1.

Mieux que nous les enfants le savent, écoutons-les
à tra­vers la cloi­son, même lorsqu’ils se taisent,
jamais ils ne se trompent, il a neigé,
il va neiger, bien avant de courir vers la fenêtre,
d’écarter le rideau, d’offrir les yeux,
puis de bat­tre des mains dans l’évidence matinale,
de tout leur corps ils respirent, ils s’unissent
au monde sans fron­tière : entre la hâte et la patience
ils ne choi­sis­sent pas, entre le froid et la brûlure,
cha­cun des gestes qu’ils fer­ont, ils l’imaginent,
le temps que se recrée le temps prodigue
des pre­miers regards, des pre­miers poèmes.

 

 

 

 

 

2.

Mais pour nous le silence, les nuits sont inlassables,
leur tra­vail ne vari­era plus, jusqu’au fond des rêves
d’un vent aigre et noir nous pénétrer,
nous rap­pel­er celui qui résume d’un coup les plaintes,
les trop longs efforts quand l’haleine est rare, un visage
se ren­verse, éteint, nous nous réveil­lons en sursaut
si loin de l’aube. Afin qu’elle renaisse,
atten­dre, nous le devons, nous ignorons comment,
l’espace autour de nous pro­lifère, se contracte.
Peut-être en arrachant de la mémoire une voix,
une seule, affranchiri­ons-nous toutes celles
qui ont mon­tré l’exemple, qui n’ont pas cru l’obscurité
défini­tive, elles nous con­fieraient le mot,
à peine une syl­labe, un souf­fle imperceptible,
que nous répé­te­ri­ons pour le comprendre
ou sim­ple­ment pour desser­rer nos lèvres.

 

 

 

 

 

 

3.

Nul autre mot en dehors d’ « âme ». Ces chambres
où nous voulons nous endormir se ressemblent
désor­mais sans excep­tion : la peur, la certitude
que tout s’arrête, les morts nous ont quittés
comme au bord d’un ravin devant des murs.
Ce que l’on appelait par­le ou partage ou présence,
si nous y renonçons, nous n’avons pas aimé.
L’oubli pour­tant, le vide est-il si opaque, si avare,
qu’il inter­dise de sur­pren­dre, ce serait un bruit d’ailes,
ce serait un bref ren­verse­ment de branches,
de les trans­fig­ur­er en réso­nance ? Fidèlement,
spon­tané­ment le mot revient nous annoncer
que rien ne pal­pite au-delà qui ne se trou­ve ici,
l’écoute ressus­cite, dit-il de même, elle est commune.

 

 

 

 

 

4.

L’hier, le plein hiv­er qui se prolonge
comme autre­fois, le mir­a­cle est pos­si­ble encore…
Dès que nous fermi­ons les paupières, sans crainte
chaque soir, sans deman­der où, nous par­tions en voyage,
nous étions sûrs de ne pas être seuls, et la preuve,
au retour, ces fleurs, ces hautes vagues frémissantes,
là-bas les vit­res gris­es, le gel avait saisi notre buée,
nous pour­suiv­ions l’œuvre nocturne
en évi­tant d’abord de les touch­er, en approchant la bouche,
en lais­sant ruis­sel­er le givre, la lumière
appa­raître, nous dessin­ions alors d’un doigt timide,
peu à peu enhar­di, un arbre ou un oiseau,
nous lui don­nions dans le jardin le pro­fil d’un navire.
Nous n’empêcherons pas que se confondent
la fin du voy­age, le bas de la page, le port ni le royaume,
nous ne les pos­sé­dons, mais l’esprit libre de l’enfance
au secret du som­meil, au cours des années aus­si bien,
s’obstine à vivre mal­gré nous et nous déborde.

 

 

 

 

 

 

5.

Un arbre, à la con­di­tion qu’il soit frêle,
l’écorce nue sans cesse, il ne s’élève
si droit que pour osciller, dén­i­gr­er le nord,
c’est le bouleau, un oiseau, l’alouette,
n’y en aurait-il pas quand la glace a dur­ci le sol,
mais l’apercevions-nous dans le ciel de ses chants ?
toutes les saisons nous attisent, celles-ci
davan­tage, la vue se perd, la vig­i­lance lui succède :
plus vaste au moin­dre pas la route, plus lente,
notre but, ray­on­nant, nous le reconnaissons.

 

 

 

 

 

6.

Ce terme enfin de « cen­dres », nous le prononcerions
aus­si inten­sé­ment que « flammes », au con­tact de l’air
il s’incarnerait, nous entre­ri­ons au pays où personne
ne dit adieu, nous rever­rions la face ardente des amis.

 

 

 

 

 

 

7.

Elle ne récla­mait aucun sec­ours, mais constamment
nous restions en alerte, et quand elle pleurait,
nous le pressen­tions à l’instant,
à l’instant nous la rejoignions. Si jeune,
ce qui l’avait effarouchée, pourquoi, le lendemain,
l’aurait-elle expliqué ? elle était de nouveau
tout entière à la joie qui mul­ti­plie les seuils,
qui dure. Pour la récon­forter il fal­lait dire,
redire son prénom : infail­li­ble, le murmure,
se libéraient, se déploy­aient, devenus anonymes,
des poèmes jadis appris par cœur
dont nous ne pen­sions pas nous souvenir.
Seule impor­tait la bonne into­na­tion, cette respiration
immé­mo­ri­ale, cette ver­tu de l’innocence
qui rend les ténèbres moins lour­des, elle devait l’entendre
puisqu’elle se cal­mait. Nous recou­vri­ons ses épaules,
nous l’éclairions d’un bais­er sur le front,
nous ne la quit­tions pas : veiller pour elle,
pour elle ouvrir déjà les portes, elle avait révélé
l’espoir en nous plus fort que l’inquiétude.

 

 

 

 

 

8.

C’est à l’oreille des mourants qu’il faudrait lire
le début d’un poème, la phrase initiale
s’y élargi­rait comme des ondes : adoucir la souffrance,
servir de via­tique, un bat­te­ment de cils,
une légère agi­ta­tion de la main sous les draps
affirmeraient que le sens est juste, auquel nous croyons,
et debout, près d’un lit, nous n’aurions pas à redouter
ce qui doit suiv­re. Nous n’avons pas osé.

 

 

 

 

 

 

9.

A ce rivage, il n’y a pas de nuits où la neige
ne rende vis­ite : en sauver la splen­deur, l’accroître,
nous le fer­ons si nous par­lons la langue des enfants
qui mêle avec les cris, les rires, les échos de la mer,
si nous n’avons plus le souci de léguer une empreinte
comme au-dessus des vagues, au soleil, un vol de mouette.

 

 

 

Extrait de L’autre nom du vent, à paraître en 2014 aux édi­tions L’herbe qui tremble.”

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