Au bout du compte, on se fatigue de tout, des livres et des poèmes, des dis­cours et des let­tres, de l’indifférence de ceux dont on s’attendait à un accueil frater­nel, de l’ostracisme dans un pays qui pro­duit des mil­liers de grands poètes, où chaque infime pen­sée est sor­tie de l’inspiration des poètes, où l’on te rejette comme un corps malade, étranger dans un corps sain, au bout du compte, ils l’emportent sur tout raison­nement, sur toute ques­tion de goût, ces éter­nels pre­scrip­teurs de goût et d’habitude, car ils sont, tout sim­ple­ment, trop nom­breux et se régénèrent comme les vers de terre et la vénéneuse ver­mine, remuant la terre de tous côtés, d’un com­mun accord avec les bour­reaux et les taupes.

Aujourd’hui cette foule com­mé­more le sou­venir d’un poète dés­espéré­ment seul, de son temps rejeté par une foule sem­blable et con­traint de chercher asile et salut dans la Seine obscure, car, comme un autre soli­taire l’écrivait, affir­mant que tous com­poseraient des poèmes, aujourd’hui ceux-ci l’emportent sur les voix esseulées,

Que dire à pro­pos de tout ça, c’est une vieille his­toire, aus­si vieille que la Genèse, ils ont rejeté tes poèmes sans les avoir lus comme ils ont rejeté les désirs et pen­sées de tes proches sans les avoir écoutés, leur imposant avec orgueil leur arme­ment et leur pen­sée, en vigueur dans toute cette Europe pour­rie, privée de tout courage et de toute com­pas­sion, ils ont déchiré tes pen­sées et d’un coup de couteau du bon­heur ont fendu ton esprit en deux morceaux, entre l’Est et l’Ouest, ils ont trahi ton espoir, ils ont mit en place le chanter à l’unisson et le marché, là où le marché n’a pas rai­son d’être car la poésie n’est ni pour le cirque ni pour la foire.

On en viendrait à pleur­er sur leur lan­gage incom­préhen­si­ble, sur leurs pen­sées inachevées aux idées inter­rompues en pleine effer­ves­cence, sans aucun cen­tre de grav­ité dans l’esprit, on en viendrait à hurler un muet aver­tisse­ment aux cieux, une révolte au cœur du lan­gage, on en viendrait à dire : assez de cette pra­tique des indulgences !
Le crime dont tu par­les ne sera par­don­né à per­son­ne, Celan, ce crime, qui aujourd’hui encore, sur d’autres, se répète.

St. Hilaire de Ville­franche, le 15. Sep­tem­bre 1995.

 

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