Dès la fin des années 20 Beck­ett écrit des poèmes. Et, anec­dote qui a son impor­tance, en 1930 le futur Nobel apprend dans son repère miteux de la rue l’Ulm, le jour même de la date lim­ite fixée pour le dépôt des textes, l’existence d’un con­cours pour le meilleur poème de moins de cent vers ayant pour sujet le temps. Cette com­péti­tion lit­téraire est pro­posée par Richard Ald­ing­ton et Nan­cy Cunard (directeurs parisiens  des édi­tions anglais­es Hours Press).  Beck­ett écrit à la hâte Whoro­scope, poème de qua­tre-vingt-dix-huit vers sur la vie de Descartes, telle qu’elle fut décrite en 1691 par Adrien Bail­let. Il rem­porte le con­cours. « Whoro­scope » ( traduit de manière peu sat­is­faisante sous le titre « Peste soit de l’horo­scope ») sera pub­lié en sep­tem­bre 1930 sous la forme d’une pla­que­tte. Il s’agit de la pre­mière pub­li­ca­tion séparée d’une œuvre de Samuel Beckett.

A la fin des années 20, au début des années 30 Beck­ett ose une poésie qu’il qual­i­fiera de « débile plus que d’indélébile » (con­fi­dence à Pierre Chabert). Les mots ne sont pas encore des “témoins inasser­menta­bles » (idem). Beck­ett se con­tente de jouer avec l’anglais.  Quelques poèmes de la péri­ode 1930–1931 (dont “Enueg 2, “Text”, “Yoke of lib­er­ty”, “Hell crane to strar­ling”, “Alba”) seront pub­liés à Lon­dres en 1935. En 1977, Beck­ett, à la demande de l’édi­teur lon­donien  John Calder, repub­liera  une sélec­tion de ses « folies passées » (dit-il) en français : Whoro­scope, Gnome (1934), Home Olga (1934), Echos’s bones (1935) ain­si que Six poems  écrits et pub­liés pour la pre­mière fois en 1931.

L’au­teur refuse, cepen­dant, de les traduire d’une langue à l’autre.  Il y a de sa part  la cer­ti­tude que ces textes non  seule­ment n’ont plus d’in­térêt majeur mais que la pub­li­ca­tion des pre­miers textes anglais n’étaient pas prop­ices au français car ils étaient trop col­orés et exubérants. Ils vont en effet à l’en­con­tre de ce que le français pour­ra per­me­t­tre au poète d’ex­primer en son souci d’ex­tinc­tion de tout élé­ment trop sug­ges­tif. Leur tra­duc­tion est donc nulle et non avenue : elle con­tredi­rait la logique interne qui entraîne l’œu­vre vers un point de non retour.

Avec la pub­li­ca­tion de ces pre­miers textes le cor­pus beck­et­tien est désor­mais pra­tique­ment défini­tif à l’exception des let­tres. Le livre qui paraît aujourd’hui est loin d’être essen­tiel puisque dans une cer­taine mesure  il con­tred­it le mou­ve­ment général qui emporte l’œu­vre vers son extinc­tion et son épuise­ment. En effet à l’in­verse de tant d’au­teurs qui, en vieil­lis­sant, enga­gent des pro­jets voués par la mort à l’anéan­tisse­ment, Beck­ett, comme le souligna si juste­ment Gilles Deleuze dans une con­férence inédite “achève lui-même l’ex­tinc­tion de son entreprise”.

 Les his­to­riens de la poésie ont une mémoire sélec­tive et par­tielle – donc par­tiale. Ils ignorent pour la plu­part Beck­ett. Il se peut même que cette pub­li­ca­tion posthume sem­ble leur don­ner rai­son.  « Whoro­scope » présente plus par­ti­c­ulière­ment un intérêt mineur. Can­u­lars et calem­bour fleuris­sent.  Mots curieux et par­o­dies aus­si  — telle, en 1931,  son Le Kid, par­o­die du Cid…. Cepen­dant  se  dis­cerne  une solide  cul­ture  sci­en­tifique,  lit­téraire et philosophique.  Mais quoique grand con­nais­seur de poésie (de Dante, Yeats à Blake, de Baude­laire, Rim­baud, Apol­li­naire à Max Jacob et les Sur­réal­istes qu’il traduisit dans les années trente) Beck­ett va très vite aller ailleurs.  Pour autant dans les textes de cette époque qui vien­nent d’être édités, présen­tés (bien) et traduits (moins bien) par Edith Thomas l’in­flu­ence de Rim­baud et Baude­laire, de Mal­lar­mé et Apol­li­naire reste importante.

On peut donc se deman­der si cette pub­li­ca­tion était judi­cieuse. De son vivant Beck­ett s’y refusa. Son légataire (H. Causse) eut néan­moins par l’auteur lui-même la lat­i­tude de pro­pos­er ce qu’il entendait. Et Edith Fournier qui veille sur l’œuvre (Elle est un peu à Beck­ett ce que Paul Thévenin fut à Artaud) a estimé cette pub­li­ca­tion judi­cieuse. Elle l’est sans doute pour les spé­cial­istes. Plus générale­ment pour­tant ces poèmes restent très sec­ondaires et font même de l’ombre aux poèmes postérieurs. Et si la matière de l’imag­i­naire com­mence à être  mise en doute c’est de manière incon­sciente.  Avec  « Poèmes suiv­is de Mir­li­ton­nades » la poésie de Beck­ett trou­vera toute sa  “lumière autre” selon Bram van Velde l’ami de tou­jours.  Pour l’heure, le temps n’était pas celui que John Lewis, cam­era­man de l’au­teur pour la plu­part de ses films rel­e­vait lors du tour­nage de Nacht und Traüme : “c’é­tait pour Beck­ett de plus en plus dif­fi­cile d’écrire encore des mots sans avoir le sen­ti­ment que c’é­tait un men­songe”. Il fal­lait donc atten­dre ce qu’affirme de son côté « L’innomable » au début des années 50 : “La recherche de faire taire sa voix est ce qui per­met au dis­cours de se pour­suiv­re”. Tout le reste lit­téra­ture. Les poèmes du début sont de la littérature.

 

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