets, livrent de façon à la fois  pudique et vio­lente, le cœur de l’émotion, du ressen­ti, d’un seul trait.

Qui pleure oublié dans l’ombre d’un coin ?
Un enfant de ferme désor­mais seul- mais fort –

Ren­fer­mé dans la cour de l’école ;
Un orphe­lin qui perdit dans le pli serré

 de la peau du temps, celle qui était sa terre,
ser­tie de sang. Elle file en continu… 

 

Les choix typographiques, la ponc­tu­a­tion (usage du tiret, des points d’interrogation), l’élasticité entre la phrase et le vers, l’enjambement, préser­vent  et restituent la spon­tanéité de la pensée.

Qui de nous deux rejoindra
l’autre pour lui donner

le bais­er fougueux du pardon ?
- J’ai besoin de la ramure de tes bras…. 

 

Le recours per­ma­nent au con­cret et au vis­i­ble font de l’image et des cor­re­spon­dances l’expression naturelle de l’écriture.

Quand même le ciel serait lacéré
Par nos ombres meurtrières,

Recousons-le avec les fils ténus,
Et même usés, de nos poèmes 
(…)

 

Les onze textes  du  prélude  con­stituent un ter­ri­toire auquel l’ensemble du poème se réfère. Ils com­plè­tent, renchéris­sent, ou con­stituent des vari­a­tions sur ce thème (presque au sens musi­cal) des Kinder­szenen de L’échelle invis­i­ble. Ces scènes con­ti­en­nent tous les enseigne­ments pour la vie à venir.

L’état d’innocence de l’enfance  est  boulever­sé par le pre­mier drame,  il est le théâtre de l’ouverture du pre­mier gouf­fre : la mort de la mère. 

Il n’est plus temps de tricher,
De pren­dre la pose et de faire miroiter ;
De croire au mer­veilleux, aux fables.
Les chevaux ne sont plus de bois – las…

 La cloche de l’école a son­né – elle est fêlée.
A son bruit les jeux de l’enfance ont fui

-  Je n’avais guère plus de six ans.
Main­tenant, on meurt pour de vrai. 

 

Voici  livrée l’expérience d’initiation à la cru­auté de la con­di­tion humaine : l’élan vital est désor­mais en per­ma­nence men­acé par ce qui pour­rait le bris­er. Ce qui est le sort partagé de tous, l’éternelle hésitation.

Evo­quée dans les précé­dents recueils, dans une dis­tance sub­tile, la mort de la mère con­fronte l’homme  en devenir à ce qui sera le tour­ment de sa vie : l’injustice du sort et la néces­sité  de croire, mal­gré le silence et le doute.

Ces scènes fon­da­tri­ces ouvrent  sur les trois par­ties cen­trales, aux titres osten­si­ble­ment connotés.

Ace­dia, Dies irae, effa­ta : les ter­mes appar­ti­en­nent au champ de vocab­u­laire de quelqu’un qui fréquente les Ecri­t­ures, en est nour­ri, dont la vie, comme le poème, est imprégnée par la foi chré­ti­enne. Pas d’effusion explicite à ce sujet à la manière des roman­tiques, mais l’évidence d’une col­oration mys­tique assor­tie de signes, de références, comme si, dis­crète­ment, allu­sive­ment, le poète se dis­ait résol­u­ment con­sti­tué par cette vision de l’existence.

Dans L’Echelle invis­i­ble, ces ter­mes étaient déjà présents, dans une par­tie inti­t­ulée « Acédie et colère ». Dis­so­ciés ici, ils mar­quent  la con­science d’une progression.

Ace­dia , titre de la 1ère sec­tion cen­trale, est un mot qui désigne le péché de nég­li­gence de soi, de sa vie spir­ituelle, mais aus­si l’ennui  (au sens de las­si­tude et de tour­ment) de vivre.

Dans cette sec­tion se trou­vent les poèmes de  la ten­ta­tion du renon­ce­ment, du dés­in­térêt pour les luttes vitales et les com­bats. Toute une gamme de sen­ti­ments liés à cet état sont évo­qués, la mélan­col­ie, l’indifférence, le détache­ment  de la vie. On est proche  par­fois du spleen baudelairien.

Arid­ité

Lente pro­gres­sion du chaos, tu peines
Par­mi les pier­res, dans le râle des vents,
A la vie  con­traires. Douceur, chaleur

Ne sont de mise. Ô calvaire
Quand l’attention se fait aride,
Quand l’aigreur cal­cine le figuier. 

 

A jamais me tairai

Pourquoi es-tu si seul et cette mai­son si vide
Quand même t’entourent tes frères,
Mineurs de fond, âpres et bril­lants travailleurs ?

Pourquoi plus rien ne te tranche en deux,
Ni la brûlure des bais­ers interdits
Ni la trahi­son joyeuse des amis ?

Tu gliss­es, lent – et l’ennui bâtit sa demeure. 

 

La deux­ième par­tie, Dies irae,  le jour de colère, le chant de la mort dans la liturgie chré­ti­enne, tant de fois traité comme un motif,  devient un espace poé­tique exploré comme celui d’un homme aux pris­es avec sa foi, ses doutes, et ses pul­sions,  et dans lequel il va côtoy­er  d’autres gouf­fres,  les habiter,  et peut-être y sombrer .

Car la mort qui « repasse » est nom­mée à nou­veau, ain­si que les autres abîmes,   les « vile­nies », les « noces som­bres », le ciel « bouché par la ouate noire/ du sou­venir malade des absents »,

Dans cette par­tie cepen­dant, un com­bat est mené, l’homme cherche à dépass­er l’acédie.  La révolte, la colère, infusent leur énergie.

Je vole au ciel le mur­mure de sa promesse
jamais tenue 

 

Dies irae IV

La nuit est tombée ; com­mence la vie.
Seuls restent éveil­lés les guer­ri­ers en armes

Qui vont, chant sur les lèvres, vers leur mort,
La peur au ven­tre, la peur d’être indignes.
Epreuve du feu, du sexe ; brasi­er de la langue
— Que ne suis-je devenu prêtre, ou sol­dat 

 

La pro­gres­sion con­tin­ue de s’accomplir dans la troisième par­tie cen­trale, Effa­ta. Jean-Yves Mas­son, dans son éclairante pré­face, rap­pelle le con­texte et le sens de ce terme : « Ouvre-toi » est le mot pronon­cé par le Christ pour amen­er à la parole un homme sourd et muet, et le geste qui l’accompagne, dans l’Evangile selon saint Marc.

L’ouverture à la parole poé­tique et à ses pou­voirs,  c’est une injonc­tion que le poète se donne à lui-même, à cet effort d’écrire, de nom­mer ce que l’habitation des gouf­fres lui a appris.

Un seul geste suffira

(…)
Mal­gré tout, mal­gré l’abîme flam­boy­ant, toute
honte bue, au cal­ice cal­ciné, main­tiens sauve

 la pure pos­si­bil­ité de recon­stru­ire en dur,
l’innocente cir­con­stance de revenir

vrai­ment au monde, renou­velé par un geste !
Car seul suf­fi­ra un geste à effac­er l’affront
                      Effata ! 

 

C’est la par­tie dans laque­lle le dia­logue du poète avec sa foi est le plus explicite, où l’image presque physique du Christ tra­verse les poèmes, le moment où il recherche la main amie qui va le con­duire et l’aider.

Une lumière pâle

Per­siste dans le crâne une lumière pile
infime mais tenace. – Calme, n’ayez crainte…

Tant que je la ver­rai luire, tout au fond, 
Sans heurt je marcherai. Et que jamais

Ne me men­a­cent, ni me saisissent
Les ténèbres qui  rôdent, alen­tour et ici. 

 

Par degrés, nous avons été con­duits du fond du gouf­fre  à la lueur puis à la lumière, à la « promesse du soleil ».

Enfin, à la fois comme un aboutisse­ment et comme un mou­ve­ment de côté,  dans la dernière sec­tion, les « élé­ments épars pour une poé­tique », mon­trent un moment où le poète est au tra­vail, où l’écriture a pris toute la place et don­né du sens, et a presque éloigné le doute.

Les « élé­ments épars pour une poé­tique » appor­tent les élé­ments pour un art de vivre.

Le gouf­fre devient l’espace où l’écriture tran­scende le vécu. Le com­bat pour ne pas som­br­er trou­ve dans le gouf­fre lui-même la matière de l’écriture.

La lueur des gouffres

J’avance en aveu­gle, me dirige à l’instinct.

Ain­si seule­ment je vois et con­nais des gouffres
 la lueur hos­pi­tal­ière. C’est parce que je ne sais rien,
ne vois rien ni n’entends comme les autres
que tout m’apparaît pos­si­ble, sous un autre jour, 

comme si je croy­ais, naïf,
en quelque effi­cac­ité de la parole,
à aug­menter la matière du réel
à accroître le désir des regards. 

 

Rim­baud est présent, comme un exem­ple et un sec­ours. (Adieu, Une sai­son en Enfer)

J’espère l’usage, l’usage inconnu

Ecrire, con­tre tout écrire, tenir le pas gag­né,
Arraché aux gra­vats qui s’amassent dans la tête
(…)
J’aspire à la nage, j’espère l’usage ; l’usage inconnu
D’une langue qui osera tout, tout autrement,
(…)
et qu’enfin je voie

et qu’enfin je sente
et qu’enfin je sois

et dans le monde et du monde
étiré entre terre et ciel

entre le chant de la chair
et celui des morts. 

 

C’est le moment de la réso­lu­tion, aux deux sens du terme : le poète est déter­miné, et il a résolu son tour­ment par l’écriture.

Le dis­simulé

-  Que cherchez- vous ain­si comme un fou ?

-  Ce qui demeure dis­simulé, là, que je sens, mais qui échappe à mon regard. Ma chas­se n’est pas folle ; elle est elle-même le sens. 

 

Ce recueil, dans la con­ti­nu­ité des deux autres volets dont il est l’aboutissement, con­stru­it  l’histoire d’un chemin d’écriture qui est aus­si une leçon de vie. L’oxymore  du titre est aus­si une métaphore de la con­tra­dic­tion qui habite l’être humain, entre l’élan vital et le désespoir.

Une « pos­tu­la­tion simul­tanée », asso­ciée à cette puis­sante et archaïque image du gouf­fre, rejoint « L’expérience du gouf­fre » baude­lairi­enne, analysée par Ben­jamin Fon­dane. Attente de la « tour », « échelle » invis­i­ble, hos­pi­tal­ité des « gouf­fres » : que les mots des titres ne nous trompent pas. Le mou­ve­ment est bien celui de l’élévation.

Hos­pi­tal­ité des gouf­fres trou­ble et récon­forte. Un partage d’humanité auquel seule peut par­venir la haute poésie.

 

Présentation de l’auteur

Réginald Gaillard

Régi­nald Gail­lard est un poète, écrivain et édi­teur français né en 1972 à Béthune. Il est le fon­da­teur et l’actuel directeur de la revue NUNC et des édi­tions de Corlevour

© Crédits pho­tos YouTube I KTOtv.

Bib­li­ogra­phie 

Poésie
  • 2021 : Ne pas revenir, accom­pa­g­né d’en­cres de Chan­tal Giraud Cauchy, Livre pau­vre, Col­lec­tion Daniel Leuwers.
  • 2020 : Hos­pi­tal­ité des gouf­fres, pré­face de Jean-Yves Mas­son, Ad Solem (Prix Mac Jacob 2021 ; Prix Paul Ver­laine de l’A­cadémie française)
  • 2015 : L’Échelle invis­i­ble, pré­face de Fab­rice Had­jadj, Ad Solem
  • 2013 : L’Attente de la tour, post­face de Pierre Oster, Ad Solem
  • 1994 : Polymères, Éd Ludovic Degroote
Prose
  • 2017 : La Par­ti­tion intérieure, Édi­tions du Rocher (roman)
Essai
  • 2021 : Eboulis et moraines, Édi­tions Cor­levour (frag­ments, notes & articles)

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Annie Estèves

Pro­fesseur de let­tres investie dans des pro­jets péd­a­gogiques axés sur les arts et la lit­téra­ture, Annie Estèves a dirigé durant sa car­rière d’enseignante des « class­es pilotes » et des ate­liers de pra­tique artis­tique en col­lab­o­ra­tion avec des poètes, des comé­di­ens et des artistes, mil­i­tant pour une cul­ture vivante à l’école. En 2005, elle a fondé à Mont­pel­li­er avec le poète Jean Jou­bert et la libraire Fanette Debernard l’association « Mai­son de la Poésie », dont lui a été aus­sitôt con­fiée la direc­tion artis­tique. Respon­s­able de la pro­gram­ma­tion annuelle de la struc­ture et de la pro­gram­ma­tion de la man­i­fes­ta­tion « Le Print­emps des Poètes à Mont­pel­li­er », elle s’est alors con­sacrée aux activ­ités de la Mai­son de la Poésie, qui dis­pose depuis 2010 d’un lieu attribué par la Ville de Mont­pel­li­er. En 2016, en hom­mage au poète Jean Jou­bert décédé en 2015, la Ville de Mont­pel­li­er a dénom­mé le lieu « Mai­son de la Poésie Jean Jou­bert », et l’association a pris le même titre. Depuis 2018, Annie Estèves est Prési­dente de la Mai­son de la Poésie Jean Joubert.
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