Le poète portant la Méditerranée dans sa poche à Paris

Par |2023-09-06T22:25:34+02:00 5 septembre 2023|Catégories : Attila İlhan, Essais & Chroniques|

La ville nour­rit-elle un poète, ou un poète nour­rit-il une ville ? C’est tou­jours dif­fi­cile de trou­ver la réponse à cette ques­tion, surtout à Paris. Est-ce un hom­mage ou une arro­gance que de dédi­er un poème à cette ville, elle-même poète, qui attise l’âme des poètes ? 

C’est peut-être la ques­tion à laque­lle le poète turc Atti­la Ilhan, qui vécut à Paris pen­dant 6 ans par inter­mit­tence et qui déclarait dans ses vers que “le temps est un cimetière invis­i­ble”, cher­chait une réponse. Pour­tant, la prin­ci­pale moti­va­tion d’Il­han, poète orig­i­naire d’Izmir, à la per­son­nal­ité toute méditer­ranéenne, sor­ti de l’u­ni­ver­sité à 24 ans et venu pour la pre­mière fois à Paris en 1949, ne fut pas de trou­ver une réponse à une ques­tion, mais de soulever une ques­tion fréquem­ment posée : 
Pourquoi Naz­im Hik­met est-il en prison ?

Atti­la Ilhan, An Gelir, Le moment venu.

Atti­la Ilhan vint à Paris pour soutenir le mou­ve­ment de sauve­tage organ­isé pour Naz­im Hik­met, qui avait été empris­on­né pen­dant 12 ans en rai­son de son idéolo­gie.  Ironie du sort/coup du destin/sort, étant plus jeune il avait été expul­sé du lycée pour avoir don­né un poème de Naz­im Hik­met à sa petite amie alors qu’il n’avait que 16 ans. Il lut­ta par la suite con­tre toutes sortes de prob­lèmes, y com­pris avoir été injuste­ment détenu dans des asiles pen­dant un cer­tain temps.  L’aven­ture parisi­enne du poète, pour qui la sen­si­bil­ité sociale eut tou­jours eu une place impor­tante dans ses poèmes, reprit au début des années 1950 pour la sec­onde fois après son retour de Turquie. Il ne serait pas exagéré de dire que sa deux­ième péri­ode passée à Paris fut un tour­nant impor­tant pour la vie artis­tique du poète Atti­la İlh­an, qui se con­cen­tra pour la pre­mière fois sur la vie com­plexe de la métro­pole, con­traire­ment à la struc­ture clas­sique de la poésie turque qui célèbre la vie rurale. Bien qu’il n’eût pas les moyens de vivre con­fort­able­ment dans une ville comme Paris, la ville lumière eut un grand rôle dans l’en­richisse­ment intérieur du poète.

Ilhan, qui dit “Budapest, Rome, mais surtout Paris avec per­sis­tance” dans l’un de ses poèmes, dévelop­pa des rela­tions étroites avec les parisiens et les citoyens du monde qui peinent à se trac­er une nou­velle voie dans cette ville cul­turelle, tout en apprenant le français à l’Al­liance française. Il est aisé de dire que la ville de Paris occupe une place impor­tante dans la struc­ture poé­tique que le poète établit à cette époque, tant par les espaces urbains que par l’ef­fet poé­tique qu’elle crée sur les gens.

moi, l’homme
qui a fait vol­er ses espoirs comme des pigeons,
a per­du son espoir mille fois, 
là où les navires ont été perdus, 
et les a retrou­vés mille fois.
Le vent sur les boulevards
le vent souf­fle les dernières feuilles comme des enfants
dans le jardin du luxembourg

Le poète, qui traduisit divers exem­ples de la poésie française de l’époque en turc grâce à son français qui s’était alors amélioré, com­mença égale­ment à écrire la série de poèmes appelée “cap­i­taine”, encore con­sid­érée aujourd’hui comme un clas­sique de la poésie turque, com­bi­nai­son de jour­naux et poésies, écrits à des dates dif­férentes. Le poète, qui nour­rit son art à tra­vers un large éven­tail d’œuvres artis­tiques et écrira les scé­nar­ios de 15 films par la suite, suiv­ait égale­ment de près le ciné­ma français durant sa vie à Paris.  Dans les let­tres qu’il écriv­it à son frère depuis Paris, il men­tionne égale­ment le film de 1951 d’Yves Alle­gret “les mir­a­cles n’ont lieu qu’une fois”. Non con­tent du ciné­ma, Ilhan s’intéressa égale­ment de près à la Comédie française.  Il n’est pas néces­saire de déploy­er beau­coup d’ef­forts pour voir l’âme parisi­enne dans les poèmes d’At­ti­la Ilhan qu’il écriv­it à cette époque. Sa déc­la­ra­tion selon laque­lle “Paris n’est belle et pas­sion­nante que pour les per­son­nes qui peu­vent vivre Paris comme si elle fai­sait par­tie d’eux-mêmes” est une allé­ga­tion remar­quable pour com­pren­dre com­ment la ville a pénétré sa poésie. Tout comme Paris, la poésie d’Il­han mit en scène tan­tôt l’amour, tan­tôt la réac­tion sociale, la danse con­tra­dic­toire mais réal­iste et har­monieuse de la lumière et des ténèbres, des espoirs et des décep­tions. Bien qu’il ait tou­jours eu des ami­tiés proches, le poète, qui se définis­sait comme soli­taire, de telle manière qu’on pour­rait y voir la soli­tude comme la mal­adie du poète, dis­ait “j’aimerais aus­si me débar­rass­er de la soli­tude et être seul” dans son poème. L’artiste vécut l’a­pogée de ce sen­ti­ment à Paris, qu’il trans­féra ensuite dans sa poésie. Dans ce con­texte, ce n’est pas un hasard si ses poèmes reflètent/sont le miroir des boule­vards de cette ville lumière, qui embrasse tant d’ob­scu­rité en por­tant tant de lumière :

j’ai arraché une étoile aux cieux de Paris
l’ai attachée dans tes cheveux
comme un œil­let rouge 

moi les mains ouvertes à la pluie
moi seul tel un Dieu en enfer 

chez les bouquin­istes des bor­ds de seine
j’ai trou­vé les poèmes de Villon
la riv­ière était enflée comme un cœur
une semaine durant chaque nuit
j’ai lu quelque chose de Villon 

moi qui vis ce que je vis comme une grande religion
tu n’es plus une religion
tu le sais

Tra­duc­tion Engin Bezci

En tant que poète, je crois que ces artistes ne sont pas des gens qui écrivent ce qu’ils vivent, mais des gens qui vivent ce qu’ils écrivent.  Atti­la Ilhan sem­ble avoir réal­isé cette prophétie dans sa vie à Paris, où il por­tait les livres de Vil­lon et d’Aragon comme s’il s’agis­sait de livres saints. Cela se véri­fie dans le con­cept de lutte, qui occupe une place impor­tante dans sa vie et qui l’a­me­na à ren­con­tr­er con­stam­ment de nou­velles luttes sociales dans sa vie indi­vidu­elle, et cela, sou­vent dans des moments et des domaines inattendus. 

Atti­la Ilhan décrit Paris, la ville de la lutte et de la révo­lu­tion, en dis­ant dans ses vers “tous les jets d’eau de la Con­corde se dresseront soudain / comme un bout de fer tor­du tu sen­ti­ras l’arc-en-ciel sur ta nuque”. C’est dans la ville lumière qu’il ren­con­tra et tom­ba amoureux de la fille arméni­enne, Maria Mis­sakian. Lors de leurs fréquentes ren­con­tres notam­ment à Saint-Michel, ils essayèrent d’établir une famille ensem­ble. Ils par­laient de l’avenir qu’ils envis­ageaient ensem­ble, et le poète le por­ta avec toute son inten­sité dans ses poèmes, qu’il rédi­gea à Paris. Cepen­dant, en rai­son des rela­tions tur­co-arméni­ennes de l’époque ses plans échouèrent et le jeune cou­ple dut met­tre fin cette rela­tion parfaite.

c’est encore le soir Atti­la Ilhan, 
d’ailleurs tu es seul et étranger à l’automne
peut-être à Paris, Maria Missakian,
avec sa douleur d’une croix à la main, 
tous les soirs, elle rêve de venir te voir secrète­ment par une nuit misérable, 
en étranglant Paris 
comme si elle étouf­fait son pro­pre enfant

 

L’e­sprit mater­nel et fer­tile de Paris, qui donne vie à ses enfants poètes, mon­tra son effet sur la vie d’Attila Ilhan quand il revint en Turquie. Dans les cafés d’art d’Is­tan­bul, qui ressem­blaient alors aux cafés parisiens de l’époque, Atti­la Ilhan racon­tait la poésie française et le social­isme à la jeune généra­tion turque intel­lectuelle qui le qui le suiv­ait. C’était une péri­ode où les débats intel­lectuels étaient fréquents en Turquie ain­si que dans le reste du monde. A l’époque, le poète Atti­la Ilhan, qui por­tait tou­jours la Méditer­ranée dans sa poche, lança le mou­ve­ment de poésie qu’il bap­ti­sa “bleu”, sans trop de sur­prise. Cette com­préhen­sion, qui tint essen­tielle­ment à dis­soudre l’im­age dans le sens, s’in­spi­ra de la poésie française de l’époque, mais dif­féra de celle-ci, en con­stru­isant une struc­ture poé­tique orig­i­nale au sein de sa pro­pre cul­ture. Bien qu’elle soit adop­tée par cer­tains milieux lit­téraires, elle fut exposée à de vives cri­tiques de la part d’autres cer­cles. De retour à Paris en 1960, Ilhan fut con­traint de retourn­er en Turquie après la mort de son père alors qu’il con­tin­u­ait à écrire ses poèmes, pour ne plus jamais revenir à Paris.

Il est tou­jours pos­si­ble de con­vers­er avec son esprit lit­téraire dans des cafés comme Au Vieux Châtelet, Le Départ Saint-Michel et Le Lutèce, encore aujour­d’hui, lieux où Atti­la Ilhan écriv­it des dizaines de poèmes.  “Je saupoudre mes journées comme du blé”, déclara-t-il dans une let­tre qu’il écriv­it à sa famille tout en buvant son café au Lutèce, comme pour soulign­er l’abon­dance que Paris appor­tait à son cadre lit­téraire.  Le poète, qui était con­scient de la men­ace de l’é­goïsme qui souhaite se nour­rir d’une ville sans la nour­rir en retour, était par­venu à s’en affranchir. Il erre encore avec son âme immortelle dans les rues de Paris, où il com­pose ses vers, au bout d’une plume invisible.

Présentation de l’auteur

Attila İlhan

Attilâ İlh­an, de son vrai nom Attilâ Ham­di İlh­an, (15 juin 1925, Izmir — 10 octo­bre 2005, Istan­bul) était un poète, romanci­er, penseur, essay­iste, jour­nal­iste, scé­nar­iste et cri­tique turc. Il a apporté des con­tri­bu­tions sig­ni­fica­tives au monde de la lit­téra­ture et de la pen­sée turques grâce à une œuvre riche et significative.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Bibliographie 

Poésie

1948 : Duvar (livre d’At­ti­la Ilhan)
1954 : Avenue des brumes
1955 : Fugue de la pluie
1960 : Je vous suis obligé
1962 : Fleur d’ennui
1968 : Les amours interdites
1973 : Jour­nal d’un prisonnier
1977 : Un tel amour
1982 : El Elde Var Hüzün
1987 : Le Roy­aume de la peur
1993 : Ayrılık Sev­daya Dahil
2002 : Celui que j’aime, c’est toi

Anthologies

1999 : Ben Sana Mecbu­rum (Folk Music Centre)
2001 : Ne Kadın­lar Sevdim (Cen­tre de musique folklorique)
2006 : An Gelir (Seljuk Music)

Romans

1953 : L’homme de la rue
1957 : Les nègres ne se ressem­blent pas
1963 : La table du loup
1980 : Fena Halde Leman
1984 : Haco Hanım Vay
2007 : Ce loup blond
1973 : Le tran­chant du couteau
1974 : La part de la hyène
1978 : Le sel sur la plaie
1981 : Adhan du matin dans Dersaadet
1988 : Nous dans l’obscurité
2002 : Les baïon­nettes de Dieu : Reis Pasha
2005 : Gazi Pasha

Histoire

1999 : La pince de crabe

Essais

1957 : Le pas­sager Abbas ?
1970 : Quelle gauche ?
1972 : Quel Ouest ?
1976 : Quel sexe ?
1980 : Quelle droite ?
1981 : Quel Atatürk ?
1991 : Quelle littérature ?
1995 : Quelle laïcité ?
1997 : Quelle mondialisation ?
1975 : Sur les traces du fascisme
1980 : La guerre du réalisme
1981 : La camisole de force de l’Occident
1983 : La “deux­ième nou­velle” guerre
1985 : Mon Sobe droit et mon Sobe gauche
1985 : Mau­vais­es femmes, mau­vais hommes
1986 : La guerre de la cul­ture nationale
1991 : Le social­isme maintenant
1991 : La guerre des intellectuels
1992 : La guerre des femmes

Entretiens 

1988 : Une tige d’œil­let rouge
1999 : Voir au-delà de l’horizon
2000 : Sul­tan Galiyef — Le fan­tôme qui erre en Eurasie
2002 : L’abon­dance renégate
2004 : Étoile, crois­sant de lune et cœur

Traductions

1967 : Révolte à Can­ton (André Malraux)
1968 : L’e­spoir (André Malraux)
1969 : Les cloches de Bâle (Louis Aragon)

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Deniz Dağdelen Düzgün

Le poète turc et le fon­da­teur de la plate­forme cul­turelle fran­co-turque, Le Dacty­lo Méditer­ranéen. Il est diplômé du Départe­ment de génie mécanique de l’Université Tech­nique d’Istanbul. Son dernier livre de poésie, L’abeille mil­lé­naire de Serez a été pub­lié par les Edi­tions Hay­al. Il a rem­porté le prix Yaşar Kemal de la Poésie 2019 avec son poème L’abeille mil­lé­naire de Serez, ain­si que la troisième place au Con­cours de lit­téra­ture de Smyrne avec son poème La Langue Mater­nelle De La Gare D’Alsancak, en 2020. Il a récem­ment pub­lié une antholo­gie au sein de la plate­forme Le Dacty­lo Méditer­ranéen, majori­taire­ment com­posé de poèmes traduits ici en turc pour la pre­mière fois. Ses poèmes ont été traduits en anglais et français et pub­liés dans des revues lit­téraires et antholo­gies améri­caines, français­es et turques.

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