La revue Les Hommes sans Epaules fête ses 60 ans d’ex­is­tence. Noces de dia­mant célébrant le mariage en 1953 entre la poésie et un out­il de rassem­ble­ment et de dif­fu­sion que les fon­da­teurs nom­mèrent Les Hommes sans Epaules. Deux jeunes poètes, Jean Bre­ton et Hubert Bouziges, sont à l’ini­tia­tive de cette revue de fond. Fond par le sens, fond par la durée car il faut du souf­fle pour ne jamais s’épuis­er en 60 ans d’ex­is­tence. La durée des Hommes sans Epaules est d’ailleurs le signe de la grande vital­ité qui ani­me l’hu­main désireux de ne pas lâch­er la ligne de crête faisant de lui un homme de parole. Cette antholo­gie, rassem­blant dans une pre­mière par­tie les textes et man­i­festes qui émail­lèrent depuis sa créa­tion cette superbe revue, est la preuve que le poème habite l’homme, et qu’il est en lui, mal­gré les désas­tres soci­aux et poli­tiques, une ligne rouge con­sti­tu­tive de la per­son­ne humaine.

Christophe Dauphin, l’actuel directeur des Hommes sans Epaules, orchestre cette antholo­gie, racon­tant, dans une intro­duc­tion de con­vic­tion, la riche his­toire de cette revue. S’en­suiv­ent des textes de Jean Bre­ton, de Sarane Alexan­dri­an, d’Alain Bre­ton, de Pierre Chabert, d’Hen­ry Miller, de Paul San­da, de Guy Cham­bel­land, de Christophe Dauphin, de Paul Farel­li­er, d’Ab­del­latif Laâbi, d’Hen­ri Rode et de Mau­rice Toesca.

Cette antholo­gie se nomme Appel aux riverains, en fil­i­a­tion avec le pre­mier man­i­feste signé par la rédac­tion des Hommes sans Epaules de 1953, dans lequel les ini­ti­a­teurs affir­maient : “N’é­tant pas des esthètes, n’ex­igeant  jamais une seule forme du poème, nous savons aus­si que la poésie se cache dans l’équiv­oque, se déploie dans l’élo­quence, se dénonce dans le silence. (…) La poésie pré­pare souter­raine­ment un homme meilleur qu’elle. (…) Notre revue est un lieu de ren­con­tres. Nous ouvrirons les portes, les lais­sant bat­tantes, nous inviterons nos amis à s’ex­pli­quer sur ce qui leur paraît essen­tiel dans leur com­porte­ment d’être humain et de poète. (…) Nous désirons redéfinir notre con­di­tion de poète et de vivant.”

Voilà qui fait un sérieux point com­mun entre la démarche des Hommes sans Epaules et celle de Recours au Poème, l’une revendi­quant l’é­mo­tivisme, l’autre la pro­fondeur, à tra­vers un rassem­ble­ment poé­tique savam­ment dilapidé par la moder­nité tech­nologique qui est l’en­ne­mi même du Poème.

60 ans d’Hommes sans Epaules, c’est l’oc­ca­sion, non pas de pub­li­er une antholo­gie anniver­saire, mais d’af­firmer la con­ti­nu­ité du poème con­tem­po­rain. Car après la série des textes et man­i­festes posant le com­bat du poème sur une soix­an­taine de pages, s’ou­vre l’an­tholo­gie de poèmes pro­pre­ment dite, soient 400 pages con­sti­tu­ant une belle et sérieuse antholo­gie poé­tique de ces soix­ante dernières années.

Noces de dia­mant, disions-nous. C’est ain­si à la résis­tance du poème que se découpe la vit­re sans tain de la Sur­face, sur laque­lle l’im­age de la super­fi­cial­ité est peinte et rénovée en per­ma­nence afin de créer l’il­lu­sion que la réal­ité est toute con­tenue dans ce décorum.

Illu­sion. Sim­u­lacre. Super­fi­cial­ité. Impos­ture. C’est cela que le poème déjoue. C’est cette vit­re, cette sépa­ra­tion, accen­tuée par la pre­mière moder­nité mor­tifère, que le poème traverse.

1953 : c’est l’an­née du début de l’équili­bre de la ter­reur, les USA annonçant qu’ils déti­en­nent la bombe H. C’est le choix, par Eisen­how­er, du con­ser­vatisme pro­gres­siste, qui renoue avec le libéral­isme économique total. Ce sont les prémiss­es du total­i­tarisme d’af­faire. 1953 : c’est la descrip­tion de l’ADN, c’est le prix Nobel de la Paix attribué à Georges Mar­shall, c’est la mort de Staline, c’est la pre­mière retrans­mis­sion inter­na­tionale d’un événe­ment en direct par la télévi­sion, le couron­nement d’Eliz­a­beth II.

Dans ce con­texte de redéf­i­ni­tion du monde d’après-guerre, avec la peur de l’atome, le choix du libéral­isme et l’outil pro­pa­gan­diste de la télévi­sion, naît la revue Les Hommes sans Epaules. C’est dans ce con­texte d’es­sais nucléaires, d’ex­plo­sions dans le ven­tre mère de la terre, de manip­u­la­tion des esprits par le pro­jet de diver­tisse­ment de la télévi­sion, c’est à dire, éty­mologique­ment par­lant, de faire diver­sion, qu’ap­pa­rais­sent les Hommes sans Epaules, ces “hommes et ces femmes sans poids dans la société mais aus­si por­teurs d’an­tennes atten­tives à capter ce qui reste de la parole orig­inelle” comme l’écrit Alain Bre­ton dans son essai “Ralen­tir, Poèmes”.

Aucun poids dans la société, et n’en revendi­quant aucun, “poètes engagés, nos frères dans la pas­sion, pourquoi ignor­er que la poli­tique mil­i­tante du poète, c’est tout sim­ple­ment le ton généreux de son poème ?” écrit Jean Bre­ton, con­scient qu’être poète, c’est refuser la recon­nais­sance et la stature sociale, mais agir et dans le silence de son action, qui sig­ni­fie amour, com­pos­er des poèmes car la vie l’in­time absolument.

Plus loin, Christophe Dauphin déclare : “Le com­bat intime du poète est le com­bat de tout être avec les forces de la mort, l’op­pres­sion, les murs aveu­gles et som­bres des sys­tèmes soci­aux. La poésie est insé­para­ble de l’essence de l’homme dont elle est la plus impal­pa­ble, mais la plus pro­fonde sub­stance ; il la porte en lui avec sa soli­tude et son amour. La poésie pré­side partout où il va par le seul pou­voir des yeux”.

Oui ! Qu’un poète soit “engagé”, qu’il écrive des poèmes “dénon­ci­a­teurs”, qu’il arme sa parole pour répon­dre à l’in­jus­tice démul­ti­pliée, qu’il soit révolté, la fonc­tion du poète est d’ap­partenir à la Paix et d’y tra­vailler cor­diale­ment. Fraternellement.

Le Poème relève fon­da­men­tale­ment de la Paix et de son désir.

Plus loin, Dauphin pré­cise : “La poésie est un besoin et une fac­ulté, une néces­sité de la con­di­tion de l’homme — l’une des plus déter­mi­nantes de son des­tin. Elle est une pro­priété de sen­tir et un mode de penser”.

C’est dire qu’i­ci, il est davan­tage ques­tion de vision que de démon­stra­tion argu­men­tée. Le poète réflé­chit le monde et l’ex­is­tence, il réflé­chit sur le monde et l’ex­is­tence. Et son mode de pen­sée n’a rien à voir avec les dis­cours et les raison­nements. Il sait dis­courir. Il sait raison­ner. Son mode de pen­sée tran­scende cela. Car il sait, le poète, quel fléau les émules du cartésian­isme a pu intro­duire dans l’être, dans l’in­di­vidu et dans l’ensem­ble humain avec la ratio­nal­i­sa­tion n’ayant pour seul hori­zon qu’elle même. C’est d’ailleurs l’une des expli­ca­tions qui per­me­t­tent de com­pren­dre pourquoi l’in­tel­li­gence du poète et la puis­sance du Poème sont aujour­d’hui reléguées aux oubli­ettes et méthodique­ment dépré­ciées. La ratio­nal­ité ne voit plus que son pro­pre vis­age pour objec­tif, fascinée par le jour et la clarté. La vision du poète, comme le lan­gage du pein­tre, savent danser avec l’om­bre et s’ap­puy­er sur le vide pour pren­dre leur appui et con­vers­er avec la présence. Le Dis­cours et la  Méth­ode ont con­quis le monde, con­tre la vision, com­plexe mais pas com­pliquée, sub­tile mais pas obscure, du poète. Le Dis­cours et la Méth­ode tra­vail­lent à la ruine de l’homme, ils œuvrent à l’ap­pau­vrisse­ment écologique de l’hu­main sur la terre. Mais la vision appar­tient à tout homme d’e­sprit. Et la Nature saura repren­dre image dans le corps humain. Car son élan n’est pas de dis­paraître. Suiv­ons Dauphin : “ce qui est, ce n’est pas ce corps obscur, timide et méprisé, que vous heurtez dis­traite­ment sur le trot­toir — celui-là passera comme le reste — mais ces poèmes, en dehors de la forme du livre, ces cristaux déposés après l’ef­fer­ves­cent con­tact de l’e­sprit avec la réal­ité. Autrement dit, le rêve entre en con­tact avec la réal­ité, c’est à dire le con­cret, le sen­si­ble, le monde des apparences qui suf­fit au com­mun des mor­tels. De cet effer­ves­cent con­tact résul­tera la poésie, c’est à dire “le réel absolu” pour Reverdy”.

Lisez cette antholo­gie. Elle branche le cœur sur le vivant. Elle rac­corde l’e­sprit au sang. Elle fait bouil­lir l’hé­mo­glo­bine dans les veines. Vous y ren­con­tr­erez le meilleur de la poésie con­tem­po­raine à tra­vers quelque 200 poètes. Et même s’il ne fut pas pos­si­ble d’in­té­gr­er dans ce vaste tra­vail l’ensem­ble des poètes pub­liés dans Les Hommes sans Epaules, ceux qui y sont vous don­neront déjà une idée sub­stantielle de ce que peut le poème pour l’homme.

 

 

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