« Je tords bien plus volon­tiers une belle sen­tence, pour la coudre sur moi, que je ne détords mon fil, pour l’aller quérir. Au rebours, c’est aux paroles à servir et à suiv­re … » Montaigne

Voix 2 Col­lés sur Jade nous nous bran­lons, forte­ment, tan­dis qu’elle lèche, suce, tente d’aspirer nos deux glands, nos jets de sperme presque simul­tanés. Guénin

Dans Anatomies du Néant on nous dit : « c’est un livre de poésie expéri­men­tale accom­pa­g­né d’un man­i­feste. » La par­tie poésie du livre com­prend neuf sec­tions. Elle com­mence par Babil (bavardage con­tin­uel, enfan­tin ou futile. Vocal­i­sa­tions spon­tanées émis­es par les nour­ris­sons nous dit Larousse) Trois voix se parta­gent le texte. Une voix pornographique qui nous dévoile des aspects de l’acte sex­uel sans amour. C’est la bête humaine tirant le plus de plaisir pos­si­ble des bas morceaux de manière homo ou hétéro­sex­uelle. Une voix philosophique qui clame le cérébral sous forme d’affirmation ou de ques­tions. Une voix plus poé­tique. Toutes ces voix se mêlent, mais seule, la pre­mière traduit un état des lieux avec clarté. Les deux autres voix se lisent avec plus d’ambigüité,  de doute, d’incompréhension et s’opposent ain­si à la pre­mière plus descrip­tive dans un vocab­u­laire cru, voire grossier. Les sens sont mis à nu au détri­ment de la rai­son, ce sont des pul­sions non maîtrisées, la mise en exer­ci­ce de fan­tasmes obscènes ou jugés tels. On y atteint un point d’orgue non pas par la pen­sée mais par l’extrême jouis­sance. Les par­ties du corps sont vues comme des objets sans affect, sans sentiment.

Dans Babel, toute une série d’informations, d’accidents, d’incidents, de bavardages  quo­ti­di­ens futiles et sans fin dont le but n’est pas de dire mais d’occuper un  max­i­mum d’espace sonore comme la pub, les médias qui sem­bleraient vouloir rem­plac­er la pen­sée, voire l’annihiler pour ne faire appa­raître que des pul­sions. Le tout se fait dans le choc de phras­es à sens pré­cis ou indéter­miné. Deux types de car­ac­tères se parta­gent les pages, les plus grands étant, peut-être, des débuts de poème. Les plus petits sont un martèle­ment d’évidences, de voix enten­dues, d’idées toutes faites, de mots d’ordre, de vérités dans les domaines les plus divers. Cette log­or­rhée  s’interrompt sur des bouts de phras­es inachevées comme si nous avions déjà tout com­pris. La con­clu­sion du tout : Monde on te rêve. Rêve-t-on le monde ou nous oblige-t-on à le rêver dans un but déterminé ?

Dans Tégu­ments, nous sommes aspirés dans et par un flot de paroles sans ponc­tu­a­tion, un peu style télé­graphique d’où les arti­cles ont dis­parus assur­ant une accéléra­tion d’un dire dont le sens va se per­dre au creux de chaque mot. Quelques mots anglais appa­rais­sent pro­longeant le français sans qu’il y ait en fait rup­ture. Par­fois, on croit y décel­er un sens, puis tout s’efface dans un amas insol­u­ble de mots qui ne se répon­dent plus l’un l’autre, se croisent, se chevauchent, se téle­scopent. Serait-ce une forme de coït par­lé ? …Cap­ta­tion des traces décu­ple Rythme général aggravé par effets de décharges ver­bales dès que se dur­cis­sent les échanges de souf­fles jusqu’au fond des langues Volon­té dénoy­autée table rase d’images libres… La forme dépassée, nous trou­vons un fond, bien solide, bien rationnel. Il suf­fit de faire les liens et tout s’éclaire. Il est dit : Tégu­ments de sphères : « poème incan­ta­toire sans ponc­tu­a­tion à pro­pos de l’emprise tech­no-cap­i­tal­iste sur les esprits et les sexes. »

On nous éclaire sur les trois par­ties suivantes :

Ter­mi­naisons : “un poème par­o­dique qui mélange des élans lyriques raf­finés avec des pro­pos très crus”. 

 Antéverbe : « un chant dans lequel l’Aède se déchaîne con­tre sa Muse inspi­ra­trice-dom­i­na­trice. » Pour finir en beauté ver­bale, Muse, déam­bule au colum­bar­i­um du Pou­voir ven­tral des tronch­es de mas­ca­rades humaines auto-érigées pour mas­quer les culs de cinglés de nos vies bien mal cousues. Voici un excel­lent aperçu de l’idée générale dévelop­pée dans ce livre de Guénin. La rai­son revient par la voix de l’Aède. L’auteur n’efface rien, il ajoute, scelle les con­traires sous le nom de vie.

 Défer­lements : « les paroles de fer­veur et de fureur des révo­lu­tion­naires de 1793 ont pour échos des sen­tences énig­ma­tiques et sulfureuses. »

Dans Natu­ra on nous dit : « ce chant  post-lucré­tien est un hymne au chaos con­tem­po­rain. » Ce pas­sage pour­rait être con­sid­éré  comme une trame pour scé­nario ou pour texte. Le latin sur­git dans les titres, même pour un non latin­iste cela ne pose pas plus de prob­lème que pour le reste, nous sommes bien dans un chaos du sens si l’on prend le texte dans son ensem­ble. Mais de mots isolés ou de petits groupes de mots peut sur­gir un sens qui ne se rat­tache à rien dans l’ensemble. Ou plus exacte­ment qui éclaire de manière plus sub­tile le sens général du livre : Clartés injec­tées  Ici + éclairs  livides de civil­i­sa­tion ses calmes démo­li­tions  Demeure+ par­tu­ri­tion aveu­gle + amas de paroles échafaudées sans répons­es bénies  NOX NEX // NEX NOX  (j’ai ressor­ti le vieux Félix Gaffiot, le dic­tio­n­naire, qui attendait sur l’étagère depuis longtemps sa petite util­ité encore…).

Dans Exis­tenz « un réc­it saphique éro­tique jalon­né de métaphores lyriques. » Nous sommes entre Se mul­ti­plient les jeux de lumières sur nos chemins con­nement frag­iles et je vais t’éjaculer un peu de ma pisse, tu vas me boire ma belle, tu vas boire, oui. Nous sommes coincés entre le cérébral de la pen­sée et les phan­tasmes sex­uels : les deux sources de notre vie, l’une plus avouée que l’autre.

Dans Lyses. « Trois poèmes qui sont présen­tés en trois colonnes par­al­lèles : le pre­mier est sen­ti­men­tal, le sec­ond est poli­tique, le troisième est obscène. » Sous une autre forme, nous revenons à Babil…. Rien ne saurait être pire que de / chang­er de stratégie. 

Le post-scrip­tum reprend la parole tra­di­tion­nelle, celle de la com­mu­ni­ca­tion ordi­naire. Guénin donne des expli­ca­tions fort intéres­santes sur sa con­cep­tion de la poésie et du lan­gage en faisant appel à quelques cita­tions de Gleize, Bon­nefoy, Hei­deg­ger : des garanties. Texte qui traduit l’écart entre la langue com­mune et cette autre, dite poé­tique. La poésie emploie les mots ordi­naires en les dépas­sant. Ecrire le poème est un acte sec­ond, le pre­mier étant l’intense écoute de ce qui nous entoure reliée à nos pro­pres pul­sions, sen­ti­ments et pensées.

«  Le lan­gage de la poésie ne dit pas, ne décrit pas, ne racon­te pas, ne porte aucun mes­sage : il ray­onne » Ancet
“La poésie est tout à la fois vision et dépos­ses­sion”. Pfister
“On n’ex­plique par le phénomène poé­tique, on le con­state”. Perros
“La poésie est la pos­si­bil­ité d’autre chose”. Mallarmé.
“La poésie n’est pas un jeu mais une expéri­ence”. Maulpoix.
Dans la poésie mod­erne “sim­plic­ité de l’ex­pres­sion, com­plex­ité du con­tenu” Hugo Friedrich

Quelques déf­i­ni­tions per­son­nelles de la poésie qui s’applique bien au con­tenu de ce livre.

Philippe Guénin nous dit : rechercher des paroles dif­férentes – un mot  pour un autre n’est-ce pas aboutir à une non-com­mu­ni­ca­tion, n’est-ce pas le rejet de la poésie comme parole incom­préhen­si­ble. La poésie peut s’atteindre avec le mot le plus usé pourvu qu’il soit « juste de ton, juste de voix » dit Philippe Jac­cot­tet. L’auteur fait une mise au point : …gar­dons-nous de dén­i­gr­er cette langue nor­ma­tive « naturelle » dont nous sommes-comme êtres de paroles-entière­ment dépen­dant, mais à l’intérieur de laque­lle nous pou­vons con­sciem­ment don­ner lieu à des épanche­ments ver­baux a‑normaux, des nuées de métaphores élaborées ain­si en rup­ture avec ce qui nous est don­né à voir et à dire. Tout est réc­on­cil­ié avec le tout. La poésie est sim­ple­ment une autre pos­si­bil­ité. Une expéri­ence enrichissante visant à décrot­ter le lan­gage banal, éculé, fatigué, un dire qui s’épanouit par lui-même étant sa seule ressource, son seul miroir, sa rai­son d’être : telles Anatomies du Néant.

Guénin nous a livré son ADN. Il recherche ce « bruit de la terre »  qui se fait enten­dre dans la sphère du porno-poli­tique. La poésie est résis­tance au défer­lement, excel­lente remar­que qui remet la poésie à sa place. Plus qu’une poésie expéri­men­tale, je par­lerai de poésie per­son­nelle. Le titre s’il ouvre le livre, le  clôt aus­si. Est-ce pour le cir­con­scrire, l’empêcher de s’effacer ou de se répan­dre, une par­en­thèse dans la pen­sée, un moment dans le quo­ti­di­en, un écart de la norme, deux têtes sur un même corps… ? En poésie, l’important n’est pas ce que l’on dit, mais com­ment on le dit. Ce sont des expéri­ences non pas pour tor­dre les mots, mais pour tor­dre les rela­tions entre les mots.

Il doit arriv­er que les inten­tions de l’auteur ne coïn­ci­dent pas avec la lec­ture du livre. Ce sont de nou­veaux éclats, une plu­ral­ité de sens qui nous enrichissent, ouvrent l’esprit pour une réflex­ion inin­ter­rompue. Tant de choses restent encore à dire, mais je laisse cela à d’autres lecteurs. 

Ce livre est une forme, il ne se laisse pas lire à la pre­mière lec­ture. Il résiste et le sens lente­ment sort de la forme après plusieurs lec­tures atten­tives et rigoureuses. Je crains que le nom­bre de lecteurs en poésie, déjà peu nom­breux, soient rebutés par cette expéri­ence. Par une longue note, qui peut se lire indépen­dam­ment des textes, l’auteur s’explique. J’espère que cela suf­fi­ra à don­ner le goût de la lec­ture à ce tra­vail intel­li­gent et con­stru­it se référant à notre cul­ture. Il mérite réflex­ion et atten­tion car il par­le de notre monde.

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