Mon corps est si lourd, me dit :
Oseras-tu cette aventure ?

 

Et nous voici entraînés dans l’ex­po­si­tion uni­verselle de Brux­elles en 1958.
De vers et de pros­es mêlés, quelle belle bous­cu­lade ! avec des notes, et des cita­tions d’é­tudes ethno­graphiques. Qui par­le ? Accords mas­culins, puis féminins. Des voix vien­nent de droite ou de gauche, c’est écrit nor­mal, puis petit, puis de nou­veau nor­mal, qui du coup paraît gros.
Con­stance Chlore revendique l’aile nom­breuse de Michaux. Oui, ça grouille, en dehors comme en dedans ! Il est une foule belge, ou plutôt une manière belge de dire la foule. Je pense bien sûr à Ensor :

 

On décou­vrait des robots, des fauss­es mains artic­ulées : on ouvrait grands les yeux (…) ça cli­que­tait, ça scin­til­lait d’un feu de dix mille lampes…

 

et plus loin : 

 

Effer­ves­cence houleuse
La foule emporte les vis­ages brûlants
Le plus beau pavil­lon, c’est le pavil­lon Philips, par Le Cor­busier, avec ses formes futur­istes et ses références aux nou­velles technologies
Les per­son­nal­ités s’y promè­nent Même la reine d’Angleterre
J’ai vu Romy Schnei­der comme je te vois

 

Qu’on soit ras­suré, il y a aus­si à manger et à boire ! Je suis dans la salle ver­tig­ineuse et sou­ple(…) où chaque appétit se rue (…) 140 fourchettes, et nappes et ver­res levés…

Mais de quoi par­le-t-on au fait ?

Le titre, cher ami, le titre. Avec la cou­ver­ture de Léon Wuidar, le lecteur a peut-être cru tenir un abrégé de chimie. Haut de 102 mètres, l’Atomi­um est un atome grossi quelques mil­lions de fois, un agence­ment de 9 sphères de 18 mètres reliées entre elles comme ces objets péd­a­gogiques que nous avons manip­ulés sur la pail­lasse du lycée. 2200 tonnes de matières traitées par les procédés ultra­mod­ernes Alu­mini­um, aci­er, soudure, mon­tage. De nom­breux nom­bres, écrits en chiffres, s’ac­cu­mu­lent par ci, émail­lent le lyrisme rude du texte par là : bud­gets, fréquen­ta­tions, poids et mesures. Célébra­tion du pro­grès, de cette sci­ence mod­erne qui repose sur le cal­cul. Mais encore union joyeuse et ent­hou­si­aste de la tech­nique et du com­merce. Sans oubli­er la boustifaille !

Con­stance Chlore regarde avec une ironie assez ten­dre l’u­topie tech­ni­ciste de ce temps pas si loin­tain où l’im­mense puis­sance de l’Oc­ci­dent pre­nait la forme d’une Prov­i­dence mys­tique : (…) un ver­tige panoramique Un ver­tige panoptique

 

Qui d’un côté m’éclaire
De l’autre me plie
Je cherche à capter, agrandir la vue
D’un seul regard com­pren­dre la terre et la géographie
Les rues, les plaines (…) les fleuves, les ponts, les tours(…)
Lunette braquée au ciel (…)
Per­spec­tive égale à celle d’un gouf­fre ardent

 

Para­dox­al, le mon­u­ment rap­pelle que l’homme a para­doxale­ment acquis son empire sur le monde entier en domp­tant l’in­fin­i­ment petit. L’atome nous con­stitue, nous cir­cu­lons dans l’Atomi­um. Et le livre de racon­ter com­ment les esca­la­tors et les couloirs de l’Atomi­um absorbent les files de vis­i­teurs : pas­sages de guichet, coudes qui jouent, bras­sage des odeurs, et ces longs polymères d’atomes qui sont hommes pour­tant :  J’avais 28 ans / J’avais 34 ans / J’é­tais jeune mar­iée Je courais vite sur le chemin de la beauté / J’avais 42 ans / J’é­tais de nuit errant J’avais 27 ans J’avais 19 ans, je vivais chez mon père, on était catholique Valait mieux se mari­er avant de savam­ment escalad­er les divers stades de l’amour 

Fasci­nante poly­phonie de vies dérisoires brassées comme dans le ven­tre d’un immense Léviathan. Qui digère tout :  l’his­toire colo­niale, les petits métiers, les nations d’Eu­rope (unies depuis un an), les édiles aux noms oubliés. Les anciens cultes, eux aus­si avalés, dans celui de la Force :

 

Force qui ordonne la struc­ture de l’atome
Force qui règle l’or­bite des étoiles
Force qui crée des mondes
Force où s’achemine
Le proche et le lointain
Mys­tère à Mystère
Sphère de secrets miroirs
(…)

Atom­es et univers
Dont j’ai peur Dont j’ai soif
(…) La spi­rale avide Arrive

 

Lan­gage salu­taire en un temps (le nôtre) qui fait pro­fes­sion de ne pas con­sid­ér­er la tech­nique tout en jouis­sant de ses effets, qui maquille les engrenages sous des ron­deurs « con­viviales » et les procé­dures « intu­itives », et répand des dis­cours de douceur et de gen­til­lesse alors que le monde n’a jamais autant été régi par la force. Et même si  Tout vécu ne sera pas vain, on sent à la fin de cette débous­solante lec­ture son­ner comme une vengeance de la démesure sur l’in­di­vidu libre con­stru­it par l’hu­man­isme chrétien :

J’avoue ma défaite et m’in­cline dix fois
  (…)cha­cun
Igno­rant la force qu’il représente en bloc
(…)

Ce qui vient de se produire
En mes nar­ines brûlées par l’air :
J’ai été pour­suivi par ma vie :
rien que ça :
ma vie.

 

Lire Con­stance Chlore dans Recours au Poème :  https://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/constance-chlore

 

image_pdfimage_print