La poésie de Aimé Césaire

 

Au bout du petit matin, une autre petite mai­son qui sent très mau­vais dans une rue très étroite, une mai­son minus­cule qui abrite en ses entrailles de bois pour­ri des dizaines de rats et la tur­bu­lence de mes six frères et sœurs, une petite mai­son cru­elle dont l’intransigeance affole nos fins de mois et mon père fan­tasque grig­noté d’une seule mis­ère, je n’ai jamais su laque­lle, qu’une imprévis­i­ble sor­cel­lerie assoupit en mélan­col­ique ten­dresse ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlass­able péda­lent, péda­lent de jour, de nuit […]

Tout le monde la méprise la rue Paille. C’est là que la jeunesse du bourg se débauche. C’est là surtout que la mer déverse ses immondices, ses chats morts et ses chiens crevés. Car la rue débouche sur la plage, et la plage ne suf­fit pas à la rage écumante de la mer.

L’éditeur, le Seuil, nous fait entr­er par la grande porte : le Cahi­er d’un retour au pays natal, texte incroy­able que tra­versent des vents d’une grande vio­lence, mais qui offre aus­si de belles accalmies.

Né dans la pau­vreté dont il est ques­tion ci-dessus, Aimé Césaire a regardé au-delà de la mai­son délabrée où il vivait enfant. Ses yeux se sont posés sur la terre : la terre où tout est libre et frater­nel. Et cela l’a poussé à par­tir, à voy­ager. Dans le long poème qu’est ce Cahi­er d’un retour au pays natal, on ren­con­tre Tou­s­saint Lou­ver­ture et Léopold Sédar-Sen­g­hor, on part pour le Con­go, le Zam­bèze, on se retrou­ve dans la cale d’un bateau. Coups de fou­et, révoltes et cadavres. Mais ce qui monte, peu à peu, dans ce texte, est moins la colère que l’allégresse et l’amour. Parce que le poète s’est lancé – très tôt – un défi : trou­ver la force de se relever afin de voir son hori­zon grandir. Aimé Césaire a vingt-six ans quand une pre­mière ver­sion du texte est pub­liée à Paris, en 1939, dans la revue Volon­tés.

 

debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang
 

      debout
             et
               libre 

 

Il faut vingt-six années et un long poème de cinquante pages pour pass­er de la mis­ère à l’espoir, de la souf­france de l’esclave à la joie de l’homme libre, pour être capa­ble de chanter le monde. Pass­er de l’un à l’autre ne revient cepen­dant pas à oublier.

 

Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont cou­vertes de têtes de morts. Elles ne sont pas cou­vertes de nénuphars. Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas éten­dus des pagnes de femmes.
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa cein­ture de cadavres !

Ce sang, jamais Aimé Césaire ne l’oubliera, mais il se mêlera à des choses lumineuses. Aimé Césaire n’est pas le poète du dés­espoir. Le dés­espoir est une petite mort, il n’en veut pas. Il s’ébroue quand il la sent mon­ter en lui. La lumière, le sel, le vent ou la voix fab­uleuse des forêts lui vien­nent alors en aide, le font revenir à la vie.

Les notes en fin d’ouvrage attirent notre atten­tion sur les vari­antes, d’une édi­tion à l’autre. Sou­vent, le poète prof­ite d’une réédi­tion pour écarter des poèmes et en épur­er d’autres. La note écrite au sujet du recueil inti­t­ulé Soleil cou coupé nous per­met de com­pren­dre qu’à l’occasion de la sec­onde édi­tion du recueil, Aimé Césaire a choisi de s’éloigner des préoc­cu­pa­tions qui étaient les siennes au moment de l’écriture – poli­tiques ou autres – comme s’il voulait, ain­si, « attein­dre à l’universel ». Tout le monde asso­cie – à juste titre – Aimé Césaire à la négri­tude. C’est lui en effet qui a forgé ce con­cept. Cer­tains oublient qu’il était aus­si l’auteur d’une poésie moins ancrée dans l’histoire – et la tragédie – de son peuple.

 

surtout emporte mes rives
élar­gis-moi
 

Et il souhaite à son peu­ple la même chose :
 

peu­ple d’abîmes remontés
peu­ple de cauchemars domptés
peu­ple noc­turne amant des fureurs du tonnerre
demain plus haut plus doux plus large

 

Il est à la fois enrac­iné par les cinq sens à la terre et au ciel de son île (par­fums, oiseaux, arbres et fougères arbores­centes, brumes, fruits et soleil sont bien ceux de la Mar­tinique) et homme par­mi les hommes, de toutes les lat­i­tudes, assoif­fé d’absolu, rêvant, aimant, ayant par­fois du mal à y croire et à dire, et souhai­tant alors écrire sur ses inca­pac­ités. On ne s’étonne pas de trou­ver, placée en exer­gue dans le recueil Moi Lam­i­naire, une cita­tion de Goethe – une phrase tirée de Faust. La phrase va bien à Aimé Césaire :

Je grimpe depuis trois cents ans
Et ne puis attein­dre le sommet.
 

Il y a sur l’homme, en lui, des cica­tri­ces, des traces de pro­fondes déchirures.

 

cette grande bal­afre à mon ventre

 

La terre en exhibe aus­si quelques unes après le pas­sage des cyclones. Comme sa terre, Aimé Césaire se mon­tre tour à tour frag­ile et fort. Fort de ses mots surtout. Les mots de la colère, quand tout sem­ble per­du ; les mots de l’espérance, quand tout frémit de nou­veau et renaît du désastre.

Le livre se referme sur des poèmes restés inédits ou ayant fait l’objet d’une édi­tion à tirage limité.

 

Ne pas dés­espér­er des lucioles
je recon­nais là la vertu.
les atten­dre les poursuivre
les guet­ter encore.

 

Ces petites lueurs qui, tour à tour, appa­rais­sent / dis­parais­sent me sem­blent dire ce qu’est la poésie. La parole du poète se gon­fle de silences qui la ren­dent encore plus pré­cieuse ; la lumière qui naît de l’obscurité – même si son éclat est faible et éphémère – est son alliée.

 

Vis­ite à Aimé Césaire, par Nimrod

 

 

La vis­ite a eu lieu en juin 2006. Nim­rod accom­pa­g­nait Daniel Max­imin à Fort-de-France. Ce que racon­te Nim­rod est bien plus que la vis­ite d’un lecteur fidèle à l’un de ses auteurs favoris. C’est le réc­it d’une ren­con­tre avec un homme et avec sa terre.

Être plongé dans le paysage qui a inspiré Césaire, un paysage à la fois beau et menaçant, comble Nim­rod. « À présent j’ai du poème de Césaire une con­nais­sance charnelle. »

Césaire est « mal fichu » – ce sont ses dires. Il monte dif­fi­cile­ment l’escalier qui mène à son bureau. Nim­rod voit ensuite en l’homme ce qui est partout présent dans ses textes : des opposés qui coex­is­tent. Mal­gré son âge avancé, ses prob­lèmes d’audition qui oblig­ent ses inter­locu­teurs à par­ler fort et sa petite forme, il a le regard vif, la parole claire et le style raf­finé. Ensem­ble, ils par­lent de Sen­g­hor, que Nim­rod aime aussi.

De retour à l’hôtel, Nim­rod réflé­chit à la ques­tion des influ­ences. « Césaire est le seul de nos poètes dont on ignore la fil­i­a­tion. Il ne sort pour­tant pas de nulle part. De tels écrivains n’existent pas. » Nim­rod, comme Léon Gontran Damas, pense que cer­tains poèmes d’Aimé Césaire entrent en dia­logue avec ceux de Charles Péguy. Cela peut paraître éton­nant. Mais Nim­rod a quelques arguments.

À la fin de l’ouvrage, Nim­rod explique ce qu’entendait Césaire par négri­tude – con­cept que d’aucuns ont com­pris de tra­vers, en pen­sant par exem­ple que Césaire se procla­mait ain­si l’ennemi de l’Europe. Nim­rod rap­pelle le con­texte : « La négri­tude est la réponse que deux jeunes étu­di­ants de la Sor­bonne opposent au racisme. Exilés loin de leurs familles, vivant chiche­ment (et pour cause : ils claquaient leur mod­este bourse dans l’achat de livres), ce ne sont pas des bâtis­seurs d’idéologies. Ils décou­vrent dans leur chair la douleur qui est celle des sujets colo­ni­aux. Ils voient bien qu’ils ne comptent pas pour la France ; l’Afrique et les Antilles non plus. Les voilà choqués, révoltés. […] Aus­si fondent-ils la revue L’Étudiant noir (1935–1936) pour faire con­naître leurs idées. »

Nim­rod insiste sur le fait que l’image figée que cer­tains ont gardée d’un Césaire en colère ne cor­re­spond pas à la réalité.

« Le Cahi­er d’un retour au pays natal est un kaléi­do­scope de tons, de rythmes, de tem­pos. Le réduire au cri de révolte, c’est avouer ne rien y com­pren­dre ». Et Nim­rod referme son livre sur un mot qui sied mieux à Césaire : l’espérance.

 

                  Deux extraits du recueil La Poésie

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