Fin octo­bre

 

Minu­it. Les chats sous la fenêtre ouverte,
leurs miaule­ments rauques, territoriaux.

Accroupie dans l’allée des voisins, munie d’un balai,
je donne des coups de son extrémité chevelue,

pour­suiv­ant leurs queues dressées alors qu’ils se précipitent 
de buis­son en buis­son, réso­lus à se tuer.

Je crie et gig­ote jusqu’à ce que, finalement, 
ils aban­don­nent ; l’un se fau­file sous la clôture,

l’autre sous une voiture. Debout dans mes sous-vêtements,
frémis­sante et calme, je me rap­pelle mon rêve.

Quelque chose m’avait été dérobé, sans grande valeur
et irrem­plaçable. Du lubri­fi­ant et des brins d’herbes

s’étaient col­lés sous mes pieds. 
Je trem­blais et tran­spi­rais. J’avais voulu

les tuer. La lune était une grande assi­ette blanche
fendue exacte­ment en deux. Je me vis telle que j’étais :

à quar­ante et un ans, debout sur un bloc
de béton, un manche à bal­ai me glissant

des mains, les seins nus, cheveux
 dressés,
tétanisée à l’idée de ce que je serais capa­ble de faire.

 

Dori­anne Laux, extrait de Ce que nous por­tons (Édi­tions du Cygne, 2014),
traduit de l’anglais par Hélène Cardona

 

 

Late Octo­ber

 

Mid­night.  The cats under the open window,
their gut­tur­al, ter­ri­to­r­i­al yowls.

Crouched in the neigh­bor’s dri­ve­way with a broom,
I jab at them with the bris­tle end,

chas­ing their raised tails as they scramble
from bush to bush, intent on killing each other.

I shout and kick until they finally
give it up; one shim­mies beneath the fence,

the oth­er under a car.  I stand in my underwear
in the trem­bling qui­et, remem­ber­ing my dream.

Some­thing had been stolen from me, valueless
and irre­place­able.  Grease and grass blades

were stuck to the bot­toms of my feet.
I was shak­ing and sweat­ing.  I had wanted

to kill them.  The moon was a white din­ner plate
bro­ken exact­ly in half.  I saw myself as I was:

forty-one years old, stand­ing on a slab
of cold con­crete, a broom han­dle slipping

from my hands, my breasts bare, my hair
on end, afraid of what I might do next.

 

Dori­anne Laux, from What We Car­ry (BOA Edi­tions, 1994)

 

 

***

 

 

Le Chick­er­ing d’ébène

 

Ma mère cuisi­nait avec du lard qu’elle conservait
dans des boîtes de café sous l’évier de la cuisine.
Le linoléum couleur de hari­cot tic­taquait sous ses chaussures
plates qui couraient du fourneau au plan de travail.
Les œufs se bri­saient sur les lèvres du bol
en céramique lisse dans lequel elle les bat­tait pour les muffins,
la pré­pa­ra­tion des gâteaux et la pâte à biscuits.
En fait, tout son être aspi­rait à l’en­traîne­ment de l’après-midi !
Les mains brossées et vierges de toute odeur d’oignon,
le moment où elle repli­ait son tabli­er fleuri
et le glis­sait dans la poignée crasseuse
du réfrigéra­teur, s’ajustait les bigoud­is spongieux sur la tête
et les cou­vrait d’un foulard hawaïen criard
paresseuse­ment noué, tan­dis qu’elle s’approchait du piano,
la seule chose que mon père lui avait don­née qu’elle aimait.
Je revois encore chaque let­tre d’or gravée
sur le cou­ver­cle verni qu’elle soule­vait et glissai
à l’intérieur du corps som­bre du piano, les marteaux cachés
trem­blant comme un mot retenu,
les feuilles grif­fon­nées, ses mains rugueuses suspendues
au-dessus des touch­es quand elle com­mençait ses exer­ci­ces journaliers.
Mon enfance fut illu­minée de mots tels qu’arpeg­gio,
ses doigts glis­sant de la touche noire d’un dièse
à celle, blanche, d’une note ordi­naire. Ceci est Bach,
nous enseignait-elle, la sonorité de fin de Bach s’entendant
tel le chuin­te­ment du chat. Et Chopin, dis­ait-elle, était français,
comme nous, en mon­trant la feuille de musique. Écoutez.
Ne lais­sez pas les notes vous tromper. C’est mieux
de tou­jours vous con­fi­er à votre oreille.

Elle jouait des morceaux de fugues et de concerts,
jouait fort alors que nous nous bat­tions sur le divan,
tan­dis que la viande brûlait et que le linge mouil­lé se froissait
dans le panier, elle jouait Beethoven comme si elle comprenait
le monde cap­tif du sourd, sa ter­ri­ble musique
traçant son chemin à tra­vers les lattes de la barrière
et les portes gril­lagées du cul-de-sac, les jardins
où les autres mères étendaient leurs vête­ments, se penchaient
pour désher­ber, net­toy­aient les allées à grands coups de balai.
Ces années-là elle nous apprit à faire
des repas sim­ples et rapi­des, à accepter la gêne
d’une mai­son en désor­dre, les épin­gles de nourrice
et la ganse en zigzag accrochés à l’ourlet de sa robe.
Mais je savais que les autres enfants n’avaient pas accès
à des mots comme for­tis­si­mo et mor­dant, clé de sol
et trille, et n’avaient pas une mère tout aus­si élégante
que la mienne quand elle s’asseyait au piano,
jouant comme si elle était célèbre,
si bien que lorsque l’homme de Sparklets arrivait chaque
semaine pour rem­plir notre dis­trib­u­teur d’eau réfrigérée,
il se pen­chait dans l’embrasure de la porte et écoutait,
les yeux bril­lants, attendait qu’elle finisse,
effleu­rant sub­rep­tice­ment ses doigts
du bout des siens, la tête baissée,
au moment où elle lui glis­sait le chèque.

 

Dori­anne Laux, extrait de Ce que nous por­tons (Édi­tions du Cygne, 2014),
traduit de l’anglais par Hélène Cardona

 

 

 

 

The Ebony Chickering

 

My moth­er cooked with lard she kept 
in cof­fee cans beneath the kitchen sink. 
Bean-col­ored linoleum ticked under her flats 
as she wore a path from stove to countertop. 
Eggs cracked against the lips of smooth 
ceram­ic bowls she beat muffins in, 
boxed cakes and cook­ie dough. 
It was the after­noons she worked toward, 
the smell of onions scrubbed from her hands, 
when she would fold her flow­ered apron 
and feed it through the sticky refrigerator 
han­dle, adjust the spongy curlers on her head 
and wrap a loud Hawai­ian scarf into a tired knot 
around them as she walked toward her piano, 
the one thing my father had giv­en her that she loved. 
I can still see each gold let­ter engraved 
on the pol­ished lid she lift­ed and slid 
into the piano’s dark body, the hid­den hammers 
trem­bling like a muf­fled word, 
the scrib­bled sheets, her rough hands poised 
above the keys as she began her dai­ly practice. 
Words like arpeg­gio sparkled through my childhood, 
her fin­gers slid­ing from the black bar of a sharp 
to the white of a com­mon note. “This is Bach,” 
she would instruct us, the tale of his name hissing 
like a cat. “And Chopin,” she said, “was French, 
like us,” point­ing to the sheet music. “Lis­ten. 

Don’t let the let­ters fool you. It’s best 
to always trust your ear.” 

She played parts of fugues and lost concertos, 
played hard as we kicked each oth­er on the couch, 
while the meat burned and the wet wash wrinkled 
in the bas­ket, played Beethoven as if she understood 
the caged world of the deaf, his ter­ri­ble music 
pound­ing its way through the fence slats 
and the screened doors of the cul-de-sac, the yards 
where oth­er moth­ers hung clothes on a wire, bent 
to weeds, swept the dri­ve­ways clean. 
Those were the years she taught us how to make 
quick easy meals, accept the embarrassment 
of a messy house, safe­ty pins and rick-rack 
hang­ing from the hem of her dress. 
But I knew the oth­er kids did­n’t own words 
like for­tis­si­mo and mor­dant, tre­ble clef
and trill, or have a moth­er quite as elegant 
as mine when she sat at her piano, 
play­ing like she was famous, 
so that when the Sparklets man arrived 
to fill our water cool­er every week 
he would lean against the door­jamb and wait 
for her to fin­ish, glossy-eyed 
as he lis­tened, secret­ly touch­ing the tips 
of his fin­gers to the tips of her fingers 
as he bowed, and she slipped him the check.

 

Dori­anne Laux, from What We Car­ry (BOA Edi­tions, 1994)

 

 

 

 

 

 

Chaque son

 

Les com­mence­ments sont bru­taux, comme cet accident
de col­li­sions d’étoiles, d’explosions silencieuses
de gaz aux couleurs vives, de brume et poussières
qui deviendraient nos corps
lancés à tra­vers les trous noirs, surgissant,
cou­verts de boue, des cratères de goudron et d’argile.
À l’époque, c’était facile d’avoir des dents,
de nous hiss­er en haut des arbres – c’était
accep­té, les singes nous aimaient, s’asseyaient
sur leurs der­rières rouges en applaud­is­sant et en riant.
Nous avons oublié le luxe du mutisme,
com­ment autre­fois nous nous accroupis­sions nus
sur un affleure­ment de rocher, l’énorme lune intacte
au-dessus de nous, sans voix. Main­tenant nous parlons
de tout, sans cesse,
nos plaintes et grogne­ments trans­for­més en voyelles
chaudes et con­sonnes élé­gantes, autour d’une broche.
Nous dis­ons pléthore, café noir, ozone et amour.
Nous pen­sons savoir ce que chaque son veut dire.
Par­fois quelque chose de si joyeux
ou hor­ri­ble arrive et nous laisse
le souf­flé coupé, nous sommes alors
ren­voyés à cette vérité,
cette boule de vie en expansion
explosant au moment de l’impact, nos têtes,
nos poitrines, rem­plies de cette première
lumière indicible.

 

Dori­anne Laux, extrait de Ce que nous por­tons (Édi­tions du Cygne, 2014),
traduit de l’anglais par Hélène Cardona

 

 

 

 

 

Each Sound

 

Begin­nings are bru­tal, like this accident 
of stars col­lid­ing, mute explosions
of col­or­ful gas­es, the mist and dust 
that would become our bodies 
hurl­ing through black holes, rising, 
muck rid­den, from pits of tar and clay. 
Back then it was easy to have teeth,
claw our ways into the trees — it was 
accept­ed, the mon­keys loved us, sat 
on their red ass­es clap­ping and laughing. 
We’ve for­got­ten the lux­u­ry of dumbness,
how once we crouched naked on an outcrop 
of rock, the moon huge and untouched 
above us, speech­less. Now we talk 
about every­thing, incessantly, 
our moans and grunts turned on a spit 
into warm vow­els and ele­gant consonants. 
We say pletho­ra, demi­tasse, ozone and love.

We think we know what each sound means. 
There are times when some­thing so joyous 
or so hor­ri­ble hap­pens our only response 
is an intake of breath, and then 
we’re back at the truth of it, 
that ball of life expanding 
and explod­ing on impact, our heads, 
our chest, filled with that first 
unspeak­able light.

 

Dori­anne Laux, from What We Car­ry (BOA Edi­tions, 1994)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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