Longtemps enseignante en lit­téra­ture française, Anne Goyen est avant tout poète, musi­ci­enne et dessi­na­trice. Arbres, soyez est son sec­ond recueil de poèmes, le pre­mier ayant paru en 1998 aux édi­tions Saint-Ger­main-des-Prés. La poète con­tem­ple fréquem­ment les arbres de sa région, arbres aux­quels elle accorde d’être bien plus que de sim­ples végé­taux, à la fois des axes de vie et des sym­bol­es de ce qui est dans le réel. Elle le sait bien, elle, Anne Goyen, que « les arbres sont les plus vieux amis des hommes », ain­si que le dit la qua­trième de cou­ver­ture de ce recueil de toute beauté. Il y a beau­coup à appren­dre des arbres, en les regar­dant ou en posant sim­ple­ment la main con­tre leur bois. Ils sont enrac­inés dans le sol et ten­dus vers le ciel, la base dans la terre et la tête dans les étoiles. Nous sommes peut-être des arbres, la sup­po­si­tion par­court souter­raine­ment l’ensemble du livre. À moins que ce ne soit le con­traire, que les arbres soient des humains, des par­ties de nous peut-être. Sans doute s’agit-il des deux, comme en une forme de réciproc­ité elle aus­si complémentaire.
Ce recueil est com­posé de trois par­ties : voix d’arbres, Arbre-miroir et Arbres, soyez. Cette dernière par­tie, qui donne son titre au recueil, est la plus con­séquente. Le lecteur entre immé­di­ate­ment dans la voix de l’arbre, celui des méta­mor­phoses, de la vie donc, per­pétuel change­ment, ce qui est juste­ment le pro­pre du vivant. Le reste, c’est la mort. Le pre­mier poème est cette voix de l’arbre, un arbre qui s’exprime et par­le, directe­ment, en notre direction : 

 

Puis-je savoir comment
Vous me nommez
Dans vos langages
Moi qui par­le écorce et racines
Bour­geons feuilles et fleurs

Vers vous je m’exile sans cesse
Du pro­fond de mes songes
Fils de ma ter­restre mémoire
Je mue semblable –
Et dif­férent je dure

Ma voix hum­ble pythie
Au poids du temps dérobe
Sa louange obstinée
Vers le jour.

 

Il y a cet ora­cle, et l’arbre, d’une cer­taine façon, offre ce don, celui d’un dévoile­ment du réel. C’est l’annonce d’un monde à venir, un monde se pré­parant à descen­dre vers nous et cepen­dant tout autant enrac­iné, présent, le déjà là. Dans le creux de la terre. Ce monde-là, en lequel nous sommes.

 

Aveu­gle
Je contemple
À même la chair du songe
La cour­bu­re étoilée
Des futures naissances.

 

Les arbres du poète sont cet axe reliant ciel et terre, devant nos yeux tout autant qu’au-dedans de nous, unis­sant peu à peu, quoique de façon peu vis­i­ble, ce qui est séparé, du moins en apparence. Ce que nous croyons et par­fois voulons être ou voir séparé. Tout est lié, et l’homme n’est aucune­ment délié du reste de la vie, bien qu’il sem­ble par­fois avoir cette étrange croy­ance. La vie, cela brûle en dedans des liens/liants : c’est le « feu caché de la terre », cela même qui ouvre « vers la clarté ». Il y a cette lumière, la vie. Tout est lumière. Et, en cette sur­prenante époque tout de som­bre vêtue, il ne fera pas de mal de l’écrire : l’homme aus­si. La poésie de Goyen appa­raît ain­si comme étant une poésie de l’intime de la vie, de la vie intégrale :

 

À quels bruissements
Reconnais-tu
L’intime voix
D’un chant venu d’ailleurs
Abîme où se côtoient
La foudre et l’arc-en-ciel
S’y accor­dent les rêves
Nouveau-nés
Avant de hanter
L’antre des forêts
Ou de dormir
Dans le secret berceau
de nos cœurs.

 

Une poésie tout autant ancrée dans l’intimité de l’humain, l’intégralité de l’humain :

 

À chaque offense
À chaque entaille
De la hache
Il offre sa sève
Il pleure sa résine
Frère qui parle
Plus haut que la mort
Sa langue originelle.

 

Cet arbre qui nous par­le nous est aus­si un arbre miroir :

 

Quelle mémoire
Épelle à vif
Le mys­tère en miroir
Des univers ?

 

Au cœur de l’ensemble de cette parole qu’est la vie, arbres et hommes dia­loguent en intim­ité. De ce point de vue, la poésie de Goyen est un appel dis­cret lancé à l’homme mori­bond d’aujourd’hui, celui qui est capa­ble de mas­sacr­er, en vue du con­tente­ment de son « désir », les arbres de vie qui nous relient à l’ensemble de ce qui est. Honte à cet homme, et quand bien même nous seri­ons de fer­vents défenseurs de la nature, honte à cha­cun de nous en tant qu’il est une part de cet human­ité-là, ou plutôt de cet état pro­vi­soire de l’humain.
L’arbre porte cette parole-là, celle de l’origine, une orig­ine vers laque­lle nous nav­iguons, pen­sant par­fois nous diriger vers le futur. Une des croy­ances que la Bible attribue à « l’insensé », celui qui ne perçoit plus le sens. Il serait cepen­dant erroné de ne voir en Anne Goyen que la poète chré­ti­enne, elle qui dédi­cace cer­tains de ses poèmes à Jean-Pierre Brach, Robert Amadou ou Antoine Faivre. On ne sera donc pas sur­pris que Goyen place la mémoire de l’origine à venir dans « le rêve du végé­tal ». La poète con­stru­it sim­ple­ment son chemin le long du chemin, ce même chemin qui se con­stru­it à mesure. C’est pourquoi son lecteur à ce sen­ti­ment apaisant de lire une poète authen­tique, et une poésie, un regard sur la parole/origine, qui con­cer­nent directe­ment l’homme :

 

À nous de vivre
Déracinés
De ville en ville
Et cherchant
Sur le chemin
De vis­age en visage
Le reflet
D’un ori­ent d’étoiles.

 

Et plus loin, dans un autre poème :

 

Dis-moi le temps
Où l’homme et l’arbre
Se ressemblent
Par le rêve obstiné
De croître sans vertige
Et de vivre debout

 

La poète voit dans la vie cette dou­ble spi­rale qui annonce les « univers prochains ». C’est pourquoi la ques­tion de Dieu n’est pas ici aus­si présente que les apparences peu­vent le laiss­er penser. Ainsi :

 

Tu m’ouvres
À la vérité de l’un
Et du multiple

 

Quand un ou une poète parvient à l’émerveillement du regard com­mun avec le monde, regard porté simul­tané­ment sur le monde et sur l’homme, alors les dogmes s’effacent, lais­sant place à la vie du réel en cette par­tie de la vie qu’est ce même poète. Cet instant est celui du beau, simplement.
Qu’on en juge :

 

Graine enfouie
Ouvre-toi
Que l’arbre naisse
Comme un cri
Dans la brisure
De la nuit.

Vers le haut autant que vers le bas, et récipro­que­ment, pour for­mer une seule chose, la poésie d’Anne Goyen conduit :

De l’aurore à la nuit
De la lune au soleil.
 

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