L’his­toire lit­téraire française est truf­fée d’a­cadémies, d’é­coles et de prix… À ne plus savoir qu’en faire ! Mais, plus sérieuse­ment, si l’A­cadémie française (on y trou­ve quelques écrivains de valeur) fut créée en 1635 par Riche­lieu afin de définir la langue française par la rédac­tion d’un dic­tio­n­naire dont la neu­vième édi­tion est en cours d’élab­o­ra­tion, si l’his­toire du Prix Goncourt est bien con­nue, y com­pris dans ses détails, on ne sait pas grand chose des autres insti­tu­tions… Mais l’ob­jet de cet arti­cle n’est pas de retrac­er l’his­toire de ces deux nobles insti­tu­tions. Bernard Fournier vient de pub­li­er un essai con­sacré à l’A­cadémie Mal­lar­mé qui com­mence par ces mots : “L’his­torique des lieux poé­tiques reste à faire”. Il faut y aller voir.

 

Bernard Fournier cir­con­scrit son étude à la péri­ode 1913–1993. Pourquoi ces dates alors que l’A­cadémie Mal­lar­mé a été offi­cielle­ment créée en 1937 ? 1913 est l’an­née où se con­stitue “une sorte d’as­so­ci­a­tion […] sous la dénom­i­na­tion «Les poètes des Mardis de Mal­lar­mé». 1993 est l’an­née où Guille­vic démis­sionne de la prési­dence de l’A­cadémie Mal­lar­mé. Ce qui ne va pas sans obscu­rité car la péri­ode 1993–2016 est passée sous silence… Encore que Bernard Fournier ne s’empêche pas de débor­der large­ment cette lim­ite de 1993… Le lecteur pressé remar­quera que le livre est imprimé de deux façons : alter­nent des pas­sages en noir sur blanc et des “hors-textes” imprimés sur fond gris qui explorent le con­texte de l’époque (événe­ments, poètes, pub­li­ca­tions…). Bernard Fournier n’hésite pas à relater objec­tive­ment les reproches qui ont pu être faits à Edmond Bon­niot ou à Édouard Dujardin (chapitre 3). Si Paul Claudel fig­ure par­mi les pre­miers à appartenir à la société Mal­lar­mé, cette dernière con­nut quelques dif­fi­cultés pour se créer dues aux hési­ta­tions de cer­tains. Le prob­lème est posé d’une réu­nion de poètes autour de la fig­ure de Mal­lar­mé ou d’une asso­ci­a­tion des­tinée à pro­mou­voir la poésie, les débats sur la com­po­si­tion de l’as­so­ci­a­tion et du comité sont laborieux et Bernard Fournier entre dans le détail des choses et mon­tre à tra­vers les doc­u­ments exploités, la com­plex­ité de la recherche d’un équili­bre : c’est tout l’in­térêt de cette par­tie de l’es­sai con­sacré à la préhis­toire de l’A­cadémie Mal­lar­mé. Bernard Fournier cite longue­ment André Fontainas qui présente en 1925 un pro­jet pour trans­former et élargir la Société exis­tante afin de sur­mon­ter la crise qu’elle tra­verse. Mais ce pro­jet n’aboutit pas. Il n’est donc pas éton­nant qu’après 1929, la Société Mal­lar­mé, dans sa con­fig­u­ra­tion du moment, cesse ses activ­ités, faute de cohé­sion. Bernard Fournier passe alors à la par­tie suiv­ante de son essai : la fon­da­tion de la pre­mière Académie Mallarmé…

 

Et il com­mence par un long développe­ment sur le sens du terme académie d’où il ressort que l’A­cadémie Mal­lar­mé, dans l’e­sprit de ses fon­da­teurs, est une insti­tu­tion qui entend per­pétuer le sou­venir de Stéphane Mal­lar­mé et qui décern­era un prix chaque année à un poète dont l’œu­vre est déjà faite mais dont la renom­mée est apparem­ment insuff­isante. Com­plétée par le don que fait Édouard Dujardin de sa pro­priété au départe­ment de Seine-et-Marne pour en faire une mai­son de retraite accueil­lant les poètes néces­si­teux… Mais cer­tains sub­odor­eront der­rière cette générosité un com­porte­ment plus intéressé… Les heureux “élus” se pressent mal­gré quelques réti­cences que Bernard Fournier ne manque pas de sig­naler par­fois large­ment : ain­si celles d’Ed­mond Jaloux qui “demeure dans le dilemme des émules de Mal­lar­mé et [dont les] pro­pos sont pré­moni­toires quand il envis­age une société à éclipses”. Mais Bernard Fournier qui béné­fi­cie du recul néces­saire ne joue pas les Cas­san­dre quand il note : “Mais, somme toute, l’his­toire le démen­ti­ra, car l’A­cadémie Mal­lar­mé se veut résol­u­ment une Académie de poètes au-delà de la per­son­ne de Mal­lar­mé, de son œuvre de poète…” C’est donc tout à son hon­neur que de faire un tour d’hori­zon des cri­tiques (par­fois acerbes comme celles de Paul Léau­taud) que ce pro­jet de créa­tion fait naître. Le grand mérite de cette nou­velle Académie sera de ne pas être dans le sil­lage du sym­bol­isme “mais de se mon­tr­er ouverte à toutes les écoles” pour repren­dre les mots de Michel Jar­rety. L’His­toire lui don­nera rai­son mais les trac­ta­tions dureront plus d’un an avant que l’A­cadémie ne soit offi­cielle­ment installée.

 

Bernard Fournier ne dis­simule rien des dif­fi­cultés et des désac­cords ren­con­trés lors de la mise en place de cette Académie : il dépouille de nom­breuse let­tres échangées par les prin­ci­paux pro­tag­o­nistes mais aus­si la presse de l’époque qui rend compte des évène­ments mar­quants de la nou­velle insti­tu­tion. Rien n’est épargné au lecteur de la recherche de sub­tils équili­bres quant à la com­po­si­tion de l’A­cadémie, des préférences et des inim­i­tiés des uns et des autres, des chi­caner­ies sur les statuts ou les modal­ités de vote, ni de l’hos­til­ité de cer­tains à Édouard Dujardin… Peut-être est-ce dû aux let­tres analysées par Fournier et aux arti­cles de presse ? Il faut soulign­er l’ab­sence d’archives du secré­tari­at de l’A­cadémie et le fait que de nom­breuses sources n’ont pu être iden­ti­fiées et a for­tiori exploitées. En tout cas, Bernard Fournier fait preuve d’un franc-par­ler évi­dent : “On com­prend les opin­ions religieuses des cri­tiques, mais on se demande ce qu’elles vien­nent faire à ce moment dans le recrute­ment d’une Académie qui ne par­le pas de reli­gion”. Il est vrai que les choses durent et que la malchance s’y met puisque le prési­dent de la nou­velle insti­tu­tion (Fran­cis Vielé-Grif­fin) meurt en novem­bre 1937 et qu’il fau­dra atten­dre mars 1938 pour que celle-ci désigne un nou­veau prési­dent en la per­son­ne de Saint-Pol-Roux… De même les trac­ta­tions et intrigues qui ont débouché sur l’at­tri­bu­tion du pre­mier Prix Mal­lar­mé à Jacques Audib­er­ti pour Race des hommes sont vues à tra­vers le dia­logue épis­to­laire Fontainas / Mock­el, pour les raisons évo­quées ci-dessus.

Sans entr­er dans le détail de cette troisième par­tie con­sacrée à la pre­mière Académie, force est de con­stater que ce n’est pas la réus­site glo­rieuse qu’on aurait pu imag­in­er. Non parce que seule­ment Bernard Fournier a l’hon­nêteté, plusieurs fois répétée, de dire qu’il manque de pré­ci­sions ou de sources pour étay­er ses affir­ma­tions. Ce qui fait que la péri­ode 1939–1945 est par­ti­c­ulière­ment con­fuse avec 2 ou 3 lau­réats cer­taines années et 0 à d’autres. Mais surtout parce que cette pre­mière Académie finit tris­te­ment dans une espèce de déroute qui est la con­séquence du com­porte­ment d’É­douard Dujardin dont les sym­pa­thies pro-alle­man­des ont fait qu’il fut taxé de col­lab­o­ra­tion avec l’en­ne­mi à la Libéra­tion. Curieuse­ment, Bernard Fournier ne cite pas en notes (en bas de la p 272) ses sources : il se con­tente de pré­cis­er (dans les notes 516 à 518) ce que sont le CNÉ et le Front Nation­al (de l’époque !) et qui est Claude Mor­gan. Mais l’es­say­iste est un peu hâtif quand il affirme que “Claude Mor­gan 1 est le directeur des Let­tres français­es qui vien­nent d’être créées” (nous sommes en août 1944). Par ailleurs, Bernard Fournier, indul­gent, passe rapi­de­ment sur l’épu­ra­tion : “La guerre a ain­si eu pour con­séquence d’ex­ac­er­ber quelque peu les car­ac­tères et les inim­i­tiés résidu­elles”. On peut cepen­dant retenir ces autres mots de Fournier : “L’A­cadémie Mal­lar­mé est née au mau­vais moment. Mais elle eut sa néces­sité, et c’est cette néces­sité qui va la faire revivre”. Rap­pelons qu’elle est née en 1937, peu avant la sec­onde guerre mon­di­ale, mais que dans les années 60 elle est mori­bonde depuis longtemps…

 

Née d’une idée de Michel Manoll, après le décès des deux derniers académi­ciens encore vivants en 1974, cette nou­velle Académie se dis­tingue de la pre­mière dès ses débuts : ses mem­bres n’ont pas con­nu Mal­lar­mé et Manoll (comme plusieurs des pre­miers mem­bres) venait de l’É­cole de Rochefort qui est assez éloignée du sym­bol­isme… Se fon­dant sur le réc­it de Denys-Paul Bouloc (qui fut le Secré­taire général de cette nou­velle insti­tu­tion), Bernard Fournier met en évi­dence ses inno­va­tions : présence de cri­tiques (par ailleurs poètes) par­mi ses mem­bres, élec­tion de mem­bres étrangers fran­coph­o­nes, désig­na­tion de mem­bres cor­re­spon­dants étrangers non fran­coph­o­nes… Si l’on ajoute à ces nou­veautés, le prix des­tiné à dis­tinguer un poète vivant pour la qual­ité de son écri­t­ure, tous les élé­ments sont réu­nis pour que la deux­ième ver­sion de l’A­cadémie Mal­lar­mé con­naisse le suc­cès. Mais après des débuts glo­rieux (mécé­nat, musée Mal­lar­mé…) les choses s’en­lisent et l’A­cadémie devient “par­faite­ment inutile” selon les mots de Charles le Quin­trec son vice-prési­dent en novem­bre 1995. L’in­sti­tu­tion est vic­time des aléas de la vie poli­tique, la fameuse antholo­gie de l’A­cadémie ne ver­ra jamais le jour, la revue s’ar­rêtera à son n° 3… Fatigué sans doute, Guille­vic démis­sion­nera en 1993. C’en est fini d’une ère fastueuse qui doit beau­coup au poète de Carnac mais aus­si au mécé­nat d’Yves Rocher, pour dire les choses vite… C’est aus­si la fin de l’es­sai de Bernard Fournier si l’on excepte les 55 pages d’annexes.

 

Le défi que devra relever l’A­cadémie Mal­lar­mé en 2016 n’est pas mince : c’est celui de la place de la poésie dans la société actuelle. Jamais les poètes n’ont été aus­si nom­breux sem­ble-t-il, jamais ils n’ont été aus­si peu lus. Lors de son instal­la­tion en juin 1975, la nou­velle Académie pub­lie un com­mu­niqué de presse qui rap­pelle les six points qui seront les siens, mais Bernard Fournier note : ” … force est de con­stater que seuls les deux derniers points seront réal­isés”. Il s’ag­it de la sélec­tion trimestrielle et du Prix annuel ; les autres (défense des poètes, amélio­ra­tion des rap­ports entre ces derniers et les édi­teurs, ren­force­ment de la présence de la poésie dans l’en­seigne­ment et les moyens d’in­for­ma­tion, par­tic­i­pa­tion aux grands col­lo­ques) n’ont guère avancé. Et ce n’est pas la con­clu­sion opti­miste de l’es­say­iste qui fera chang­er d’avis le sig­nataire de ces lignes. La poésie est dev­enue, mal­gré les efforts des poètes qui font par­tie de l’A­cadémie Mal­lar­mé, la par­ente pau­vre de l’édi­tion ; elle a l’im­age d’une activ­ité dérisoire, sinon hon­teuse, dont les poli­tiques ne se sou­vi­en­nent (et encore) que pour grap­piller quelques voix ! Le compte d’au­teur fait tou­jours les choux gras de quelques mar­goulins, le Print­emps des Poètes se bat con­tre des moulins à vent et se trou­ve par­fois en dif­fi­culté finan­cière, l’é­conomisme fait des rav­ages… À tel point que l’on pour­rait s’é­ton­ner encore de la per­sis­tance de cette activ­ité lit­téraire ! Du tra­vail reste à faire.

 

Les sources con­sultées par Fournier sont con­sid­érables (plus de sept pages dans les annex­es) mais là aus­si de l’ou­vrage reste à faire pour en décou­vrir de nou­velles et Bernard Fournier ne manque pas de le soulign­er à l’oc­ca­sion. S’il a fait un tra­vail de pre­mière impor­tance avec cet essai, ses pro­pos qui jus­ti­fient l’ar­rêt en 1993 (“Après cette date, nous entrons dans le temps con­tem­po­rain qui n’ap­par­tient pas à l’his­to­rien”) pèchent par excès de mod­estie, même si l’on peut com­pren­dre ses scrupules à par­ler d’une actu­al­ité brûlante. Il faut donc espér­er qu’un auteur prenne le relais car il y a beau­coup à dire sur l’ac­tiv­ité de l’A­cadémie Mal­lar­mé depuis 1993. Sans doute la pas­sion sera là, sans doute les excès ne seront pas tou­jours évités. Mais c’est le prix à pay­er pour que les choses avancent…

 

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Note.

1. Quelques mots sont néces­saires sur l’his­toire de ce jour­nal même si en 1944 Claude Mor­gan en est le directeur comme l’af­firme B Fournier ; il le sera même de 1942 à 1953, date à laque­lle Aragon prend la relève. Les Let­tres français­es furent créées en 1942 par Jacques Decour et Jean Paul­han. Mais Decour fut arrêté en févri­er 1942 et fusil­lé le 30 mai au fort du Mont-Valérien ; le pre­mier numéro ne parut pas et les textes furent détru­its… Cepen­dant Claude Mor­gan qui tra­vail­la en liai­son avec Decour retrou­va en juil­let 1942 l’ate­lier où devait être imprimé le jour­nal. Ce n’est qu’en sep­tem­bre 1942 que parut le n° 1 du jour­nal, les arti­cles n’é­tant pas signés et l’ours bril­lant par son absence pour des raisons évi­dentes de sécu­rité. 19 numéros parurent de sep­tem­bre 1942 à août 1944 aux­quels il con­vient d’a­jouter le n° spé­cial con­sacré à Oradour-sur-Glane daté du 1er août 1944. Le lecteur intéressé pour­ra se reporter à l’ou­vrage de François Eychart et Georges Ail­laud, Les Let­tres français­es et Les Étoiles 1942–1944 dans la clan­des­tinité, paru en 2008 aux édi­tions du Cherche-Midi.

 

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