« Je veux avoir un voile d’ange » (p.9) écrit Anna-Marie Rav­itz­ki dès les pre­mières pages de son recueil qui com­porte 35 poèmes illus­trés par qua­tre mag­nifiques dessins d’Avi S. Rav­itz­ki, son mari, sculp­teur, pein­tre et cul­ti­va­teur de truffes dans le Périg­ord noir où ils habitent tous les deux.

Après avoir refer­mé le livre, il nous en reste une forte impres­sion : on est sub­jugué par la vivac­ité d’e­sprit de l’au­teure, par le foi­son­nement de ses pen­sées, de ses désirs, par la richesse et la sin­gu­lar­ité de son expres­sion aux images et aux rap­proche­ments auda­cieux, aux rac­cour­cis ful­gu­rants que l’on pour­raient dire « sur­réal­isant » si l’ex­pres­sion n’é­tait pas trop piégée et datée, éloignée de la cul­ture hébraïque de l’auteure.

Il s’ag­it du pre­mier recueil français d’An­na-Marie Rav­itz­ki, traduit de l’hébreu par Emmanuel Moses qui est lui-même poète et romanci­er (1). Ce dernier m’a pré­cisé qu’un deux­ième recueil d’An­na-Maria Rav­itz­ki, – en fait, chronologique­ment, son pre­mier — est en route chez les édi­tions Obsid­i­ane. La revue Sec­ousse vient d’en pub­li­er quelques poèmes.

 

*

Un chemin de désir

 

D’un bout à l’autre du livre, c’est un chemin de désir qui nous est don­né de lire :

 

« Par­fois je me noie dans le désir
De cette chose inatteignable

(…) Il est inter­dit de per­dre les désirs
De per­dre délibéré­ment la vie » (p.15)

 

Le fil rouge du désir con­cerne toutes les dimen­sions de la vie : désir du corps, désir du cœur, désir de la pen­sée, désir de la rela­tion, désir de se retrou­ver aus­si avec soi-même, avec sa pro­pre his­toire, son iden­tité, son enfance, ses racines ou son manque de racines… Désir égale­ment de com­pren­dre ce désir en nous, plus vaste que nous-mêmes… Anne-Marie Rav­itz­ki voudrait rejoin­dre ce qu’elle pressent aus­si de plus vaste que le monde. Elle est « tra­vail­lée » par cet ”au-delà” qui sur­passe toute con­nais­sance, toute com­préhen­sion, tout sentiment…

 

« Je désire tout ce qui m’échappe » (p.8)

(…) voyageuse que je suis
Fille des plaines prodigue

Ris­i­ble par mes tour­ments ver­tig­ineux » (p.11)

« Les graines qui m’ont fécondée
M’in­spirent des idées d’é­ter­nité »
(p.10)

 

et ce mag­nifique pas­sage qui syn­thé­tise bien son écri­t­ure et les thèmes qui l’habitent :

 

La vie est un miracle
Un univers de guérison

Une paire de soc­quettes blanch­es sur des pieds gelés
La vie est un tas de ver­tiges qui tournoient
Entre la tête et la région lombaire
Entre le cou et la trachée-artère.
Je m’y consume
Assoif­fée de désir dans ce quo­ti­di­en » (p.19)

 

*

Corps et âme

 

La quête intel­lectuelle, méta­physique, spir­ituelle… et tout ce qui forme le tis­su matériel et cor­porel de notre quo­ti­di­en s’en­tremê­lent à plaisir, se répon­dent, s’in­ter­pénètrent non sans humour ! Les textes d’An­na-Marie Rav­itz­ki s’é­tal­ent chaque fois sur toute la page ou presque. S’ils en appel­lent à l’é­ter­nité, à un désir de trans­parence aux choses, à leur sig­ni­fi­ca­tion, au vide aus­si ou aux « alleluias qui pénètrent dans chaque goutte de mys­tère » (p28)… ils s’ap­puient en même temps sur le con­cret de la vie, telle qu’elle est avec l’usage de nos cinq sens ; la vie avec ses expéri­ences, ses man­ques et ses plaisirs… Et les mots expri­ment la réal­ité incar­née de notre con­di­tion humaine :

 

« Nous sommes nous aus­si des mam­mifères allaités au sein » (p.20)

« Et ma tête (…)
A com­pris le goût du sel col­lée à la plante de mes pieds »
(p.13)

« J’ai de l’en­cre sur mes lèvres
Qui coule de ma bouche

J’écris avec ma salive » (p.14)

 

Nous décou­vrons ce rap­port intime entre corps et lan­gage, com­bi­en égale­ment Anna-Marie Rav­itz­ki se trou­ve être vis­cérale­ment fille du Livre, fille des Ecri­t­ures Saintes, fille de la Tho­rah dont les mots ne ser­vent de rien s’ils ne s’in­car­nent pas dans nos gestes les plus quotidiens :

 

« J’im­plore le don d’une copie du man­u­scrit ancien
Qui se dicterait sur mon corps »
(p.14)

« Je veux me vieil­lir à en mourir dans la langue de la Torah » (p.29)

« …per­les des profondeurs
Accu­mu­lant toute mon his­toire en une seule vague

Qui sub­merge mon corps de grandes tentations
Et inscrit sur ma peau les Saintes Ecri­t­ures. » (p.31)

 

*

En per­pétuel mouvement

 

Au bouil­lon­nement des images cor­re­spond chez Anna-Marie Rav­itz­ki (qui a longtemps enseigné la philoso­phie) un bouil­lon­nement de la pen­sée dont elle aimerait par­fois se départir.

 

« Je ne suis que les signes sur le corps
Je suis des réflex­ions infinies sur la nature de l’homme »
(p.25)

« Mon intel­lect enflamme les mots » (p.24)

« Mes pen­sées se diri­gent d’elles-mêmes
Vers une dimen­sion qui me crache à la figure

(…) Ma curiosité est grande » (p.33)

 

La poète nous par­le de « l’ef­fer­ves­cence qui pétille dans mon âme comme du cham­pagne » (p.39) et qu’elle aimerait par­fois « empêch­er » pour « trou­ver sa res­pi­ra­tion dans des pen­sées sim­ples » (p.39). Mais tout ce mou­ve­ment intérieur s’o­rig­ine sans doute dans l’his­toire même, indi­vidu­elle et col­lec­tive, d’An­na-Marie Rav­itz­ki née à Tel Aviv, « fille d’im­mi­grés » (p.30), « à la recherche de l’amour » et d’elle-même (p.39) par­mi « ces sen­tiers blessés » (p38). Le mou­ve­ment fon­da­men­tal est celui de la « marche », du « chemin » : chemin du corps, chemin de l’âme.

A plusieurs repris­es, l’au­teure se dit « l’é­trangère », la « bohémi­enne », une « minorité issue d’une minorité », atteinte par ce sen­ti­ment d’ex­il, extérieur et intérieur… Et comme pour suiv­re l’in­jonc­tion de Dieu à Abra­ham « Va vers toi-même » (Gn 12, 1) que l’on retrou­ve dans le Can­tique des can­tiques (Ct 2, 10), Anna-Marie Rav­itz­ki nous con­fie : « Je vais mon chemin face à moi-même » (p.38), entre mémoire et avenir, mais égale­ment dans ce présent seul véri­ta­ble­ment por­teur de plénitude :

 

« Je cherche tout ce qui s’est per­du sur le bal­con de l’en­fance » (p.22)

« Le présent est l’arme de mon exis­tence dis­imulée depuis mon enfance » (p.23)

« Je fraie un chemin vers un lieu inondé de bat­te­ments de coeur » (p.40)

 

« J’élague les bruits chaque matin
Je les dépose sur les brumes

Et je sais qu’au­jour­d’hui je vis. » (p.44)

 

*

La soif d’une grande amoureuse

 

Les références bibliques dans ces poèmes, comme nous venons de nous en apercevoir, sont mul­ti­ples. Emmanuel Moses, son tra­duc­teur, m’a pré­cisé qu’An­na-Marie Rav­itz­ki « a étudié la pen­sée juive en pro­fondeur. » Il m’écrit aus­si : « La Bible, comme les Évangiles d’ailleurs dont elle se sent proche, notam­ment du per­son­nage de Marie-Madeleine — ce qui appa­raît très explicite­ment dans le livre que pub­lie Obsid­i­ane — tra­versent et irriguent son tra­vail. » Si elle utilise des for­mules bibliques et des expres­sions puisées dans la tra­di­tion juive, la liturgie, la kab­bale, le yid­dish… elle s’en joue littéralement !

A tra­vers tout cela, Anna-Marie Rav­itz­ki nous con­fie son besoin d’amour, son ardeur, toutes ses ardeurs, et se sent proche effec­tive­ment de la fig­ure de la Mag­daléenne aus­si bien dans ce qu’elle fut avant sa ren­con­tre du Christ que dans ce qu’elle trans­porte ensuite de joie, de pleurs trans­fig­urés… Seul l’amour vrai tran­fig­ure, amour que cha­cun recherche et expéri­mente à sa façon et comme il le peut. Elle exprime si mag­nifique­ment com­bi­en « les touch­ers (d’amour) que la chair vivante a con­nus sont la clé de mon devenir » (p.36). « Je suis étrangère, par ma fougue aus­si » (p.37). Elle se dit vouloir « con­naître tous les trot­toirs de la ville » (p.41) (et l’on pense à la bien-aimée du Can­tique des can­tiques qui cherche dés­espéré­ment dans les rues de la ville son Bien-aimé). Elle se dit être « une enfant des rues » et « l’a­mante vul­gaire de cette ville » (p.41), l’en­fant de toutes nos con­tra­dic­tions, de toutes nos pros­ti­tu­tions, de toutes nos mal­adies d’amour…

L’in­stant ultime, si beau, si pro­fond, si vrai, si essen­tiel, est bien celui de la ren­con­tre où, dans « le refuge du coeur » (p.41), « cette musique intérieure / m’ap­pelle par mon prénom » (p.44), en référence au Christ ressus­cité, dans le jardin du tombeau vide, qui appelle Marie-Madeleine par son prénom, tan­dis que celle-ci pre­nait Jésus pour le jar­dinier des lieux. Elle s’écria alors : « Rabouni !», recon­nais­sant le Christ, dans la joie de se savoir con­nue, recon­nue et aimée en vérité par un tel Dieu d’amour…

 

Bernard PERROY

 

(1) Emmanuel Moses, poète et romanci­er, auteur de près d’une trentaine d’ou­vrages , a lui-même écrit chez AL Man­ar, en tant que poète, un très bel ouvrage, « Le voyageur amoureux », en 2014.

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