A la ques­tion « pourquoi j’écris ? » Rose Aus­län­der a répon­du  « Parce que sans doute j’ai vu le jour à Czer­nowitz, et que le monde est venu à moi à Czer­nowitz. Tant de paysages par­ti­c­uliers, d’hommes par­ti­c­uliers, les con­tes et les mythes flot­taient dans l’air, on les res­pi­rait. La ville aux qua­tre langues était une ville musée qui aura don­né tant d’artistes, poètes, de philosophes, de plas­ti­ciens. Et qui voulait par­ler avec les mus­es s’ex­pri­mait en alle­mand ». Rose Aus­län­der est en effet née  en 1901 à Czer­nowitz, cap­i­tale de la Bucovine alors autrichi­enne et germanophone.

Elle apparte­nait à la com­mu­nauté juive alle­mande, au même titre que Paul Celan qu’elle ren­con­tra deux repris­es. Elle suiv­it ses études dans l’université de sa ville natale avant  d’immigrer aux États-Unis avec son futur mari. Sa vie se pas­sa désor­mais  entre Amérique et Europe. Partout elle se sen­tit exilée, étrangère. Elle retour­na en Europe dans les années trente pour rejoin­dre sa mère. Pen­dant la Sec­onde-Guerre mon­di­ale, elle survé­cut (sauvée par un doc­teur) dans le ghet­to de Czer­nowitz avant de repar­tir pour New-York puis revenir défini­tive­ment en Europe en 1963 à Düs­sel­dorf.  Le trau­ma­tisme de la Sec­onde Guerre Mon­di­ale l’amena pen­dant un long temps à ne plus écrire dans sa langue mater­nelle et à choisir l’anglais. Toute­fois grâce à sa ren­con­tre avec Paul Celan en 1957 elle retrou­va la force de repren­dre sa langue mater­nelle. A la fin de sa vie, malade, elle entra dans une mai­son de repos por­tant le nom d’une autre poétesse juive alle­mande : Nel­ly Sachs. Elle y mou­rut en 1988.

A Düs­sel­dorf, l’éditeur Hel­mut Braun a ren­du ses let­tres de noblesse à celle qui n’était con­nue jusque-là que d’un petit cer­cle dont six livres édités jadis en tout petit tirage. Il pub­lia ses œuvres com­plètes. Pour­tant, en français, elle tarde à se faire con­naître aujourd’hui encore. Seul « l’Age d’Homme », « Aen­crages & co » et main­tenant « Héros-lim­ite » don­nent écho à celle qui, pétrie de boud­dhisme et surtout de cul­ture has­sidique créa une œuvre rare. Moins tra­ver­sée de sym­bol­isme juif que celle de Celan ou de Sachs, elle est donc plus facile d’accès et peut-être plus forte. Rose Aus­län­der y exprime toute sa douleur qu’elle nomme « l’ar­bre des fruits amers ».  Les titres de ses poèmes sont d’ailleurs explicites : «d’une con­trée de fumées noires», « nous mar­chons avec les fleuves som­bres », « le silence sur les lèvres ». Sous ces titres lourds de détresse pointe peu à peu un frêle espoir même si le pas­sage des tueurs reste très longtemps présent en fil­igrane. Si l’auteur écrit c’est pour témoign­er et afin de ne pas laiss­er seuls tous ceux qui restent. Et ce dans la langue aban­don­née puis retrou­vée. Bref la langue que sauve celle qui fut sauvée.

Dans un poème inti­t­ulé « Auto­por­trait », Rose Aus­län­der se définit comme « Gitane juive / à la langue alle­mande / élevée sous un dra­peau jaune et noir ». Elle devint l’exilée (comme son nom l’indique en alle­mand), l’errante, qui ne survit que par sa foi dans la vérité du verbe et dans l’espoir qu’à tra­vers eux une renais­sance du monde soit pos­si­ble. Qua­tre vers d’un de ces textes résu­ment à eux seuls sa sit­u­a­tion : « Ma patrie est morte / ils l’ont enter­rée dans le feu / je vis dans ma terre mater­nelle / le mot ». Son his­toire reste le sym­bole du naufrage de la Mit­teleu­ropa, de la cul­ture de l’Eu­rope cen­trale dont beau­coup d’étoiles ont dis­paru dans  les camps de la mort comme en témoigne ce pas­sage : « Ils vin­rent / avec des dra­peaux aigu­isés et des pis­to­lets / ils abat­tirent toutes les étoiles et la lune / aus­si aucune lumière ne nous est restée /aus­si aucune lumière ne nous a aimés / Ici nous avons enter­ré le soleil / une éter­nelle ténèbre de soleil est venue ». 

Toute­fois Rose Aus­län­der demeu­ra altière et ardente. Exil, sépa­ra­tion, ghet­to, holo­causte, mal­adie et soli­tude n’auront pas eu vrai­ment rai­son d’elle. D’autant que son écri­t­ure est là pour lui per­me­t­tre de per­dur­er. A côté  des Paul Celan, Nel­ly Sachs, Inge­borg Bach­mann et bien sûr Kaf­ka, elle fait par­tie des grands poètes juifs qui en alle­mand don­nèrent chair à l’indicible. Au silence qui tombe sur les sur­vivants — et qui empor­ta Celan et Pri­mo Levi -, en per­pétuelle cul­pa­bil­ité d’être encore là, hon­teuse de vivre encore, elle sut dire « non » et en expli­quant pourquoi. Jusqu’à son extrême vieil­lesse, elle écriv­it lumineuse­ment dans cette langue noire qui don­nait l’or­dre de mort et qui soudain rap­pela à la vie comme le prou­vent les textes réu­nis par Alain Berset dans sa mai­son d’édition genevoise. Celle qui n’oublia rien sut garder la voix de sa mère, le pre­mier bais­er, les mon­tagnes de Bucovine, les inva­sions, les peurs, les traques, les fuites, l’Amérique (« douce-amère » écrit-elle), Cum­mings et William Car­los Williams, Hölder­lin, Trakl, Celan et bien sûr l’écriture. Pour elle l’écriture qui ne se quitte pas. Mais elle fut tout le con­traire de ce qu’en a dit Mar­guerite Duras : à savoir, une « mal­adie ».

Dans le bras­sage des feuilles mortes, la créa­trice alle­mande s’empara des mots pour vivre con­tre divers­es absences. Pour elle comme pour Gertrud Stein écrire était vivre : « Ma patrie est morte, ils l’ont enter­ré dans le feu, je vis dans ma terre mater­nelle, le mot » dis­ait-elle. Retrou­vant la langue alle­mande moins gan­grénée de noir que chez Celan, Rose Aus­lan­der retrou­va la force, capa­ble de con­cen­tr­er en quelques mots l’essentiel sur l’e­space livide de la page blanche. Elle con­nut ain­si vers la fin de sa vie une den­sité, une assur­ance. Donc moins de ténèbres et de cen­dres.  Après les évo­ca­tions des cru­autés, des chas­s­es à l’homme, la nos­tal­gie d’une enfance heureuse, la peur de la soli­tude à l’é­tranger, une autre poétesse naquit soudain loin de tout pathos.

Clarté aiguë, musi­cal­ité, sim­plic­ité extrême du vocab­u­laire, aban­don des rimes créèrent un change­ment rad­i­cal. Sa langue alle­mande forgea des nou­veaux mots en asso­ciant des mots opposés. Elle a fuit la langue dite poé­tique et est allé vers la nudité du sens en élab­o­rant des sortes d’épi­grammes proches de ceux de Celan mais en moins énig­ma­tiques. Hel­mut Braun le com­prit en repub­liant cette vieille dame de 74 ans. Il en a fait ce qu’elle est : une grande poétesse alle­mande qu’à son tour Alain Berset tente de défendre.  Car l’éditeur suisse sait qu’au « Par­le / Mais sans sépar­er le non du oui. / Donne aus­si le sens à ta parole / donne-lui l’om­bre » de Celan, Rosa Aus­län­der put répon­dre : « j’ai trou­vé / un mot qui ne pleure pas ».

Sur Rose Aus­län­der, dans Recours au Poème :

https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/la-po%C3%A9sie-de-rose‑a%C3%BCslander/pascale-tr%C3%BCck

 

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