A cette époque où le numérique et la laideur, l’imposture, la régres­sion et l’hypocrisie tri­om­phent, nous avons plus que jamais besoin de ce genre de petit livre de poche : livre mag­ique, livre que l’on emporte avec soi, tel un « charme », en voyage.

   J’allais dire livre-joy­au. C’en est un : cou­ver­ture sou­ple, bril­lante, lumineuse, col­oris chauds, très sobre, pourtant.

   Le tableau de François Augiéras, d’une col­lec­tion privée, illu­mine cette cou­ver­ture. Il est d’une beauté, d’un mys­tère et d’une immense douceur.  Un ado­les­cent guide ten­drement une jeune fille, debout sur une bar­que des Morts. Au-dessus d’eux, un grand oiseau immac­ulé s’envole. Nous voici trans­portés au pays où les déess­es ne vieil­lis­sent et ne meurent jamais, pas plus que les divins oiseaux blancs de la vision qui les pro­tè­gent, dans un ciel très ancien  — ou futur, on ne sait.

   C’est un livre qui sem­ble réal­isé d’abord pour la jouis­sance de la  main. Elle le caresse, et ne le lâche plus. Ce sera l’ami des chevets et des tables bass­es, émet­tant ses radi­a­tions, à dis­tance. C’est un livre qui vit, tel un petit soleil.

   C’est aus­si un cri.

    L’écrin ren­ferme une sorte d’exorcisme, telle­ment intense et inat­ten­du que nous sommes quelques uns à en  être restés aba­sour­dis. Dans sa pré­face aux Cahiers étoilés d’une légende, la poétesse et cri­tique uni­ver­si­taire Camille Aubaude, qui pub­lia déjà de péné­trantes études sur Caroutch, met  l’accent sur le fait que cette suite poé­tique, très forte, est une « sur­prenante fable philosophique ». Elle ajoute que l’auteur a choisi la par­rhe­sia, le « dire-vrai » des anciens grecs ; tout ce qu’elle écrit est donc  véridique et véri­fi­able, avec les risques inévita­bles que cela comporte.

   « La beauté, c’est la vérité », dis­ait Augiéras. Cet écrit de Caroutch est aus­si vrai que ceux de son éveilleur, tracés avec le sable et le sang du désert.

 

      Ce paysan céleste
      m’apprend la reli­gion des astres
      et son pou­voir aphrodisiaque
      ll m’apprend l’éveil
      Il  a les con­stel­la­tions dans la peau
      l’azur dans le sang
 

        Je com­pris rapi­de­ment que la poétesse, égale­ment essay­iste et roman­cière, venait de rompre  le pacte de silence qui la liait à François Augiéras, alias Abdal­lah Chaam­ba, depuis l’époque où,  lycéenne, elle venait de pub­li­er ses pre­miers poèmes — poèmes qui furent d’ailleurs les arti­sans de l’évènement fon­da­teur de la rencontre.

      La rela­tion lit­téraire entre Caroutch et Augiéras était con­nue depuis ses 20 ans, puisqu’ils écrivaient tous deux dans Struc­ture, la revue dirigée par le père de la poétesse. Dans Recours au poème, elle pub­lia au début de 2013 un  Hom­mage à Lydia Claude Hart­mann, son âme-sœur séfa­rade, depuis ses quinze ans;  elle y évoque nos débuts en poésie à tous trois, à Paris. Le nom d’Augiéras appa­raît naturelle­ment. Mais jamais aucune con­fi­dence ne fran­chit les lèvres de la poétesse, ni dans ce témoignage sur la vie poé­tique au Quarti­er latin, après le milieu du siè­cle dernier, ni dans ses textes épars sur la pein­ture de François Augiéras. (A ce pro­pos, sig­nalons le gros album Augiéras, le pein­tre. Edi­tions de la dif­férence, 2006 et deux bio­ra­phies. Grâce  Jean Chalon, les livres d’Augiéras son réédités dans la col­lec­tion « Les Cahiers rouges », aux édi­tions Grasset.)

        C’est la pre­mière fois que Caroutch dédie un ouvrage au vision­naire qui ter­mi­na ses jours en ana­chorète. Sa renom­mée ne fait que croître, bien qu’il ait qua­si­ment som­bré dans l’oubli lorsqu’il dis­parut, âgé de 46 ans, en 1971.

   Ma pre­mière réac­tion fut la stupé­fac­tion, car je décou­vrais le jardin secret de la poétesse, d’une richesse insoupçon­née. Puis je lui sug­gérai d’étoffer son man­u­scrit, dans le même style inspiré, et de le trans­former en roman à clef.  En effet, le sujet s’y prê­tait  admirablement.

   Frag­ments en prose, alter­nant har­monieuse­ment avec des poèmes d’amour fou, nous font évoluer sur un dami­er noir et blanc cor­re­spon­dant à deux hommes : une âme noire, malade, vic­time d’une mère cas­tra­trice, et un prince du désert, un nomade fasci­nant comme un demi-dieu, un vision­naire qui sacralise tout ce qu’il touche.

 

    A la lisière des bois
    il réin­vente des clameurs mauresques
 

   La brève trame du réc­it en prose et les poèmes d’amour fou alter­nent, imbriqués d’une manière qui en rend la lec­ture qua­si haletante.

  Cette forme binaire s’imposait, en rai­son du con­traste abyssal entre les deux hommes évo­qués ici. D’ailleurs, les deux cou­ples décrits ne sont pas ceux que l’on croit. L’époux de la nar­ra­trice est mar­ié avec « la Mère Ter­ri­ble », dont il est l’esclave. L’amant de la poétesse, lui, est mar­ié avec la liberté. 

 

  De haute stature l’Elu a la santé
  des grands guer­ri­ers de jadis
  bardés de talismans

 

   Il arrive aux lecteurs de Caroutch, si dis­crète au sujet de sa vie privée,  de lire deux fois, d’une seule traite, son ouvrage, quitte à en savour­er plus tard des frag­ments. Elle a réus­si le tour de force con­sis­tant à réu­nir, dans une par­faite unité, un jour­nal de bord, un long poème et l’histoire d’un mythe fondateur.

  Avec ce livre d’une « haute écri­t­ure », c’est avant tout  l’histoire « d’un accès à la lib­erté, d’une ini­ti­a­tion », écrit Jean-Pierre Siméon. Avant, Caroutch s’effaçait der­rière ses écrits. A un tour­nant de sa vie, il était temps qu’elle brise ses dif­férents pactes avec le silence.

      Depuis la fin du print­emps dernier, je com­mençais à m’inquiéter : Caroutch, introu­vable, ne se man­i­fes­tait plus, et nul n’avait de ses nou­velles. Son silence dura un mois et demi.  Avec la pho­to­copie de son man­u­scrit gri­bouil­lé au cray­on, sur de minus­cules feuil­lets presque illis­i­bles, je reçus ces lignes lap­idaires que je repro­duis, avec sa permission. 

 

    « Tombée dans un traque­nard,  je reviens de l’empire des morts et d’un roy­aume plus effroy­able encore, pire qu’une prison dans la prison. Evo­quer ce drame ris­querait de me faire revivre ces semaines cauchemardesques. Et l’on ne me croirait pas, tant c’est hal­lu­ci­nant. Je viens d’archiver le dossier, en lieu sûr. Avec ses pièces à con­vic­tion, offi­cielles, il sera divul­gué lorsque je ne serai plus là. Au delà du dés­espoir et de la souf­france, j’ai écrit ce petit livre en un éclair, comme sous la dictée.» 

 

   Je recon­nus l’art de Caroutch, qui sut sou­vent trans­muter l’épreuve en mer­veilleux, dans sa vie comme dans son œuvre. Ici, entre sor­dide et sub­lime, elle cherche et trou­ve l’harmonie des con­traires, dans la joie, grâce à une poésie lucide et à l’amour clan­des­tin d’un homme « venu d’ailleurs ».

  Dis­ci­ple de Niet­zsche, qu’Augiéras vénérait autant qu’Héraclite et Rim­baud,  Lou Andreas-Salomé affir­mait : « L’art le plus haut, le plus religieux, est aus­si l’art le plus trag­ique, car l’artiste y fait sur­gir la beauté de l’horreur. »

    Pour­tant, aucune tristesse ni aucune ran­cune ne point dans l’acceptation du des­tin, qu’il soit funeste ou joyeux. « Mag­nifiques vicis­si­tudes », dis­ait François Augiéras. En dépit de l’atmosphère sou­vent sin­istre de la mai­son où se déroule l’action, et de la sit­u­a­tion périlleuse et ambiguë de la nar­ra­trice, la poésie trans­fig­ure tout, avec sa lumi­nosité aveuglante.

      D’après l’auteur, cette suite poé­tique fut rédigée d’un seul jet, en trois semaines. Elle la por­tait depuis son ado­les­cence,  certes. Mais elle affirme que sa main fut guidée, puisqu’elle écrit lente­ment, de cou­tume et médite sou­vent ses pages des années avant de les pub­li­er — sou­vent à regret.

   Dans ce réc­it, elle a le don de s’arracher à une atmo­sphère vénéneuse — qu’elle a pas­sion­né­ment voulue, au risque d’être vam­pirisée et de s’étioler.   Unique manière de retrou­ver celui qu’elle aime, et qui est déjà une légende. Pour accom­plir cet exploit, elle a pris un risque insen­sé — du genre de ceux que prend l’Elu,  déjà revenu plusieurs fois du roy­aume des morts.

   Cette trop jeune lycéenne intran­sigeante haïs­sait les milieux lit­téraires parisiens foi­son­nant de pontes sou­vent per­vers (à l’exception des purs comme André Bre­ton, Bachelard et de Man­di­ar­gues, qui dev­in­rent des proches. En out­re elle cor­re­spon­dit quelque temps avec Pierre Reverdy, Jean Paul­han, Jean Gros­jean, etc.)

   Com­ment cette jeune poétesse fuyant la célébrité de la cap­i­tale pou­vait-elle ne pas s’éprendre du beau nomade, surhomme et bar­bare raf­finé, menant une exis­tence dan­gereuse au désert ? Avant tout, il incar­ne à ses yeux l’Eros de l’Esprit et la poésie elle-même.

   L’écrivain et pein­tre  nour­ri du feu d’Héraclite — jamais nom­mé, pas plus que le mal­heureux époux–   est désigné ici sous le nom de l’Elu.

 

   La résine offerte aux dieux
   brûle encore sur les galets
   comme le vif azur
   dans les tisons éteints
   Nuits mouil­lées de sève
    L’un dans l’autre nous rêvons
   à nos cen­dres mêlées plus tard
   dans l’eau vive d’une rivière

        

   Francesca Y. Caroutch eut l’excellente idée d’ajouter à ses Cahiers, une annexe, De l’oiseleur du vide aux Cahiers étoilés d’une légende. Elle a le mérite d’éclairer  le huis clos du quatuor tout en épais­sis­sant davan­tage leur mystère.

   Après  Soifs, pub­lié alors qu’elle était encore lycéenne, avait paru, en 1957, une suite de 33 poèmes en prose dédiés en secret à François Augiéras — comme Les enfants de la foudre, aux édi­tions Rougerie en 2011. L’un d’eux est le réc­it à peine styl­isé, d’une journée du cou­ple au bord de la Vézère.

   Voici quelle fut la réac­tion de Chris­tiane Buru­coa, poète et philosophe.

 

    La jeune poétesse Yvonne Caroutch sait ce qu’est la poésie. Dans l’her­bier des mots, elle sait choisir celui qui porte saveur et couleur…Un monde ambigu  et fasci­nant que la palette poé­tique nous rend en demi-teintes. “Entre deux bat­te­ments de cils sur­gis­sent des mon­des de légende.”  Mais ces tableaux ser­vent de sup­port à une pen­sée qui s’a­chem­ine dans une direc­tion déjà mar­quée. “Soumis à des rites obscurs dont la clef s’est per­due, nous évolu­ons  entre de per­pétuels jeux de miroirs, qui ren­voient nos gestes vieux de mil­liers d’an­nées” nous ramène à Pla­ton et “Nous nous croyons éveil­lés au cœur de notre cer­ti­tude, mais nous ne sommes que des dormeurs enfouis dans des pays ens­ablés” aux penseurs de l’Ori­ent. (France latine, Juil­let 1958.)

                                                           

  A la fin, Caroutch cite le poète et philosophe Salah Stétié : Comme Hölder­lin et Ner­val, ce « pas­sant con­sid­érable » est l’un des rares écrivains réelle­ment « habité ».

(L’oiseau des signes. Augiéras, une tra­jec­toire rim­bal­di­enne. La licorne 1996.)

 

  Sachant que nous ne serons jamais que l’esquisse de notre icône, Augiéras a décidé  que celle de son âme serait par­faite. La poétesse eut cette chance rare, à peine sor­tie de l’enfance, de ren­con­tr­er un tel éclaireur. Nous com­prenons à présent qu’il ray­onne à tra­vers toute son œuvre, l’illuminant comme une lampe, de l’intérieur.

 

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