I

 

Le Grand Drag­on déroulait ses mythiques anneaux. La tête, tout là-haut, scin­til­lait. Corps d’om­bre. Quelques tach­es claires, ici et là, éclabous­saient l’e­space, se noy­ant dans la lumière, s’y dis­solvant même, étincelantes.
Le Grand Drag­on là-haut souri­ait, pen­sive­ment pour­rait-on dire, pris tout entier dans la den­sité bonne de ce prodigieux bat­te­ment cos­mique qui fai­sait comme une source. Intarissable.

Il souri­ait, rassem­blant en lui le temps – des éons !

Com­ment, une fois de plus, avait-il pu se laiss­er pren­dre à l’il­lu­sion de cet anneau minus­cule qu’il avait lui-même bap­tisé « moi » ? Com­ment cette grossière iden­ti­fi­ca­tion une fois de plus avait-elle été possible ?

C’é­tait chaque fois la même chose !

Une fois de plus il avait con­fon­du le Jeu avec le je… et la pièce était dev­enue sin­istre ! Une fois de plus il avait rejoué la même par­ti­tion : une fugue sans fin ni com­mence­ment dans laque­lle chaque note se croit isolée des autres, autonome… une sorte de can­cer de la musique !
Et le can­cer l’avait rongé… Ombre était son corps, ombres… folie !

Mais à présent, là d’où il était, il voy­ait, il savait, co-nais­sant à Lui-Même.

Pour­tant ce n’é­tait pas dans les éthers, il en était cer­tain, que s’in­scrivait le pou­voir véri­ta­ble : le secret de la grande force trans­for­ma­trice, c’é­tait la Terre qui le por­tait ! C’é­tait cette matière – apparem­ment inerte et générant en soi l’ou­bli – cette matière même qu’il fal­lait tra­vailler, barat­ter : les deux pieds enrac­inés dans le sol, la tête dans les étoiles.

Le Grand Drag­on avait ral­lié sa mémoire essen­tielle : une mémoire uni­verselle, ful­gu­rante, immé­di­ate, qui embras­sait, embra­sait tout.
Et le grand corps bruis­sait, de ses moires secrètes, de ses replis d’om­bres qu’il fal­lait transmuer.
Il écla­ta de rire. De ce rire défini­tif qui sait la réal­ité. La réal­ité du Jeu, du grand jeu cos­mique : s’im­pli­quer sans s’i­den­ti­fi­er ! Facile là-haut : verbe étince­lant, épée des Hes­pérides, salves d’aubes, blancheurs sacramentelles !

Mais en bas ? Tout en bas ?

C’é­tait cela la longue marche : chaque petit anneau – et ils étaient innom­brables, grains de sable dans le désert – devant réalis­er sa juste place – sa con­science d’E­tre – dans l’i­den­tité suprême du Grand Drag­on : illu­mi­nant sa matière, la résolvant en autre chose, impos­si­ble même à con­cevoir pour les petits anneaux d’ombre.

Le Grand Drag­on là-haut Voy­ait, Savait… et il riait, il riait !

Alors encore une fois, calme­ment, il conçut en son cœur un anneau de chair et, sans regret, de nou­veau il s’emprisonna dans la petite boîte mortelle.

Il savait, par-delà la souf­france, la mort, l’ou­bli, il savait l’énorme enjeu du temps. Il savait que de lui, un jour, sur­gi­rait la magie trans­fig­u­ra­trice du Verbe : un verbe incar­né, tis­sé dans la sub­stance de chaque petit anneau, un verbe vibrant, con­scient, une fois pour toutes essaimant sur la terre.

 

Et la grande marche alors se poursuivrait
au milieu des splen­dides averses…

 

 

 

paru aux édi­tions de l’At­lan­tique, 2013

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