Au vil­lage

 

Il par­le à ses pieds
qui dansent dans la rue vide
par­fois il lève la tête
pour sourire au ciel
par­cou­ru de lignes invisibles
et de mes­sages allusifs
c’est qu’il est heureux
à force d’éviter nos regards
l’idiot du village.

 

 


Dans le port de Rotterdam

 

Dans le port de Rotterdam
Dans le port de Rotterdam
Il y a des avenues des routes des rues
Des impass­es entre con­tain­ers et grues
Arcs d’aciers à l’infini des usines
Dont les chem­inées poinçon­nent le ciel
De nuées ver­ti­cales appâts pour nuages hantés
Qui regret­tent la mer solide et poisseuse
Dans le port de Rotterdam
Dans le port de Rotterdam
Aux armes de nos croy­ances commerciales
Des super­tankers agrip­pent les quais
Ponts de légo tétriques au jeu mécaniste
Amas sur­pas­sant la hau­teur building
De la passerelle satellisée
Pen­dant que des sangsues
Com­mandées à distance
Se ven­tousent à la coque
De navires appon­tés aus­sitôt débarqués
Dans le port de Rotterdam
Dans le port de Rotterdam
Quelque fois la sil­hou­ette lisse
D’un marin philip­pin ou d’un docker
Fran­chit le décor qui dimin­ue l’humain
Sur­vivant errant comme une amibe
Dans un univers au microscope
Sous les ténèbres blessées d’assemblages ésotériques
Myr­i­ades de lumières nour­ries par les éoliennes
Qui lente­ment hachent le vent
Dans le port de Rotterdam
Dans le port de Rotterdam
Des car­gos caressent les terminaux
Régur­gi­tant en vrac les gise­ments à purger
Sur les îles de la forter­esse Europe
Avant-garde des ter­res arrachées
Où s’architecture la nuit géométrique
Quand les ori­flammes sol­ubles des torchères
Sur­plombent le grouille­ment intestinal
Enchevêtrement très calculé
Plomberie d’une œuvre conceptuelle
Etalée sur trente kilo­mètres et davantage
Dans le port de Rotterdam
Dans le port de Rotterdam
Entasse­ment du siè­cle affairé des abîmes
Petits et grands trafics de fric souterrain
Là les fleuves dont on dis­pute par­fois l’issue
Se dis­sol­vent dans la mer et ses séances
Bal­afrées par des rails de navires qui l’ignorent
Découpant en frac­tions la sur­face stérile
Cap­tive par acci­dent de soleils rares
Pen­dant que des pilotes aux envies de hublot
Mon­tent à bord gag­n­er leur croûte
Et que les radars clignotent
Leur ser­ment d’accostage
Dans le port de Rotterdam
Dans le port de Rotterdam
Nulle lèvre de putain
Parce qu’il faut un badge personnel
Pour exis­ter peut-être comme individu
Mem­bre inter­change­able de la secte
Soumise au rythme lancinant-régulier
Des flots de méthaniers de pétroliers
Dont on évide la panse par des tuyaux
Qui sucent l’argent liq­uide incontinent
Vers des raf­finer­ies où l’on stocke
Dans les réser­voirs sphériques
Et l’on trans­forme les pré­cieux cokes
Ali­men­ta­tion de nos ten­tac­ules veineux
Il n’y aurait donc plus que des métiers
Et finale­ment aucun homme
Dans le port de Rotterdam
Dans le port de Rotterdam
Pré­texte aux entrav­es des marées
Aucune chan­son supertragique
N’effleure le courant continu
Utile aux araignées métalliques
Qui enven­i­ment le ciel telle­ment court
Et le sou­venir évanoui dans les coulisses
D’un vieux marc­hand hanséatique
Per­du sous le crachin dans la multitude
De la nou­velle ville aux allures de cube
Il titube à la recherche d’un fantôme
Longeant les dents régulières des darses
Mor­sures dans les ter­res gagnées
Con­tre la Mer du Nord
Et ses appels baltiques
Dans le port de Rotterdam
Dans le port de Rotterdam
Dans le port de Rotterdam.

 

 


# quar­ante-six

 

Et la stat­ue me pointait du doigt
le regard accusa­teur plan­té sur moi
qui goû­tais l’herbe assis sous un arbre
jeune à nou­veau dans les saisons

La sil­hou­ette se détachait d’un ciel
presque froid et bleu comme les enfers
quelques copeaux de nuages noirs glissaient
sur l’horizon lisière des toits
mais quel est le nom de cet homme
qui me toi­sait hautain
vêtu de son drapé flo­rentin ou vénitien
peut-être génois je ne sais pas
cet homme qui me jugeait coupable
de n’avoir rien com­mis sinon souffrir
alors qu’une chauve-souris
tournoy­ait démente depuis le pont
jusqu’à l’inconnu pétrifié.

Si par quelque cir­con­stance inexplicable
tu souhaites te don­ner la peine
un jour d’enquêter sur cette scène sache ceci
le socle était gravé du nom­bre quarante-six
énuméra­tion de quan­tités autre­fois humaines
statu­fiées sur cette place immense
par­mi les plus vastes d’Europe merdique
j’avais téléphoné elle me quit­tait encore
un car­il­lon reten­tis­sait à l’instant précis
où les lam­padaires à qua­tre têtes
et mauves avaient vio­lé la nuit
je ne dis­tin­guais plus l’expression épaisse 
de l’homme affer­mi dans la durée
ni son doigt accusa­teur à hau­teur de hanche
qui désor­mais me suiv­rait partout
y com­pris jusqu’aux murs blancs
des cham­bres blanches.

 

 

Déjà vu

 

Nos putains de semaines astrales
avalées en une seule bouchée
fameuses tout autour du globe
comme en témoignent les traces invisibles
dont seuls de longs paysages gar­dent mémoire
chaque jour était un pari à gag­n­er ou à perdre
tout dépendait de la déci­sion sage des dés
me revient aux nar­ines l’odeur presque
presque seule­ment mais je sais
d’un sou­venir allu­vial qui chevauchait les nuits
quand nous jeunes libres et sauvages
avalions la terre et par­fois des étoiles
nous n’avions rien à gag­n­er rien à perdre
sinon la sec­onde suivante
de nos impro­vi­sa­tions dissonantes
que le hasard accor­dait sur un autre sommet
avant de les dis­soudre dans le vent géant
accom­mod­és au goût âpre de nos sangs mêlés
et que la route fig­u­rait le véhicule
d’autant plus que de toute évidence
ces semaines sont à jamais englouties
sans le moin­dre espoir de retour
pas même par effrac­tion au cœur d’un rêve
sur­venu para­dox­al en éponge des angoisses
un rêve clan­des­tin égaré par­mi les sec­on­des vulgaires
quand nous hur­lons con­tre les briques de nos prisons
et frap­pons le tam­bour jusqu’à la sail­lie des veines
ces putains de semaines astrales se sont envolées
sur le dos de navrantes comètes
con­stat forgé jour après jour à l’heure du débriefing
au moment de mon­ter au lit pour assom­mer la nuit
qui nous traîn­era jusqu’à demain
presque demain presque parce que
ce jour-là et symétrique nous l’avons déjà vu.

 

 


Kalin­ingrad

 

La nuit délave peu à peu le bleu
sans attein­dre le noir ni les étoiles
pas même la nuit à Kaliningrad
en ce mois de juin dans l’oblast
extérieur à l’empire
aujourd’hui peu­plé de Russes
de poupées slaves mod­èle unique
jambes sans fin poitrine haute
vis­ages mélan­col­iques et fardés
regards d’amande toutes les variantes
du bleu nuit au vert des forêts
palette de la Bal­tique vers l’âme
opaque de ces corps minces et slaves
aux pas pressés les hauts talons claquent
aigu­illes enfon­cées dans les trot­toirs cambrés
alors que deux touristes traînaillent
Denis et moi cheveux courts des hommes
lui les yeux verts moi les bleus
et l’apparence iden­tique qui nous amalgame
aux car­refours des grandes avenues
— Prospect Sovet­skiy Lenin­skiy perspectives
euphémiques pour des trouées sur l’horizon
une muraille ébréchée une mâchoire édentée
achevant sur des immeubles en décomposition –
aux car­refours des grandes avenues
où l’on poireaute au feu dans l’attente du passage 
des pié­tons au vert pas de bleu et les grincements
d’un tramway Tatra en tout deux wagons
brin­que­bal­ant par les rues par­fois défoncées
tou­jours la foule paresseuse obéit et traverse
sous l’œil dig­i­tal qui rem­bourse les secondes
comme un usuri­er chiche et protocommuniste
en fin de compte peu de temps dans cet endroit
par­al­lèle au temps de l’histoire
dont chaque habi­tant sait au fond de lui
— évi­tant d’y penser puisque les dra­peaux flottent -
qu’il ne dur­era pas en l’état
excrois­sance née des conflits
cette terre de Hanse et d’ordre teutonique
rap­portera un jour sa nuit verte
et ses forêts bleues à un autre pays encore
de nou­velles dépor­ta­tions des sangs recousus
sur le sol ou dans les veines à voir
tout ce dont se fiche la steppe
cou­verte de vesces mauves
sur­veil­lée par le vol sus­pendu de hérons de cigognes
et le fan­tôme du sieur Kant bal­ayé depuis longtemps
tan­dis que le port hérisse des engins cohérents
et que des marins mai­gres traî­nent dans les coursives
de cha­lu­tiers en relâche devant les pyramides
de char­bon de pier­raille de min­erais gras
que devan­cent nos idées bleues mélangées
quand après qua­tre ver­res d’autant de vodkas
s’achève mon quar­ante-neu­vième anniversaire
dans un état sous-marin légitime
et néces­saire pour gravir cette pente trop raide
de l’âge qui en moi s’accumule à contrecœur
ou à con­tre-courant dès lors nous parcourons
la langue de terre coincée entre le lagon
et la Bal­tique quar­ante-neuf kilo­mètres étroits
avant de buter sur la fron­tière lituanienne
trait humain dérisoire que mar­quent des barbelés
quand sol et sable lut­tent sans illusion
sous le grand ciel vert maritime
et les arbres bleus de la forêt aux pins ivres
depuis le haut de la dune d’une autre planète
dom­i­nant cet ultime crachat de terre
la Kourschkaïa Kous­sa isthme de Courlande
sol­u­ble dans les mers aux cristaux de sel 
tant il est évi­dent que nous mar­chons sur l’eau
sans le con­cours de l’homme
mais bien celui des racines
et cha­cun ici mesure au fond de lui
cette fragilité provisoire
car aucun homme ne mar­cha sur la mer
bien qu’à Rybachiy se niche un havre
à l’apogée de notre séjour
mod­èle rock and roll luxe
où l’on dîne sous un défilé
de cumu­lus aveuglants par-dessus
l’eau bleue et verte de la lagune
opales­cences turquois­es iri­sa­tions variables
le temps a lâché ses quar­ante-neuf prises
sur le matériel soviétique
selon les témoignages muets
de l’hovercraft ou du camion Kamaz
sta­tion­nés dans les herbes folles
parés à fonc­tion­ner pour l’éternité
des hommes soit quelques années
au cœur de ces ténèbres bleus
éclats d’enfers verts quelques jours à peine
c’est le temps du retour un Ser­gueï au volant
Denis le front con­tre la fenêtre assoupie
moi les yeux clignés sur le matin
que la nuit a enchâssé sans paraître
une orange san­guine dans le jour qui se lave
jusque Gdan­sk un orage la forter­esse frontière
avec tous ces sim­u­lacres oubliés
d’un réel onirique vers une banal­ité éprouvée
à tra­vers le sas de la contrebande
et le jeu des apparences
attente
avion
(impar­fait incor­rect conjugué
dans la phrase de deux par­faits amis
en goguette deux plages sans doute
veinées bleues et vertes
à la lisière des mers et des forêts
déjà loin der­rière dans le rétroviseur
de la vie acci­den­telle qui nous balade
en soubre­sauts puis nous ensevelit)
à Kalin­ingrad c’est bien connu
les années muent puis se fix­ent en ambre
et je ne toucherai aucun hiv­er là-bas
sai­son minérale et brute
je préfère garder en moi un printemps
cet étrange écart d’un degré
par­al­lèle à l’évidence univoque
sur une île con­ti­nen­tale en sursis
que le temps des instants
et ses quar­ante-neuf illusions
de spi­rales avortées
écar­tent des sché­mas classiques
me ren­voy­ant à mes blessures
sang vert coagulé
bleu âpre­ment maritime
sans cesse ramené par le ciel
vers de beaux cils rimmellés
et d’anciennes faucilles.

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