Recours au poème, grâce à Olivia Elias, peut soulign­er l’importance de Gilles Ortlieb, auteur dis­cret et pro­fond qui est aus­si un tra­duc­teur de pre­mier ordre.(E.P.)

 

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En territoire sur-saturé d’histoire et de vie

 

 

 

Tombeau des anges. Un voy­age dans la mémoire des lieux. Un voy­age dans les lieux de mémoire. Voy­age cir­con­scrit dans un périmètre bien déter­miné, l’ancien roy­aume des barons du fer et de l’acier et des gloires défuntes du cap­i­tal­isme français, Usi­nor, Sarcelor, Arcelor… Ter­ri­toire qui fut français, puis alle­mand et de nou­veau français, autre­fois grouil­lant d’une vie ryth­mée par les cloches des églis­es et les sirènes des usines. Jusqu’à 30 000 ouvri­ers à Hayange dans les très fastes années cinquante-soix­ante ; les immi­grés afflu­aient alors de toute l’Europe.

Un chapelet de villes et de bourgs, égrenés le long de cours d’eau, avec des noms en « ange » : Algrange, Clouange, Flo­r­ange, Morhange, Nil­vange… Un monde fait de local­ités bal­afrées, couturées de partout, de petites villes de peudévastées, piét­inées, désertées, mar­quées par les guer­res, l’exploitation fréné­tique des ressources, la destruc­tion des usines et l’abandon, une fois l’intérêt économique épuisé.

Une atmo­sphère à la Hop­per. Vie col­lec­tive réduite, rues majori­taire­ment peu­plées de per­son­nes âgées, des retraités por­tant des vête­ments de la même couleur — beige, noire, bor­deaux — que leurs voitures. Quelques très rares touch­es de couleur : une nappe vert pré, une chemisette turquoise, la robe rose d’une petite fille.  Pour le reste on repassera ! Les bâti­ments sont noirâtres, les ruelles grisâtres, les feuilles du palmi­er verdâtres sous la lumière du néon dans le restau­rant où se réfugient, à l’heure des repas, les voyageurs de com­merce solitaires.

Gilles Ortlieb, pour­tant, ne se lasse pas d’y aller et d’y retourn­er.  Pour con­stater quoi ? Que la liq­ui­da­tion est totale, comme l’annonce l’affiche sur la vit­rine d’un mag­a­sin ? Faut-il l’interpréter comme le signe d’une mort très prochaine ? Pas si vite ! L’auteur se retient de jeter la dernière motte de terre et hésite con­stam­ment quant au diag­nos­tic. Rémis­sion ? Con­va­les­cence ?  Une chose est, toute­fois, claire : si l’on n’en est pas encore au stade final, l’existence de ces organ­ismes vivants est une exis­tence rabougrie, dimin­uée, annon­ci­atrice peut-être de ce qui attend le visiteur.

 A ce stade, l’on pour­rait ten­ter une ques­tion. Est-ce cette impos­si­bil­ité à pos­er un diag­nos­tic qui pousse l’auteur à établir inlass­able­ment l’état des lieux ? Ou bien espère-t-il que le temps con­sacré à son tra­vail d’entomologiste repoussera d’autant le moment de tir­er le trait final ?

 

Le vivant conçu comme une sédi­men­ta­tion du temps

 

J’ai par­lé d’entomologie ; le terme con­vient bien à cette entre­prise de déchiffrage du palimpses­te tatoué sur la peau des villes. Entre­prise qui mobilise au plus haut point le regard et la capac­ité d’attention aux détails — qual­ités que Gilles Ortlieb a eu ample­ment le loisir de dévelop­per grâce à sa longue fréquen­ta­tion des trains. 

Regarder c’est choisir, dis­ait John Berg­er. Choisir ses pri­or­ités, ce à quoi on accorde de l’importance. Regarder, c’est aus­si aimer. Ensuite, quand on est auteur, on s’efforcera de partager ses trou­vailles avec le lecteur. Dans Tombeau des Anges, il s’agit pré­cisé­ment de don­ner à voir ce qui est caché, poussé du pied sous la table, con­sid­éré comme sans valeur car périmé.

Sur­si­taire, obsolète, les mots revi­en­nent comme une litanie, stig­ma­ti­sant tour à tour usines, choses et hommes, tous con­damnés par les lois de la moder­nité et de la con­som­ma­tion indus­trielle. Pas de théorie ici, si ce n’est une con­cep­tion du vivant conçu comme la sédi­men­ta­tion du temps.

L’auteur décrit très minu­tieuse­ment ce qu’il voit, les villes qu’il tra­verse, les églis­es et les mon­u­ments qu’il vis­ite, les hôtels et les cham­bres où il dort. Il s’intéresse aux noms des rues et des com­merces et à ce que dit leur change­ment de l’histoire et de l’évolution de ces com­mu­nautés. Il rap­porte des solil­o­ques, des brides de con­ver­sa­tion, des paroles qui meublent le silence, les nou­velles échangées dans les bars…

On est ici face à un tra­vail à plusieurs entrées qui tient du reportage, du roman et de la poésie, chaque par­tie con­tribuant à éclair­er le tout sans l’épuiser et four­nissant assez de grain à moudre et assez d’espace blanc pour que l’imaginaire du lecteur puisse se déploy­er. A lui de piocher dans la mosaïque d’indices offerts par le guide au regard bien­veil­lant et compatissant.

Par­mi les indices, il y a la retran­scrip­tion sur deux pages de ce qui reste d’un cahi­er récupéré dans une décharge qui lis­tait les motifs de licen­ciements dans une usine Wen­del, accom­pa­g­nés par­fois de com­men­taires édi­fi­ants. Usure, acci­dents du tra­vail, actes d’insubordination, sui­cides (dont deux par pendai­son), assas­si­nat, noy­ade… Témoignage ter­ri­ble sur la con­di­tion ouvrière au tout début du siè­cle passé. 

Il y a aus­si un échange de let­tres, étalé de 1947 à 1970, entre une femme qui signe S et qua­tre cor­re­spon­dants. D’elle, on apprend qu’elle attend son cinquième enfant et qu’elle a peur de le per­dre. Femme d’ordre et de respon­s­abil­ités, investie dans l’accueil des pris­on­niers libérés, elle souf­fre de cyclothymie. L’on voudrait en savoir davan­tage et on se met à rêver : quel âge avait-elle, jusqu’où avait-elle pour­suivi ses études, quel était son statut social ?

On dis­pose aus­si de l’inventaire, établi le 23 févri­er 1789, des biens d’une cer­taine Car­o­line Schmitt, domi­cil­iée à Hayange. A son décès, le tiroir de la vieille armoire était vide, tout comme le cof­fre, et « tous les biens chétifs et effets inven­toriés ont été estimés à 36 livres et 7 sols ».

Dans un autre reg­istre, on trou­vera le déroulé d’une mat­inée de juin, dans la ville de Lan­gres. Rédigé au futur antérieur, le réc­it est ryth­mé par les cloches de la cathé­drale « qui s’obstinaient à faire son­ner sur deux notes, ce qui aurait pu ressem­bler à un va et vient insis­tant entre passé, présent, passé, présent ».  La diva­ga­tion se ter­mine sur une envolée : « Lan­gres, larges gares, anges las, langes sales, sang, gale et gel. Cent qua­tre-vingt-qua­tre jours restants, et peut-être moins. Pour la Saint-Mar­tial, la faux est au tra­vail ».

Et soudain, après avoir mis pour la énième fois mes pas dans ceux de Gilles Ortlieb, il me sem­ble com­pren­dre plus claire­ment les raisons de sa fas­ci­na­tion. Délais­sés, méprisés, ces ter­ri­toires en « ange » appa­rais­sent SUR-sat­urés d’histoire et de vie. Non la vie idéale des affich­es de pub­lic­ité et des lieux par­a­disi­aques mais la vie réelle avec ses douceurs et ses espoirs, ses angoiss­es, ses blessures et ses férocités.

Tombeau des anges, un livre que l’on lit, que l’on ferme et que l’on reprend.

 

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Symphonie ferroviaire, entre hier et aujourd’hui, sur la ligne 162 Bruxelles-Luxembourg

 

Dans ce Guide bleu – recueil bilingue anglais-français, mag­nifique­ment traduit par un autre poète égale­ment pas­sion­né de voy­ages en train, Gilles Ortlieb — Patrick Guin­ness nous offre un con­den­sé des cen­taines de tra­jets qu’il a effec­tués depuis l’enfance le long de la ligne 162, Brux­elles-Lux­em­bourg. Vingt-deux poèmes, dont dix-neuf pour autant de gares où le train s’arrête encore.

Des poèmes nés de tous ces moments écoulés entre départ (mot si défini­tif et irrévo­ca­ble) et par­tance (qui dit l’éloignement en marche, un con­gé) dans cet espace-temps à la fois figé et mobile que con­stitue un par­cours ferroviaire.

Mis bout à bout, ils for­ment la sym­phonie fer­rovi­aire et insu­laire d’un monde dont le décor — le dix-neu­vième siè­cle s’obstinant à vibr­er sur les rails, le vingtième n’étant, selon l’auteur, qu’une rame attardée – ain­si que les lois sont plan­tés dès le début.

Pre­mière loi : Aucune goutte ne fera débor­der le vase. Ni le bruit d’un convoi/ tour­nant l’angle et dont le sif­flet vient s’enrouler autour de l’écho du dernier train, des années plus tard à la Gare cen­trale. Ni Gare de Léopoldville, la péniche /glissant sur des eaux rou­gies par le sang et piquetées de dia­mants. Ni la liq­ui­da­tion plusieurs fois déclarée totale.

Deux­ième loi : l’aisance avec laque­lle se fab­rique l’Oubli dans cette époque gou­vernée par l’obsolescence qui pour­suit con­tin­uelle­ment son œuvre mortifère.

 

Emblé­ma­tique de ce tra­vail de sape, Brux­elles Luxembourg 

        « Quelque chose prend forme sous nos yeux, un
     Léviathan que l’indifférence
         et l’humidité ne cessent plus d’engraisser : l’Inconscient
bureaucratique
          avec ses alpha­pages, ses télé­phones porta­bles et ses
presse-pantalons …
          …Une langue nou­velle, sans nom, a pris
pos­ses­sion des affich­es et des enseignes 
           — Euro Dago, Le YES Bar, Het Leader Bowl­ing… »

 

La destruc­tion cul­mine à Brux­elles la Chapelle

        « C’est la plus morte des gares fan­tômes : la plus morte
puisque trépassée
           de fraîche date : d’abord rénovée, puis hermétiquement
scel­lée, embaumée
          dans les euros, un sar­cophage de graf­fi­tis sous des allures
de skatepark … ».

 

Mais le poète se déclare présent. Entre réminis­cences et réal­ité d’aujourd’hui, il nav­igue pour rétablir les con­nex­ions, sen­si­ble aux effluves des docks, aux ren­con­tres incon­grues, telle celle d’un pigeon et d’un clochard, au bleu du ciel, sans esprit de suite, à la fureur d’algues verdis­santes, aux wag­ons de marchan­dis­es qui rouil­lent par­mi les iri­sa­tions autom­nales et dont l’acier est comme plaqué d’or, à la vie qui s’obstine à l’instar des plantes sauvages qui poussent vers le soleil en s’agrippant aux roues.

J’aurai une pen­sée pour Mac Guin­ness lorsque je prendrai le train.

 

 

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Olivia Elias

Poète de la dias­po­ra pales­tini­enne, née à Haï­fa, Olivia Elias a vécu au Liban où sa famille s’était réfugiée après avoir été con­trainte à l’exil. Elle a effec­tué ses études supérieures au Cana­da où elle a enseigné les sci­ences économiques au niveau uni­ver­si­taire, puis s’est établie au début des années 1980 en France.

Olivia Elias écrit depuis tou­jours mais n’a décidé de pub­li­er que récem­ment. Après Je suis de cette bande de sable pub­lié en mai 2013 (épuisé), est paru L’espoir pour seule pro­tec­tion, pré­face de Philippe Tancelin (édi­tions alfabarre, févri­er 2015), puis Ton nom de Pales­tine (édi­tions Al Man­ar, jan­vi­er 2017). Elle a eu l’occasion d’en lire des extraits dans divers cadres/lieux : Maisons de la poésie en France et en Ital­ie, Print­emps des poètes, médiathèques… Plusieurs de ses poèmes ont été traduits en ital­ien par le poète Gian­car­lo Cav­al­lo. D’autres sont parus dans le sup­plé­ment lit­téraire de L’Orient le jour, les revues Phoenix et Con­cer­to pour marées et silence ain­si que sur Recours au poème et Terre à Ciel. Olivia Elias finalise actuelle­ment son prochain recueil de poésie.


A lire dans Recours au poème : “Coeurs-Tam­bours et autres poèmes”