On pense à Saint François d’Assise en lisant ce livre d’Erri de Luca. Parce que l’on con­naît cette part poé­tique de sa vie, celle de la lec­ture et de la tra­duc­tion des Écri­t­ures, au petit matin, avant de par­tir sur les chantiers. De Luca, romanci­er, poète, ouvri­er, lecteur du texte biblique en Hébreu. Avant de trimer, se ressourcer. Pour sur­vivre. Puis écrire de la poésie ou des romans, le soir venu. Pour se « déten­dre », s’éloigner de la dureté du monde con­cret du tra­vail exploité. On lit tout cela dans l’œuvre du poète ital­ien, on le lit aus­si sur son vis­age. Pour tout cela, Aller sim­ple, est un recueil de poèmes très impor­tant, dans son œuvre mais aus­si dans l’état actuel des lit­téra­tures européennes. De Luca écrit de la poésie depuis son être attaché à la Bible et (mais cela n’est incom­pat­i­ble que pour ceux qui dédaig­nent la force des livres sacrés) à la vie sim­ple, con­crète, réelle des hommes souf­frants. Hommes d’Afrique aspirés vers l’Europe ici. Poésie engagée ? Sans aucun doute. Mais pas au sens des poètes des années 60, con­fon­dant poésie et tracts poli­tiques. Plutôt la poésie engagée de l’être poème écrivant ce que perçoit sa chair, de par sa pro­pre vie autant que par le regard porté sur la vie d’autrui ; et cette chair qu’est le poète perçoit en elle la souf­france de ces hommes oblig­és de fuir leur vie, leur con­ti­nent, leur amour pour se per­dre ici. Une quête de la survie. La quête des exploités. La quête des sim­ples. Il n’est pas de doute que ces hommes qui par­tent pour un aller sim­ple, sou­vent vers la mort, sont aux yeux du poète ces mêmes hommes que ceux vers lesquels Saint François se tour­na. Sim­ples en esprit, vrais hommes, ceux-là que regarde le sacré tan­dis que les imbé­ciles bruyants croient en leurs désirs au lieu de croire en la vie. Il y a de la tristesse et de la colère dans ces poèmes qui racon­tent une his­toire, ces poèmes qui sont une épopée ; de la tristesse, de la colère. De la sérénité aus­si. Celle de l’homme poème qui sait com­bi­en tout ce mal est vain, toute cette fausse vie est une illu­sion. Mais une illu­sion bien con­crète pour­tant, en sa souf­france réelle. La souf­france des exploités, celle qu’Erri de Luca con­naît fort bien.
Il y a le voyage :

Le bateau est une selle plus con­fort­able qu’une monture,
la mer est un mou­ve­ment de chameau.

Par abon­dance on vom­it les poissons,
du corps une vague de restitution.

Le marin est armé, il a peur de nous, sor­tis du désert,
il a des gestes de men­ace, les femmes cou­vrent leurs oreilles.

Ils sont deux, bien à l’écart, ils nous tien­nent à distance,
trois mètres vides et nous ser­rés devant.

Ils ont déjà tué, on le sent au relent de leur peur,
la nuit ren­force l’odeur des assassins.

L’emploi du « nous », l’identification du poète aux migrants exploités dit beau­coup de l’intimité du poète ital­ien avec la souf­france des opprimés. Un recueil et des poèmes qui dis­ent la sidéra­tion de ce monde devenu fou dans lequel nous vivons.

La vio­lence des con­voyeurs dont on se libère par une autre vio­lence, puis l’errance sur une embar­ca­tion sans maîtres. Ce qui se passe alors, de Luca l’expose en voix mul­ti­ples, le poète devient la voix de toutes les voix, une voix ryth­mée par un chœur. Ce qui se relate ici est bien une tragédie.
Jusqu’à l’arrivée.

« Ils sépar­ent les morts des vivants, voici la récolte de la mer », com­ment ne pas extraire un tel vers ?
De cette tragédie biblique.
De Luca nous par­le de l’éternel instant de la con­di­tion humaine :

Des mains m’ont saisi, douaniers du Nord,
gants en plas­tique et masque sur la bouche.

Ils sépar­ent les morts des vivants, voici la récolte de la mer,
mille de nous enfer­més dans un endroit pour cent.

Italia Italia est-ce ça l’Italia ?
Ils ont un joli mot pour leur pays, des voyelles pleines d’air.

« On dit Itàlia et ici c’est une de ses îles
De câpres, de pêche et de nous autres enfermés. »

J’ignore ce qu’est une île, je demande et il répond :
« Une terre plan­tée au milieu de la mer. »

Et elle ne bouge pas ? « Non, c’est une terre pris­on­nière des
Vagues,
comme nous de l’enclos. » Une île n’est pas une arrivée.

À la suite de cet aller sim­ple, le livre se pro­longe en qua­tre quartiers. De Luca explique que ces feuilles sont le pays où il a essayé d’habiter. Il y a beau­coup de belles choses, ainsi :

Lib­erté

Le pris­on­nier enferme une graine dans son poing
Il attend qu’elle germe en brisant son étreinte.

Il faut essay­er d’habiter cette terre qui accueille sans les accueil­lir les hommes venus d’ailleurs, venus s’échouer ici.

 

Erri de Luca est né à Naples en 1950 et vit à la cam­pagne près de Rome. Il est actuelle­ment un des écrivains ital­iens les plus lus dans le monde. En France, son œuvre est pub­liée aux édi­tions Verdier, Rivages, Gal­li­mard et Seghers.

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