Quatre poèmes extraits d’un recueil en chantier intitulé : L’avaleur d’échanges et d’usages
1. L’arrachement
Il faut,
 Ici,
 La plus grande précision,
 Choisir
 Chaque mot, chaque virgule, chaque silence
 Comme si
 Ton souffle, ton équilibre, ta vie-même
 En dépendaient ;
 Tu te tiens légèrement en retrait du lieu
 Où pourrait se dessiner
 La rencontre
 Ou plutôt
 L’icône intérieure de chaque détail
De cette rue étroite avec
 La trace et l’émotion qui lui sont attachées ;
 Tu ne dois en aucun cas céder
 Sur le principe de naissance que chaque phrase
 Est faite pour trahir, nier, renvoyer aux calendes :
 Regarde l’espace s’ouvrir devant toi,
 Il est aussitôt porteur de murs, de tuiles,
 Porteur de grilles, de balcons,
 Et là tu reconnais le minuscule jardin
 Dont les arbres
 Aujourd’hui
 Dépassent les maisons ;
 La vérité et la richesse de l’instant
 Tiennent
 À ces jeux,
 D’opacités et transparences,
 D’accrétions et poudroiements,
 De persistances et dérobades,
 Par lesquels
 Chaque chose s’offre à toi dans un arrachement ;
 Bien des années avant,
 Dans le petit jardin,
 Une enfant de ton âge
 Jouait, chantait, riait,
 Tu la regardais faire depuis
 Ton balcon,
 Elle, ne te voyait pas mais te faisait partager
 Le plaisir de courir, sauter, danser,
 À l’ombre de ces arbres ;
 Il y a là,
 Devant toi,
 Une immense accumulation
 De surprises,
 Un dehors très dense et pourtant
 Vaporeux
 Que des besoins ou des désirs de toute espèce
 Segmentent et font scintiller
 Dans une nuit infiniment criblée
 De soleils plus vivants
 Que nature ;
 Serait-ce
 Une nouvelle façon d’être parmi les mots et au-delà
 Que tu cherches,
 Une façon de courir et tenir à la fois,
 Une façon tout autre et inédite de « demeurer » lorsque le vent
 Disperse et efface les vies, les choses, les visions,
 Serait-ce là ce que tu cherches
 Dans les fissures de ce rêve et les reflets charnels qui en font
 Plus qu’une vérité ?
 De ce côté du miroir s’alignent
 Les chiffres et les noms qui permettent,
 D’une porte à l’autre,
 De s’ancrer dans le partage et la séparation
 Des matières, des formes, des corps, des histoires,
 Mais le sable
 Ne cesse de couler sous les signes
 Si bien
 Que tu ne peux
 Voir à travers eux qu’un nuage, une vapeur,
 Un essaim vibrant d’actes orphelins et trop vifs
 Pour devenir
 Ceux de quelqu’un ou de quelqu’une ;
 L’enfant de ton balcon,
 Voyageur clandestin des états présents de ton rêve,
 Voyait parfaitement,
 Quant à lui,
 Depuis l’autre côté du miroir,
 L’épanchement gazeux de sa fable et les volutes du plaisir
 Qui lui donnaient la clef magique
 Du bonheur, des jeux, des rires d’une autre vie,
 Ondoyante,
 Tournoyante,
 Dans son minuscule jardin et parmi
 Les secrets affolants
 De son corps rose et blanc ;
 Parfois,
 Dans un nouvel arrachement,
 La chair et l’esprit délogés de leurs bornes
 Et de leurs croyances grammaticales,
 Tu t’assures que cette clef est toujours là,
 Dans ta main,
 Qu’elle tourne bien dans les serrures mouvantes
 Du nouveau jour et te permet
 De sortir de toi-même pour te reconnaître
 Dans l’inconnu qui passe sur le trottoir d’en face ;
 Oui, il faut,
 Ici,
 La plus grande précision
 Et surtout
 Éviter
 Toute redite, toute omission, toute tiédeur,
 Qui pourrait compromettre
 Ton évasion,
 Ton inversion,
 Ta naissance hors de toi ;
 Ta course par les venelles du hasard
 N’a rien de vague ni d’indécis,
 Mais
 L’inéluctable retournement des corps, de la terre, du ciel,
 Qui préside à chacune
 De ses rencontres,
 Te jette
 Dans la plus vive fluidité du sens et le plus clair aveu
 De l’extraordinaire ruissellement d’échos
 Dont tu viens
 Et qui fait de ta vie
 Ce simple influx poétique têtu propulsé parmi
 Les mille noms de l’impossible…

2. Chute
Rien ne tombe jamais,
 Ni la pluie, ni les corps, ni les mondes,
 Sans que ta chair soit prise
 Du même vertige,
 De la même fièvre de transparence, d’émiettement, d’échos,
 De la même émotion liée
 À ces fluides labyrinthes de bruits
 Aussi divers
 Qu’indiscernables ;
 Non,
 Rien ne tombe sans que vibre en ton corps
 Ce nœud de silence où convergent
 Tous les pans d’un roman que le vent a taillé
 Dans la soie du vivant et de ses
 Nébuleux confins ;
 Il y a, ainsi, ce ciel qui se perd dans le ciel,
 Ces nuages qui n’ont
 Plus de contours et saupoudrent les rues
 D’une monotonie opaque,
 Dont
 Le corps ne sait comment faire saillir
 La moindre pointe de désir,
 La moindre arête de pensée ;
 On dirait que le temps se charge,
 Pour les abolir,
 De toutes les scènes passées et de toutes
 Les nuances présentes, afin
 Que le fond de tout remonte à la surface et offre
 À chacun une page
 Infiniment blanche ou s’écrive en lettres d’eau
 Le secret mouvement de marée
 De sa vie, de sa chair, de sa fable ;
 Transcription musicale,
 Langage chiffré,
 Tu cherches de nouveaux moyens d’expression
 Pour noter cet idiome fluide, neutre, inéluctable,
 Si proche du rêve et si éloigné
 D’un usage tempéré des images, des bruits, des saveurs ;
 Ici,
 Ton visage subit son invisible force,
 Et la torsion des traits lui fait quitter
 Les symétries trompeuses,
 Les régularités dociles d’un monde livré aux lois
 Du quotidien effacement
 De ce qui bouge et veut bouger hors de toute
 Redite ;
 Là,
 Ce sont,
 De part et d’autre d’un étroit couloir bleu,
 Les pans nuageux d’une seule nappe de ciel
 Offrant au regard l’étrange aventure
 De ses nuances et de ses actes tournés
 Vers une tache aveugle dont la nuit appartient
 À quiconque veut bien
 Donner corps à ses mots ;
 Il y a,
 Dans les allures très diverses,
 De cette seule et même chute d’un univers vaporeux,
 Tantôt en fins rideaux discontinus,
 Tantôt en draperies opaques,
 Tantôt en longues tresses agitées par on ne sait quel vent,
 La cruauté indécise d’une incomplète liaison avec
 La réalité du jour, la réalité sinueuse,
 La réalité qui ruisselle et s’écoule entre les mots,
 Entre les impatiences, les regrets, les désirs ;
 Il s’agit toujours,
 À chaque pas,
 De changer le point de départ et les lois
 De cette affirmation chancelante et nécessairement
 Fautive
 Que rien ne saurait contenir, accepter, racheter,
 Sans que brûlent
 Les tréteaux sur lesquels elle exerce
 Son pouvoir en demi-teinte et perpétuelle
 Gestation
 Qui te retient au bord,
 Tout au bord,
 D’une négation sèche et sans espoir ;
 Face à l’incalculable vélocité de l’évidence,
 S’expérimente à travers corps
 La calculable incertitude
 De la marche et de la parole,
 Car les mots ni les pas ne veulent
 Toucher réellement
 Le but qu’ils se sont fixé, mais toujours et seulement
 Délivrer l’écho des stases du silence
 Et des longs figements mystiques de l’horizon…

3. L’avaleur d’échanges et d’usages
La nuit se fait,
 Ta nuit,
 Celle des corps, des saveurs,
 Des échanges, des usages,
 La nuit comme une ingestion continue
 D’astres, de chair, de signes,
 Comme une façon de disparaître sous l’âpre trésor
 Des fluidités, des formes brèves,
 Des échos lointains,
 Des chants indéfinis ;
 Dans ces visages si proches de l’os,
 Ces sourires grignotés par le noir,
 Tu cherches les traces
 De cette force stupéfiante avec laquelle
 La lumière débusque l’innocence et lui impose
 L’étrange idée d’une loi qui lui fera pourtant
 Toujours défaut,
 C’est bien en vain qu’elle rêvera
 De s’y soumettre ou brûlera
 De la défier ;
 Du ciel au ciel,
 De la violence à la violence,
 Du désir au désir,
 Ta nuit est celle des labyrinthes,
 Des chemins électriques empruntés par les morts,
 Des forêts légendaires où le simple et le vif
 Se donnent l’un à l’autre
 Pour enfanter le monde
 À la façon
 D’un salubre et vigoureux blasphème ;
 Ici,
 Au fond de toi,
 Tombé du noir,
 Tel dieu d’avant les dieux,
 Torturé,
 Insomniaque,
 Épuisé par l’effort proprement titanesque
 De démêler le ciel de la terre, et
 Rendu fou par sa trop longue privation de mort,
 N’entreverra d’autre remède à son tourment
 Que d’avaler l’un après l’autre
 Ses propres fils ;
 Si tu fais silence en toi, tu peux encore
 Entendre l’écho
 De la vieille manducation divine,
 Cela ressemble à s’y méprendre au bruit que fait
 La pensée sous les mots
 Lorsqu’elle
 Voit
 Ou entrevoit
 La démesure de son parcours et la puissance contenue
 Dans sa propre fragilité, ses défaites,
 Son irrépressible et polyphonique innocence ;
 Mais,
 Qui donc a voulu cette histoire,
 Ce basculement de tout dans le trou de l’esprit,
 Cette chute affolante des choses
 Vers leur lumière propre,
 Vers leurs dix-mille morts musicales dédiées
 À cette simple corde qui les relie et vibre
 De façon obsédante ?
 Pour la chanter mieux,
 Plus sereinement,
 Faudra-t-il vendre ta voix à cette part muette
 Qui flotte autour de toi comme un habit trop grand ?
 Pour en prolonger la puissance et le choc
 Faudra-t-il t’envoler, te disperser,
 Te dissiper avec
 La poussière des soleils éteints et voyager ainsi
 Vers de nouveaux buissons ardents ?
 En attendant,
 Au gré des collines brunes, sous un ciel métallique,
 Tu suis l’interminable procession des aveuglés :
 Ils n’ont
 Pas d’yeux,
 Mais un regard aimanté par ce point de l’espace où s’écoule
 Goutte à goutte
 Le trop plein de leur vie,
 Pas de bouche,
 Mais des mots qui brûlent leur chair et des chants
 Hérissés de silence ;
 Pigiste de l’infime et du négligeable,
 Rêveur interstitiel,
 Tu notes dans tes carnets
 Tout ce que taisent ces longues théories,
 Tout ce qu’elles n’inventent pas,
 Tout ce qui rend, sur ces chemins,
 Leur marche incertaine ;
 Avec leurs cris, leurs plaintes, leurs larmes,
 Avec leurs rires, leurs joies, leurs indécences,
 Avec leurs voix embarrassées,
 Tu tisses,
 Entre leurs ciels et le tien,
 Une échelle de Jacob inédite et tout aussi
 Improbable
 Que le modèle original…

4. Alien
On vit au bord
 De quelque chose,
 Tu le pressens quand tu te lèves,
 Quatre, cinq heures,
 Rarement six,
 La ville est toujours endormie,
 Aux intervalles du roulage, tu peux savoir,
 Exactement,
 L’heure qu’il est et les étoiles disponibles
 Dans le carré de ta fenêtre ;
 Entre deux bruits de moteur,
 Il y a
 Une respiration,
 Un souffle exhalé par la pierre, le bitume,
 Les rêves où chacun s’en est allé
 Réparer, colmater, lisser,
 Les fissures,
 Les fentes,
 Les brèches,
 Occasionnées dans l’opacité quotidienne
 Par l’insidieuse limpidité
 De l’écho ;
 La croyance du vivant à la vie,
 À ce qu’elle incarne d’elle-même
 Pour elle-même,
 Ce trop bref,
 Ce trop précaire,
 Ce réel creux,
 Ce trou maudit,
 Tache aveugle entre les reflets,
 Indisponibilité secrète et coupable des corps
 À quoi que ce soit d’autre que
 Leur tout,
 Cette croyance ne s’est pas
 Usée,
 Vendue,
 Perdue,
 Elle s’est juste vaporisée parmi
 Le luxe inouï des accrétions, métamorphoses, mirages,
 Dont le roman d’après les jours
 Se nourrit au jour le jour et relève
 Les saveurs contingentes ;
 Entre l’instant où tu t’éveilles
 Et celui où tu reprends
 Ta place parmi
 Les objets qui t’entourent,
 Il y a
 Ce flottement dans lequel
 Rien n’a vraiment
 Un nom,
 Une importance,
 Un sens,
 Et dans lequel, toi-même, tu ne peux
 Dire qui est
 Le passager qui circule à ta place
 Dans les couloirs de ce vaisseau spatial
 Que tu prenais pour ta maison ;
 Tout te revient au compte-goutte,
 Tu te souviens,
 C’était…
 En 2122,
 Un printemps lâché dans les étoiles
 À 39 années-lumière de la terre ;
 La jeune femme mal réveillée
 Que tu croises dans le vestiaire et qui enfile
 Son scaphandre,
 Se nomme
 Lieutenant Ripley,
 Ellen
 De son prénom,
 Comme toi, elle a la gueule de bois et sort
 Lentement
 De sa longue biostase ;
 À l’heure qu’il est,
 S’il y en a une,
 Votre vaisseau s’est enfoncé comme une aiguille
 Dans sa gigantesque meule
 D’ondes,
 De particules,
 D’espace-temps,
 De sans pourquoi ;
 Tu reconnais
 L’une après l’autre
 Ces petites douleurs qui te font,
 Pas à pas,
 Réintégrer ton corps :
 Carpes, métacarpes, phalanges,
 Scaphoïdes,
 Trapèzes,
 Tes os craquent, grincent, gémissent,
 Tes mains émergent du brouillard,
 Tarses, métatarses, astragales,
 Cuboïdes,
 Sésamoïdes,
 Ton squelette s’ébroue,
 Tes pieds reviennent mal en point de leur nuit ;
 Quoi qu’il en soit,
 Te voici de nouveau prêt à laisser
 À travers corps
 Danser les gouffres, les paillettes
 De cette fête sans personne que le hasard
 Se donne à lui-même en attendant
 De devenir, s’il plait à Dieu,
 Quelqu’un, quelque chose,
 Peut-être même,
 Ce serait inattendu et pour tout dire
 Ébouriffant,
 Toi,
 Cet impensable, invivable, indécidable
 Toi ;
 On vit au bord de quelque chose,
 Tu le pressens quand tu hésites
 Entre deux mots,
 Entre deux actes,
 C’est un imperceptible glissement qui fait de toi
 Ce passager
 Imprévu, incongru, mal venu,
 En équilibre sur le bord
 De son propre langage et de sa propre
 Volonté,
 Ce passager
 Toujours un peu monstrueux
 Pour les autres voyageurs
 Et jamais très rassurant, au bout du compte,
 Pour lui-même ;
 Au bord de quelque chose,
 Oui,
 D’une vie, peut-être, qui serait un trou,
 Ou d’un trou qui serait une vie,
 Tu ne sais
 Comment le dire ni
 Quoi en faire,
 Mais
 Le voyage, depuis toujours, s’est inventé
 Ce visage inverse, avec
 Ce semblant de persistance alimenté par la lumière,
 Il s’est inventé lui-même et s’est fiché comme une flèche
 Au point de convergence de tous
 Les échos possibles,
 Et
 Pour la commodité du roman
 Il s’est fait
 Homme, voyageur,
 Toujours plus ou moins clandestin,
 Alien,
 Usant pour cela des ressources
 De multiples sortes de bords et de trous ;
 Tu avances
 À tâtons,
 Les yeux mal décollés du dernier rêve,
 Tu te brosses les dents sans penser à tes dents,
 Flottes dans l’espace sans penser à ton corps,
 Allumes ton écran sans penser à rien :
 L’ordinateur te souhaite
 La bienvenue,
 Les icônes s’affichent avec
 Une lenteur et des soubresauts inquiétants ;
 Les images, les mots tournent dans ta tête,
 Rongeant leur frein,
 Te jetant très vite et sans ménagement vers
 La page d’accueil et vers
 Tous ces tours, détours, retours pour dire
 Cela
 Sans le dire
 Tout en le disant,
 C’est énervant, excitant, fatigant ;
 Plus jeune,
 C’étaient des cahiers,
 Des piles entières,
 Couverts de petites lettres noires,
 Enfant,
 C’étaient des jeux,
 Des forêts de sensations,
 Des labyrinthes d’images,
 Alors
 Dans le silence qui se défait
 Tu ne peux
 Que
 Continuer,
 Persister,
 Signer,
 Mais de quel nom ?
 Ta planète est si loin,
 Si proche,
 Si douce et âpre dans l’innocente fluidité de la chair…
 
			
					
















