Aytekin Karaçoban, Ce que Orphée contemporain disait lorsqu’il réparait sa lyre cassée

Par |2022-11-14T18:22:13+01:00 6 novembre 2022|Catégories : Aytekin Karaçoban, Poèmes|

Ce que tu as été

Je ne voulais pas grand-chose.

Tu as été la gomme mag­ique qui a effacé
de toutes mes photos
la peur sur le vis­age de mon enfance ;
tu as été, autant que possible,
au tour­nant de chaque voie qui s’ou­vrait à nous,
la réponse à mon appel
qui était l’héritier de la recherche d’une autre langue.

Tu as été mon phare,
avec une autre analogie
gar­di­en des navires ;
ma peur de heurter les rochers a disparu.

Tu as été mon aube
que j’ai retirée de ma nuit,
que j’ai placée dans mon horizon.

Tu as été la forme,
cou­ver­ture de mon contenu. 

Tu as été ma ligne de haute tension,
trans­met­tant le courant de sa langue à la mienne
dans mon univers humain
avec ses steppes, ses som­mets, ses vallées.

Tu as été mon cours d’eau qui songeait d’aller
aux grappes d’é­toiles sur les branches
avec le tal­is­man de l’abondance
quand il tombait en cas­cade avec des applaudissements.

Je n’avais rien demandé de tout cela
sauf que tu ne sois pas mon bourreau.

Pourquoi

Pourquoi mon désir s’accroit-il,
juste au moment de tailler la vigne,
d’ap­pren­dre au temps de t’écrire,
de déploy­er un chemin de rêves sous ses pieds
pour qu’il apprenne aussi
à ne pas se con­tenter seulement
de sa sci­ence de tra­vers­er le réel ?
Pourquoi pas,
par exemple,
juste au moment où je glisse ma voiture
entre deux lignes dans le parking
ou bien au moment où je sai­sis le sourire forcé
de la vendeuse chez le boulanger ?

Pourquoi fondent les notes,
se ten­dent les voix
les heures devi­en­nent lierres
dont les fibres tressent des cordes
quand j’at­tends une mélodie valable
de l’opéra à trois sous de la vie ?

Pourquoi l’envie de me mesur­er avec l’ouragan de la foule,
de courir en hurlant se mêle-t-elle dans l’affaire
juste au moment où mon pied glisse sur la marche
et pourquoi pas
quand je regarde en colère dans mon fau­teuil moelleux
les canons à eau déployés en plein hiver
pour repouss­er des migrants
qui ten­tent de tra­vers­er la frontière ?

Je fais sem­blant comme si ces heures n’ex­is­taient pas
comme si tu n’étais pas
mon abri,
mon refuge,
            mon sauveur
juste au moment où mon pied touche le sol.

Ma mémoire devient l’attrape-guêpe.
Partout le brouil­lard. 

Par­le

Tu dois par­ler de quelque chose ;
par­le que
je puisse te faire naître.

Par exem­ple, par­le du champ marin à Zanzibar
où des femmes cueil­lent des algues,
par­le, si tu veux, d’une femme
qui pré­pare le repas à cinq doigts au Kirghizistan
que je devi­enne le cap­i­taine sur terre
du navire qui y va.

Par­le de ton désespoir
quand la corde d’une tur­bu­lence de sens
passe soudain autour du cou de tes mots,
par­le du mis­tral qui pié­tine les herbes du verbe
là où ton œil touche,
par­le d’un pianiste maladroit
qui étran­gle le clair de lune
dans la nuit des sonates.
Par­le si tu veux de ton sommeil,
de ce puits plein de cauchemars ;
par­le que
j’invente des histoires,
con­tre le lever du jour.

Par­le de ta colère
car l’homme vole l’avenir de l’homme,
il rend étroit le monde pour lui aussi.
Tu dois par­ler de quelque chose
par exemple,
de char­rue qui décore le jardin
ou du lance­ment d’un tick­et de métro au Chili
comme un poids de boulet de canon
con­tre la fig­ure de l’Etat.

Tu dois par­ler de quelque chose ;
par­le que
je te fasse ger­mer dans le sil­lon de la langue.

Nous trou­verons

Nous trou­verons un nou­veau langage,
comme le vent habille les branches
au-delà des lim­ites du silence
cou­vrant nos rêves de son souffle.
Un nou­veau langage
qui ajoute des valeurs incon­nues 
à l’équation de l’homme.
Un lan­gage comme un fau­con qui monte
dès que tu détach­es la ficelle de ses griffes
pour inscrire sur ses plumes ce qu’il voit du haut.

 Nous trou­verons un nou­veau langage
qui nous apprend à lire le monde
à dépous­siér­er le temps,
à le polir,
à savoir com­ment un soupir résume
la grandeur d’un regret. 

Nous trou­verons, nous trou­verons un nou­veau langage
pareil à la corde qui relie à nos flancs 
une note au-delà des notes,
une dimen­sion au-delà des dimensions.

Un lan­gage 
qui à l’om­bre de nos sens
exprime les uns après les autres
les mains ardentes des flammes, 
les sec­ouss­es des rivières,
sans brûler,
sans détruire.
Généreux de son sourire,
réveil­lant de son toucher,
un lan­gage que nous don­nerons une voix ; 
n’aie pas peur, per­son­ne ne le sup­primera. 

 Nous le trouverons.

Entre les murs 

Par où com­mencer ce poème
alors que je con­sacre au feu tout ce que je sais
sur l’au­tel où j’écris l’avenir ?

Sont érigés des grat­te-ciels du capital
comme des couteaux qui creusent ma blessure
De là vient le rhinocéros de la colère
pour aigu­is­er sa corne dans mon squelette.
Le monde qui m’est promis
est un jeu d’om­bres dans la lanterne magique.
Seuls des murs autour de moi.

Par où com­mencer ce poème ?
Est-ce par mor­dre en pleines dents la chair d’une belle journée
en regar­dant le sang de la mer,
en écoutant son cœur bleu couler dans nos veines ?
Même si nous ne con­nais­sons pas le sens de tous ses mots,
Entre temps, nos mains trou­vent-elles quelque chose à se dire ?
Est-ce le seul moyen de cass­er les ciseaux des distances
pour qu’ils ne coupent pas mes élans vers toi ?
Le rem­plit-on enfin du sens d’une phrase ?
un vide que la journée laisserait ?
Pas de mer quand tous mes sens sont en éveil
pas de cœur bleu
pas de mots, pas de dictionnaire,
nous n’avons pas de mains
Seuls les murs autour de moi.

Si je com­mence par dire « tu », une riv­ière folle,
cette cou­vée des phos­pho­res­cences broyées
me rem­plit, cogne con­tre mes parois.
Là, tu es la lumière rouge,
l’impasse,
l’horizon qui s’éloigne,
la faim blessée,
la tour renversée,
l’animal civilisé,
le vrai mensonge,
le poignard incrusté de sang,
l’univers à trou noir,
la baguette à dou­ble tranchant,
le mal de tête,
la gâchette tendue,
la pen­sée à pou
et moi j’écris un poème pour toi
dans le temps que je dérobe aux murs.

Par où com­mencer ce poème ?
Tous mes sens sont en éveil.
Seuls les murs autour de moi.

Présentation de l’auteur

Aytekin Karaçoban

Né en 1958 à Kirse­hir, en Turquie. Poète et tra­duc­teur, dès 1978, il pub­lie dans des revues lit­téraires de son pays d’origine ses pro­pres poèmes et articles.

D’abord les études, ensuite l’enseignement de la langue et la lit­téra­ture française à la fac­ulté d’éducation de Dicle à Diyarbakir.

Il traduit de nom­breux poèmes, arti­cles et livres des poètes et écrivains con­tem­po­rains, la plu­part du temps de français en turc. Il pub­lie égale­ment ses poèmes et ses tra­duc­tions dans des revues lit­téraires en France où il vit depuis 1990.

Pour lui la poésie peut se résumer en une école sans diplôme et une for­ma­tion con­tin­ue sans qual­i­fi­ca­tion. Le poète est for­mé par l’héritage poé­tique qui lui donne des out­ils pour affin­er son regard dans ses rela­tions avec les gens et les choses de la vie. Son écri­t­ure peut être riche ou non selon sa façon d’utiliser cet héritage.

Bibliographie 

Poésie en Français :

Images instan­ta­nées (poèmes) éd. Le bruit des autres, 2000

Par la porte entrou­verte (poèmes), Ed. Domens, 2020

Silence sous la langue (poèmes), Ed. Mars A, 2021

Poésie en turc :

Ben Gülün Kardeşiyim(Je suis frère de la rose), Ed. Mem­leket, 1988, Ankara
Pablo Neru­da’y­la Söyleşi (Entre­tien Avec Pablo Neru­da), Ed. Mezopotamya, 1995, Stockholm
Anlık Görün­tüler (Images Instan­ta­nées), Ed. Öte­ki. 1998, Ankara
Kavuş­ma Tadın­da (Dans le goût des retrou­vailles), Ed. Per­vaz, 2000, Ankara
Yük­sek Ger­il­im Hat­tı (Ligne de haute ten­sion), Ed. Bencek­i­tap, 2015, Ankara
Zaman Sızdı (Le Temps en fuite), Ed. Ürün, 2018, Ankara
1000+1 SORU (1000+1 ques­tions) Ed. Ürün, 2019, Ankara
Çat­lak Çan (Cloche fendue), Ed. Ürün, 2020, Ankara

Essais en turc :

Neru­da, Sa vie, ses ouvrages, Ed Chiviyazıları, Istan­bul, 2017

Traductions de français en turc :

Joyce BLAU : Les Kur­des et le Kur­dis­tan (bib­li­ogra­phie cri­tique, 1977–1990) Ed. Mezopotamya, Stock­holm, 1994
Noured­dine Zaza : Ma vie de Kurde, Ed. Mezopotamya, 1994
Thomas Bois : L’Ame des kur­des à la lumière de leur folk­lore, Ed. Mezopotamya, 1994
Charles Dobzyn­s­ki : La mémoire n’a pas de cen­dre (poèmes choi­sis), Ed. Öte­ki, Ankara, 1997
Volo­dia Teit­el­boim : Pablo Neru­da (biogra­phie), Ed. Kavram, Istan­bul, 1999 et Ed. Doruk, 2008, Istanbul
Isabelle Desesquelles, Je me sou­viens de tout, Ed. Dünya, Istan­bul, 2005
Marc Jimenez, Qu’est que l’esthé­tique, Ed, Doruk,  Istan­bul, 2008
Michel Onfray, Le réel n’a pas eu lieu, principe de Don Qui­chotte, Ed. Ever­est, İst­anb­ul, 2017
Jean Pierre Richard, Pro­fondeur de Baude­laire, Ed. Ürün, 2018, Ankara
Poésie, l’éclair dans la tête (Recueil des arti­cles), Ed. Klaros. 2021
André Laude, Je me tais comme une pierre (Poèmes choi­sis), Ed Klaros, 2021
Jean Pierre Richard, Rim­baud ou la poésie de la trans­for­ma­tion, Ürün Yay., Eylül 2021
Anize Koltz, Por­trait d’absence, (Poèmes cohi­sis), Imgen­inÇocuk­ları Yay. 2021

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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