Uppercut littéraire
J’abonde, bouge, avance un peu trop vite, je démarre
des moteurs, des danses, des envies se font en
moi sans gêne, sur la plage ou dans le jardin de
mes parents qui brûle…/…
Victor Malzac : Victor comme Hugo, Malzac comme Balzac, on dirait un pseudo à la Patrick Bruel. Pour l’heure inclassable/insaisissable pour cause de jeunesse, difficile à cerner…( à palper, écrirait-il), malgré ce qu’il écrit et ce qu’on a déjà écrit sur lui ; en dépit de sadite jeunesse.
Le clavier de Victor Malzac est en surface au moins un mix de La Fureur de vivre et de Soudain l’été dernier sans la victimisation. En aussi percutant, quoique en poésie sur le papier et pas en chair et en os à l’écran.
En 1871, les Vilains Bonhommes ont dû ressentir quelque chose d’approchant en entendant Rimbaud lire Le Bateau ivre.
Pas souvent là où on l’attend, Malzac.
Au fait, où en est-il, aujourd’hui ? Le recueil Vacance remonte à fin 2022. Depuis, vite, en 2024, il y a eu le roman, Créatine, dans une veine voisine, à ce que j’en devine des critiques que je feuillette — mais je préfère ne pas le lire avant d’avoir rédigé ceci. Avant de me jeter dessus après.
Très chic, Vacance, l’objet, dans la collection grise de Cheyne en Ardèche. Très fin, le rouge sous le gris comme une semelle Louboutin.
Moins chic, moins fin, Sète, là où ça se passe, quoique en métamorphose de nos jours, comme Arles et La Ciotat, les vieux bastions communistes maritimes du Midi la rouille, le métal, les pneus, badigeonnés soudain d’investissements libéraux. Car ils ont en fond ce Midi-là le sable et les palmiers du grand renversement, les mots du petit jeune, ou de la petite jeunette — on s’en fiche -, à scooter ou en skate — on s’en fiche.

Victor Malzac, Vacance, Cheyne, 2022.
On s’en fiche parce qu’au-delà de ce qui forcément passera, sera trop marqué par son temps, genre, etc., début des années 2020, il y a son uppercut littéraire.
et les disputes et les combats c’est beau et les gens qui
se collent et se battent par terre et les cris et le cri du
perdant c’est beau
Le temps de me ramasser, k.o., au bout du bout les grues les chantiers, des étoiles vrillent pêle-mêle, dans mon crâne : Vathek, Forgetting Elena,Cobra, Héliogabale [Beckford, Edmund White, Severo Sarduy, Alberto Arbasino] Pourquoi ces titres-là ? Peut-être parce que je suis, par cette lecture, sonné et brutalement renvoyé à mes amours de jeunesse. A en croire l’éditeur : « La poésie de Victor Malzac chahute les lecteurs. Elle leur fait ressentir à nouveau ce qu’est la vie quand celle-ci n’est encore qu’une promesse qui pointe » ; ou, à en croire la préfacière : « C’est le pari de Victor Malzac : nous donner dix-huit ans à nouveau et le sentiment d’urgence collé au corps comme un maillot mouillé. »
Espérons que la promesse et l’urgence demeureront, pourquoi pas, même après que la vie aura pointé, atteint son zénith et commencé à décliner. Avec une légère dérive style Les Vacances de Monsieur Hulot, sans doute.Espérons que Victor conservera sa promesse, son urgence (… il écrirait : son « muscle »). Souhaitons qu’il continuera à mouiller le maillot. Mais ne le limitons pas à sa jeunesse. Ecoutons, d’ailleurs, son narrateur :
je veux qu’on me laisse à tous les corps, les corps
adolescents ou non, les corps neufs et les corps
abîmés, …/…
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ça l’important. L’important, c’est son uppercut littéraire.
Un pavé par page [non, pavé n’est pas le mot : la justification est en drapeau droit], absence de majuscule pour faire poésie, un point, un seul, au bout de chaque page, un point c’est tout. Pas de fer à droite justification forcée, rien de forcé dans sa prose… poésie… rien de rigide, le drapeau oscille gentiment tel le fanion vert de la p.l.age de Palavas-les-Flots les jours sans coup.e.s de vent. Une p.l.age mi-raide mi-élastique comme la démarche de Monsieur Hulot.
On pourrait penser, jusqu’à un certain point [… « jusqu’à un certain point », répéterait un psychanalyste en ménageant un long silence avant de congédier son patient, avant de partir en vacance.s au bout du bout], qu’on aurait pu appeler cela « vacances » avec un « s ».
Le décor, en effet, est planté sauf que.
la mer, la plage sale, ce qu’on voit à la télé, les
reportages, les documentaires, le Crau du Roi le
Cap d’Agde Carnon, Sète, l’étang de l’Or, l’étang de
Thau, les familles, la police municipale qui tourne
en voiture, les sauveteurs, les corps qui gisent, les
noyades, les serviettes…/…
La vacance au singulier rôde bel et bien au sein des vacances — témoin l’intrusion du reportage télévisé dans le jour ensoleillé, de la présence ou de l’absence de virgules, qui tournent dans les énumérations comme la police municipale au bord de mer -, vacance du narrateur face à une surcharge d’informations visuelles, auditives, olfactives, sociales.
…/… les flamants roses
dans la boue, sur la digue, à l’abreuvoir et dans les
vignes, j’aime ça, c’est moi complètement, c’est moi,
c’est moi aussi le mort dans les sacs en plastique et
dans le sable et dans les ventres, le mortier, dans
… vacance ou trop-plein du monde au repos repus à la plage ou du monde actif pas à la plage qui n’en oppresse pas moins le lycéen sur le sable
…/… je ne
veux pas mes notes, mes contrôles, non, je ne veux
pas de la cantine à midi, du cordon bleu épinards
pâtes carottes pauvres en sel, je ne veux pas de la
pornographie pour compenser.
Nous, c’est exactement ce que nous voulons, exactement ça : je ne veux pas de la
pornographie pour compenser.
son uppercut littéraire
dans les salles de sport, dans les jardins publics,
dans le garage ou dans ma chambre, les tractions,
les machines, les haltères, la fonte, je me muscle, je
nous voulons son coup bien envoyé qui, dissimulé jusqu’au dernier moment, touche fort au menton.
Dans une énumération qui (pubis, seins, poils) tient de l’enchaînement de boxe, un crochet, d’abord : dans «ses bras vitaux ; puis l’uppercut : ses bras qui me concernent [mes gras].
Certains mots, souvent adjectifs, mais pas seulement, tranchent dans la logorrhée, antithétiques, et pas seulement parce que déchets, plastique et bactéries côtoient la mer et les vagues .
Dans l’énumération qui suit, le premier et le dernier terme sont sémantiquement proches de ceux qu’ils enserrent mais leur léger bond de côté, leur esquive fait des merveilles : je suis proche des bêtes, ça veut dire, des monstres, des juments, des ânes, des poulains, des taureaux, des chiens, des flamants roses, des saillies…[mes gras] Ailleurs, on note : les museauxdes gens. Qui n’est pas une métaphore ou pas tout à fait.
Malzac ne donne pas « tout à fait » dans les figures de style même si, à l’occasion, il joue avec la métonymie comme un chat narquois avec une souris grise prise
…/… je remplis
des seaux, je peux rouler des pelles, je peux détruire
des châteaux de sable
Il crée, dans une sorte de non sequitur perpétuel qui n’est pas tout à fait un non sequitur, une écriture qui tient la dragée haute aux amateurs de poésie.
Ces « pas-tout-à-fait », et ces « sorte de » font la hardiesse et la réussite de cette langue-là, qui transforme ses ruptures en tremplins de sa récitation.
Je porte ma tenue, mes fringues toutes neuves, découvertes au printemps, je m’embellis de jour en jour sans crainte, je n’abîme rien, sur la plage tout le monde veut mon bien, mon style et mon immense feu de paille, et tout le monde est sans colère, les garçons et les filles s’abandonnent à moi, sans âge, tout le monde court me sauver depuis la cabine, je nage avec tendresse et grande facilité, dans le miroir je me regarde le matin, mes abdos sont tendres, mes mains sont tendres, mes cheveux sont lavés, je m’épie, je me parle, je m’enlève le poids d’un navire en parlant… [mes gras]
Les mots d’une énumération qui va toute à peu près dans un sens se révèlent tout à coup n’avoir que servi de prétexte au poète, qui, pendant ce temps, mesurait son allonge : ses mots n’avaient fléchi les jambes que pour mieux nous porter un coup à distance : un mot qui n’appartient pas à la liste, une idée qui dévie. Ces coups à distance remplacent les rimes d’autrefois, renvoient instantanément la poésie de papa dans les cordes.
Le lecteur est embarqué par le flot vers une métaphore (là on peut sans doute parler de métaphore : « le poids d’un navire »), mais avant cela il est ballotté, cahoté, incapable de lâcher le bordé. L’avancée est rythmée, ô combien rythmée, à en être déclamée sur scène par un Fabrice Lucchini qui ne vous laisse pas un instant de répit.
…/… le môle et le théâtre
de la mer, tout m’appartient,…/…
Seul le point au bout de chaque page nous permet de reprendre le souffle du narrateur et de rythmer notre lecture.
Et puis comme un cheveu sur la soupe comme il se doit et là est le génie, vient un autre uppercut : mon docteur longtemps. Complément dej’attends ? Le corps d’un autre.
mon docteur longtemps est un coup puissant qui fait des dégâts chez le lecteur la lectrice. Dur à parer. Puissant à quel point, il.elle ne s’en apercevra que plus tard. Allez donc y voir. Allez donc y lire.
je suis dans mon corps comme dans un justaucorps.
*
ce que j’ai vu ça m’a tué, c’est là, c’est ma demeure,
mon remède, je suis prophète en mon pays, la
Méditerranée c’est le feu, la dinguerie, le territoire
brûle et pleure en pleine canicule, c’est le lieu d’une
maladie grave, d’un aveu, ça vaut bien mon déluge,
mon navire, ma barque et mon école en sacrifice,
et tout le reste est noir …/…
Tout cela, au fond du fond, est d’un grand, d’un vénérable classicisme. Comme un match de boxe bien mené. Rien de honteux là-dedans. Un grandiose uppercut littéraire. Ca valait la peine, finalement, Victor, d’user tes fonds de culotte sur les bancs d’école.
Présentation de l’auteur

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