N. D. R.

(Nais­sance de la réalité) 

 

Avec Brusque­ment, sans pru­dence, son six­ième livre, Philippe Ray­mond-Thi­mon­ga pro­pose une nou­velle forme de réc­it poly­phonique ou réc­it frag­men­taire et frag­men­té – sous-titré « Réc­it des failles » et struc­turé selon trois mou­ve­ments : « Voir », « Le con­traire de voir », et « La fin du con­traire de voir » –, que nous n’hési­tons pas à appel­er poème. D’une part, chaque texte cir­con­scrit un tout autonome, d’autre part, cha­cun est tou­jours relié aux autres for­mant ain­si un pro­jet lit­téraire qui met en ten­sion le mul­ti­ple et le tout, le frag­ment et l’u­nité, au sein d’une même his­toire. Vari­ant les modal­ités énon­cia­tives, les points de vue, les posi­tion­nements, l’é­cho ain­si généré rap­pelle le mag­nifique film de David Lynch, Muhol­land Dri­ve. De cet énig­ma­tique par­ti­tion, qu’une relec­ture redé­cou­vre tou­jours plus pro­fonde, nous retenons cer­tains détails, omniprésents : ain­si en va-t-il du regard ou de la vision comme de dif­férentes formes de délim­i­ta­tions de l’e­space où s’in­scrit ce que nous pour­rions appel­er « l’im­age » (tableaux, écran de ciné­ma, écran d’or­di­na­teur, fenêtre). Toute­fois, cette image est présen­tée de telle sorte que tou­jours la réal­ité dit la présen­ta­tion, non la représentation. 

De toute évi­dence, la vue, ou la vision, ou l’im­pos­si­bil­ité de bien voir, donc la réal­ité et la langue, con­stituent le point cen­tral du livre. Nous pour­rions dire que le thème essen­tiel, ce qui vraisem­blable­ment en fait le cen­tre névral­gique, c’est le ques­tion­nement inces­sant de la réal­ité. Mais peut-être, et plus juste­ment, et « brusque­ment, sans pru­dence », s’ag­it-il d’une réal­ité qui ne serait que vir­tu­al­ité. Non pas au sens d’il­lu­sion, mais selon un ensem­ble de pos­si­bles ou de poten­tial­ités. En effet, chaque sujet abor­dé paraît appartenir à ce que nous appelons vir­tu­al­ités : la fenêtre, l’im­age, la Toile, le vis­age, l’il­lu­sion, la langue, l’être, le som­meil donc l’éveil, le rêve, la lec­ture, le sui­cide, etc. Cha­cun d’en­tre eux est décliné selon sa fragilité, son incer­ti­tude d’être, son opac­ité. Ce que nous voyons, ce que nous sen­tons, ressen­tons, enten­dons, se donne sans jamais se livr­er car « le corps ne suf­fit pas » à la saisie et « il est vrai que le monde penche ». Mais dans le même temps, l’habi­ta­tion poé­tique per­met de se situer dans le lieu de parole, dans le lieu de recon­nais­sance, dans le lieu où vient un « quelque chose » qui pos­sède toutes les chances d’une rencontre.

Cet éphémère de l’ap­pari­tion des choses, ou, plutôt qu’ap­pari­tion des choses, fuse­lage de la réal­ité, qui empêche qu’on les appréhende tout en lais­sant trace, accuse le grand dévas­ta­teur : le temps. Le temps détru­it tout sur son pas­sage, rend toute chose au doute de son exis­tence. Peut-être est-ce d’ailleurs pour lut­ter con­tre les effets du temps que le texte lim­i­naire, inti­t­ulé « Les cav­ernes du ciel », con­voque un « je », que l’on appelle Atti­la, et qui annonce d’emblée « Je suis l’e­sprit du temps ». Et l’on pour­rait croire alors à une toute puis­sance du « je ». Mais ce « je » n’au­ra aucune prise sur le temps et va se démul­ti­pli­er et se per­dre tant il est vrai que « je » est non seule­ment un autre mais aus­si tout autre. « Je » n’est pas exacte­ment pluriel, dis­ons que les « je » sont placés ici dans un écho sonore et dia­loguent du plus pro­fond. Ain­si, note l’écrivain, « il n’y a pas dans le livre un seul et même nar­ra­teur (qui serait tour à tour diariste, épis­toli­er, poète, con­teur) mais plusieurs per­son­nages, plusieurs voix, qui alter­nent selon la com­po­si­tion, dans une seule trame, un même chemin. Un voy­age dont le lecteur, in fine, serait bel et bien par­tie prenante. »

Mais de quel voy­age s’ag­it-il ? car l’homme vit vraisem­blable­ment sous hyp­nose, c’est du moins ce qu’il est légitime de se deman­der. Il sem­ble que le seul espace où l’homme puisse vivre, ce soient les inter­valles, les inter­mit­tences. Se faire inter­mit­tent comme la réal­ité ne se donne que par inter­mit­tences, voilà le désir à son comble. La page du livre jouerait le rôle de lieu d’élec­tion où appa­raî­trait une réal­ité. Mais jamais cet espace ne dit une vérité, une objec­tiv­ité, tout au plus nous donne-t-il une objec­ti­va­tion, un objet en pro­jec­tion, une image jamais cer­taine d’être appréhendée à sa juste mesure. Le sigle N. D. R. revis­ité par le nar­ra­teur (ou l’au­teur, ou le poète) pour­rait fig­ur­er le pro­jet de tout le livre. Le sigle cache en son sein ce que la vision ne peut voir, et que seule l’imag­i­na­tion peut recon­stru­ire. N. D. R. est défi­ni comme un

 

                        Genre lit­téraire apparu au début du XXIe siè­cle. 1. Nar­ra­tion com­posée de textes  autonomes. His­toire écrite en textes courts et var­iés. Forme nomade et trans­ver­sale. 2. Recueil de  poésies faisant his­toire, traçant chemin, for­mant réc­it. Syn : Réc­it des failles.

 

N.D.R. Évidem­ment nous pen­sons à « une abrévi­a­tion pour informer le lecteur qu’une par­tie du texte n’est pas de l’au­teur », mais cette N. D. R., ici « Nais­sance de la Réal­ité », pour­rait se résoudre en une « Mort de la Réal­ité ». Autrement dit : la nais­sance de la réal­ité ?… c’est sa mort ! Mais cette mort ren­voie sans cesse à une nou­velle nais­sance. Le mou­ve­ment est per­ma­nent. Et nous n’avons que l’œil (et les autres sens) et la langue pour l’ap­préhen­der. Devant ces pier­res de langue, les mots, con­tre lesquels le poète bute, il ne reste plus qu’à inven­ter l’in­verse de voir ou le con­traire de voir, ou l’in­verse d’écrire. Nous pour­rions emprunter le « con­tre-écrire » à Joë Bous­quet, cette « opéra­tion » qui con­siste « à dégager tou­jours, sous la forme d’une vérité très sim­ple, ce qui va con­sacr­er l’inu­til­ité du plus grand nom­bre de paroles ». Philippe Ray­mond-Thi­mon­ga appellerait cela « écrire résol­u­ment ori­en­té vers ce qui ne sera pas dit ». Et ce non dit con­voque le lecteur et sa par­tic­i­pa­tion active.

Ain­si, l’ob­jet emblé­ma­tique de Brusque­ment, sans pru­dence, pour­rait bien être la fenêtre car celle-ci con­jugue plusieurs qual­ités : elle est à la fois ouver­ture, espace d’une vir­tu­al­ité (ce qui se des­sine sur la vit­re, soumis aux jeux de la lumière, est à la fois vis­i­ble et inac­ces­si­ble), bouche d’om­bre et œil immense qui regarde celui qui observe. Nous pour­rions nous en remet­tre à Baude­laire, et con­venir avec lui qu’« il n’est pas d’ob­jet plus pro­fond, plus mys­térieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouis­sant qu’une fenêtre éclairée d’une chan­delle ». Ou bien encore, nous pour­rions envis­ager avec lui que « Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souf­fre la vie. » La fenêtre dit donc plusieurs choses. Elle est un écran trans­par­ent, elle fig­ure le tran­si­toire, elle invite à la voy­ance et à écrire autant qu’à rêver. La fenêtre poé­tique que peut con­stituer la page ren­voie comme un miroir, au poète, sa pro­pre image. Avec Jean-Michel Maulpoix, qui étudie le motif de la fenêtre chez Baude­laire et Mal­lar­mé dans Du lyrisme, nous pour­rions dire que la fenêtre est « le lieu où se cristallise le désir du sujet d’ap­préhen­der idéale­ment l’u­nivers en le tra­ver­sant ». Au tra­vers de la fenêtre de Brusque­ment, sans pru­dence, ne voit-on pas toute la « recherche du temps per­du », elle-même creu­sant le temps ou le ren­dant à sa béance pre­mière ? « Lucarne », « écran géant » ou « hublot », la fenêtre est peut-être encore celle que l’écrivain envis­age comme une « poly­phonie horaire au sein de laque­lle il serait illu­soire de se repér­er », elle est l’e­space d’une pos­si­ble ren­con­tre, un lieu clos de res­pi­ra­tion. Le poète insiste toute­fois sur un fait : « cette page n’est pas une fenêtre », et nous com­mençons alors à douter du posi­tion­nement adop­té de lecteur. « Tu es la fenêtre », note-t-il. Voilà qui change rad­i­cale­ment le phénomène de per­cep­tion car le désir n’est pas, en con­séquence, celui d’une extéri­or­ité qui ferait face à l’homme en guise de réal­ité, per­cep­tion de la page ou per­cep­tion de la réal­ité, mais celui de la ren­con­tre. Est réal­ité ce que la ren­con­tre est. En soi.

C’est peut-être ain­si qu’il faut com­pren­dre Brusque­ment, sans pru­dence. Brusque, le mou­ve­ment per­ma­nent de nais­sances, par­fois con­nais­sance par les gouf­fres pour repren­dre un titre de Michaux. Sans pru­dence, comme rester ouvert à ce qui se présente. En ce sens, l’al­lu­sion faite dans le livre à Mul­hol­land Dri­ve ne fait que con­firmer le rap­proche­ment que nous avons établi au début : la réal­ité est, se vit dans la ren­con­tre, mais aus­si dans l’énigme de la ren­con­tre. Les per­son­nages tra­versent un espace en mou­ve­ment, ou plutôt déroulent ou déploient dans leur pro­pre mou­ve­ment ce que nous appelons espace, trou­blant notre vision, la ren­dant à l’il­lu­sion (ici redéfinie), et sem­blent n’avoir accès qu’à un temps présent sans cesse mourant-nais­sant selon un phénomène de décrochages. Atti­la, le « je », reste impuis­sant à rassem­bler ce temps que le lecteur par­court à son tour tout en ne ces­sant de revenir au point de fuite, qui est aus­si le point d’o­rig­ine : l’antre du lan­gage comme espace d’habi­ta­tion, comme lieu de rencontre.

                                                                                            

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