Lauence Bouvet, Le quai et autres poèmes

Par |2023-09-08T11:04:59+02:00 5 septembre 2023|Catégories : Laurence Bouvet, Poèmes|

Il est des regards que nul des­tin n’atteste
Nous étions belles de plus loin que
De nous-mêmes      libres
Penchées sur l’instant
Au ver­soir de la nuit métallique

Deux passerelles entrelacées
Ondu­laient légères avec la Seine
Dans nos yeux d’arondes
Bor­dures du ciel à découper
Selon les pointil­lés… Aux heures
Béantes du soir nous dansions

Un pêcheur d’é­toiles à nos pieds

L’heure du thé

Tout le poids du monde
A bas­culé dans cette tasse de thé
Que vos doigts en faisceau
Dérobent au regard

Sou­venez-vous
Il s’agissait du pre­mier pas
Vers plus d’infini
Le suiv­ant devait être le bon

Mais ce que la main écarte l’esprit
Le retient sur la plus haute marche
Gerbe d’écume ou de flammes
Venue de l’enfance à franchir

Tout le poids du monde
A bas­culé dans cette tasse de thé
Et si de l’eau seul
L’envers était au ciel

Vous n’en pour­riez saisir que le souvenir
Et sa traîne de miroirs obligés

Le témoin

Si Dieu était une femme
Les oiseaux de leurs ailes à revers
Bais­eraient au front les hommes
En habits noir et les enfants précoces

Le silence ne dirait rien de ses bords
De l’intuition sous la lampe
Où le réel se raf­fer­mit du péril
Sous l’escorte d’une présence-sablier

in « Tra­ver­sée oblig­a­toire », l’Harmattan, Poètes des cinq continents

En allant se coucher 

Belle mort beau visage

N’a pas souf­fert on dit     bien reposée

Comme on dirait

Comme si dormir

Comme si c’était pos­si­ble­ment comme

Ta mèreest     morte­ta     mèreest morte

Façon servi­ette enfant trop sage

Belle tenue beau pliage

En rêve sur le fond d’un ciel gris elle

Se demande elle la morte

Si elle l’est vrai­ment car

Rien ne prou­ve qu’elle le soit

On le dit mais on nous ment tellement

Dans quelle ville ?

Dans quelle rue ?

De quel jour s’est-elle défaite

Mon endormie s’est-elle dissoute ?

Pour­tant j’étais riche

Ron­deurs des bras ron­deurs des seins des hanches

Ron­deurs des joues

J’avais une mère

Ron­des heures de mon enfance

Ce qui de l’épaule sur sa peau fraîche

Ce qui de l’expression insistant

Dans mes veines sang de son sang

Fière du rouge à ses lèvres

Fière de sa beauté zyeux verts

C’est-à-dire que ton rire rit en moi 

Que ton sourire sourit en moi

Que ta voix est ma voix

Ce mal je m’y pique d’un seul mot cette démarche

Être ce sabli­er cette fis­sure je m’y glisse

C’est-à-dire que tu es ce par quoi du sel

Sur la plaie

Du désor­dre de la vitesse

Sur les élé­ments épars de ma nature particulière

De l’affolement

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que tes pleurs pleurent en moi

Qu’il a plu d’un ciel sans nuage

Des lam­beaux insoupçonnés

Que ton pas ô rythme de mes pas sur cette neige

Ôtant au décor et l’époque et son âge

Les pleins et les creux courant sur ton visage

L’oiseau noir mesure matin borgne

Le dernier de tes soupirs

Mais la terre délicate

Te pro­longe de ses encres déliées

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que ta mort mord en moi

Qu’il est des moments où je voudrais t’imiter

Mais à moins de mourir cha­cune à mon tour

Celui-ci n’est pas joué

Déjà ton air roulant sur ma peau d’herbe et de vitre

Ton reflet s’y accorderait

Si les lunes pleines des légendes

Et pour vivre ce que vivent les fantômes

Quand se taisent les loups

Cet arbre je m’y colle 

Puis j’avance aug­men­tée du silence végétal

Où les soli­tudes ne sont pas de celles

Qu’il suf­fit d’effeuiller

Cette marche je m’y tiens

Non pour l’épreuve mais pour les traces

J’avance courant d’air mais le vent doit m’y pousser

 

in « Comme si dormir », édi­tions Bruno Doucey

Je rêve que je désire écrire

Une petite table en un lieu incon­nu. Peut‑être une mai­son. Assise à cette table nue, tête 
penchée, j’attends. L’attente sem­ble être ce pays de la peine. Je suis donc penchée dans la 
pos­ture du saule muet livrant à la rivière les pleurs qu’elle connaît.

Dans la per­plex­ité de l’instant, mes pensées vont aux cir­con­stances de la mort de Mère.
Une rumi­na­tion sourde des­sine une moue sur mon visage.
Mère passe près de moi. Elle est vivante. Elle est jeune. Elle passe ou plutôt elle glisse.
Elle glisse c’est‑à-dire qu’elle fend l’air ren­du plus lourd de sa présence énigmatique.
Elle a mon âge, là, au moment même du temps où je la perds.
Elle passe. On la voit être dans un petit couloir.

Rien ne s’écrit dans l’espace du rêve, sur la table traçant une frontière entre Mère morte 
déambulant et l’endormie qui interroge.

C’est l’ivresse des retrou­vailles avec l’enfance. L’ivresse des pos­ses­sions jalous­es. Sans 
partage. Ce ver­tige du retour à la source, qui demeure un par­fum, une paume, une épaule pour 
la douceur.

L’espace que j’emprunte est ce que je nomme interstice 

L’écran blanc du rêve est le monde.

La mémoire peut chas­s­er l’habitant et garder la maison. 

Il suf­fit à Mère de m’être présence. Une traversée libre de la gram­maire du temps.

in « On ne sait pas que les mères meurent », édi­tions unicité

Vous faites comme si

nous ne savions rien de la peur

 

de cette lumière sur l’étagère

de ce frémisse­ment d’herbe à nos tempes

rien du ver­tige à l’échancrure soudé

rien de ce martèle­ment con­tre les murs

quand les rires ont cessé

  ∗

Discrets et dénoncés

à nos joues les contours

 

nos nudités ne savent plus

quoi de la langue ou du visage

choisir la courbe

le retrait ou l’avancée

l’augure ou l’outrage

le corps étranger trop près

étran­gle loin

la prochaine gare est un silence

Par­tons tels que nous sommes arrivés

scan­de l’écho au bout du couloir 

∗                               

J’ai du avoir quinze ans 

dans ce présent de sève et de feu

être pau­vre de cette pau­vreté d’ânesse

sur un chemin de montagne

à fleur de sol du sel sous la semelle

et d’eaux profuses

qui ruis­sel­lent à flanc de nos os :

rêver d’être le chemin

d’être la montagne

l’Edelweiss sur la rocaille

et d’être poète

sans avoir à pleurer

Des jardins arrondis très bas 

cueil­lent notre surprise

c’est dire que le désir est bleu

comme ne peut l’être un ciel d’été

La distance entre nos cuisses

est la dis­tance d’entre nos cuisses

pre­mière et dilatée

la nuance un aveu      l’aveu un constat

ce fruit divisé

dans la moi­teur de nos paumes

Flocon pour sa douceur

 mor­sure pour son sang

 

le pre­mier bais­er pendu

au cou de la fenêtre coule

sur les parois de falaises

fortes et faibles

comme nous

qui sommes faibles et forts à onze heures

sur notre vis­age de silex et de craie

in A hau­teur du trou­ble, édi­tions unicité

Femme sans écriture sans mémoire

Vous penchez ce qu’il faut de nerfs

Vers les voleurs de sou­venirs et versez

Aux jours filants vos heures cathédrales.

Sous cet air de mar­bre blanc votre cri

Est une clé dans un trousseau     cri-douleur

Cri à la criée votre cri d’orfraie brisant

Vos os de dépouille en sur­sis votre cri

Comme une craie usée con­tre un tableau noir.

Vous dites :

Tous les matins sont morts

Rien de ce qui est inhu­main ne

M’est tout à fait étranger

Ne rien désirer

Pas même le silence

Le trot­toir se dérobe sous vos pas

Avant que la chute ne pré­cise sa pente

« J’ai tout per­du, rien ne me manque ! »

Criera le men­songe du fond de son impasse

Votre charme c’était votre soli­tude     et votre style

La preuve de l’existence de Dieu

La forme finale non spécifiée

in « Unité 14 », L’Harmattan

Lèvres qui tremblez

Je n’irai plus par vos qua­tre chemins

La guerre n’est à per­son­ne elle m’appartient

Les voy­ages n’y fer­ont rien

Les regards bleus non plus

Qui insis­tent quand je m’échappe

Comme la mer échappe au point final

De la phrase tou­jours échouée

A se cass­er un talon sur les pavés disjoints

De la vérité qui insiste

A demi-mot même la grâce

N’y peut rien

Enchâssée dans le leurre du verbe

La coupe est pleine au seuil

Qu’il faut boire

Sous le réverbère

Peu importe d’où vient la nuit

Le soleil n’attend pas

De con­naître le nom­bre des étoiles

Pour briller

L’univers se déploie

Mieux que tes mains caressant

Une boule de cristal

J’ai vu pour preuve

Une âme en toute chose

Comme l’aura d’une flamme

Que l’on fixe

Sans pou­voir l’approcher

in Dans le trem­ble­ment du seuil, édi­tions unicité

Adagio

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a sus­pendu son souf­fle au front des étoiles

On dirait qu’elle attend

Bouche bée

Que le jour décline

Les rumeurs, les lumières, les éclats de voix

Afflu­ent en frag­ments épars

La ville s’est arrêtée de respirer

De grandes artères étirées comme des rayures

Con­vulsent  jusqu’à l’heure de l’aube

Débar­rassée de la pesan­teur du tracé

L’absinthe dans les veines

Du rêveur sans sommeil

Quand l’infiniment petit rejoint l’infiniment grand

A l’instant pré­cis du passage

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a sus­pendu son souf­fle à la tempe du dormeur

Et répand la nouvelle :

La ville s’est arrêtée de respirer

Depuis le martèle­ment de ses atomes

Sur ma poitrine

Elle n’a jamais retrou­vé le bat­te­ment du monde

in Melan­cho­lia si, Hélices, col­lec­tion Poètes ensemble

Lau­rence Bou­vet, poèmes, lec­ture par l’auteure.

Présentation de l’auteur

Laurence Bouvet

Lau­rence Bou­vet est née à Saint-Mandé dans le Val-de-Marne en 1966, mais c’est bien plutôt Char­en­ton, où elle vécut vingt-six ans, qui reste pour elle ce temps pré­cieux de l’en­fance et celui de la nais­sance de l’écri­t­ure. Poète, psy­cho­logue clin­i­ci­enne et psy­ch­an­a­lyste (mem­bre de la Société psy­ch­an­a­ly­tique de Paris), elle a pub­lié dans des revues poé­tiques comme les Cahiers du SensComme en poésieVivre en poésieLe Cap­i­tal des Mots, Europe

Elle reçoit en 2005 le Prix Arthur Rim­baud de la Société des poètes français pour son pre­mier recueil Melan­cho­lia si paru aux Edi­tions Hélices poésie. En 2009, elle pub­lie Tra­ver­sée oblig­a­toire et en 2010 Unité 14 aux Edi­tions L’Har­mat­tan. En 2013, elle rejoint les auteurs des Édi­tions Bruno Doucey avec Comme si dormir livre de poèmes sur le deuil et l’enfance.

Elle est Prési­dente du Jury du Prix Poésie en Lib­erté 2016.

Elle dirige la col­lec­tion de poésie Le Vrai Lieu aux édi­tions unicité.

Bib­li­ogra­phie

Œuvres

  • Melan­cho­lia Si, Hélices poésie, Col­lec­tion Poètes ensem­ble (2007)
  • Tra­ver­sée oblig­a­toire, Édi­tions L’Har­mat­tan (2009)
  • Unité 14, Édi­tions L’Har­mat­tan (2010)
  • Comme si dormir, Édi­tions Bruno Doucey (2013)
  • Ce vers quoi, Édi­tions de la Marg­erideavec des dessins de Robert Lobet (2014 ; livre d’artiste)
  • On ne sait pas que les mères meurent, Édi­tions unic­ité (2018 ; Réc­it poétique)
  • Les miroirs ne dis­ent pas tout, Édi­tions unic­ité (2020 ; Roman)
  • A hau­teur du trou­ble, Édi­tions unicité.
  • Dans le trem­ble­ment du seuil, édi­tions unic­ité, (2023)

Présente dans les anthologies :

  • Poésie sur Marne !Hélices poésie (2007)
  • L’an­née poé­tiqueÉdi­tions Seghers (2008)
  • L’Athanor des poètes. Antholo­gie 1991–2011, Édi­tions Le Nou­v­el Athanor (2011)
  • Regards de poètesÉdi­tions Bruno Doucey (2012)
  • Les voix du poèmeÉdi­tions Bruno Doucey (2013)
  • La poésie au cœur des artsÉdi­tions Bruno Doucey (2014)
  • L’al­manach inso­liteÉdi­tions Mines de rien (2014)
  • L’in­sur­rec­tion poé­tique. Man­i­feste pour vivre ici, Édi­tions Bruno Doucey (2015)
  • Les mains fer­tiles. 50 poètes en langue des signes, Édi­tions Bruno Doucey (2015)
  • Le courage, antholo­gie du print­emps des poètes, Édi­tions Bruno Doucey(2020)

Direc­tion d’anthologies :

. Antholo­gie du rêve, en col­lab­o­ra­tion avec Jean-Louis Gui­tard, Édi­tions unic­ité (2018)

. Antholo­gie de l’intime, en col­lab­o­ra­tion avec Jean-Louis Gui­tard, Édi­tions unic­ité (2019)

Liens externes

Autres lec­tures

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