Au nord du futur, deux­ième livre de Christophe Manon pub­lié aux édi­tions Nous, est un livre qui, inten­sé­ment, lie.

Au nord du futur lie trois formes dis­tinctes, répar­ties en trois chapitres qui explorent le vers, cha­cun à leur manière, mais avec des effets d’écho pro­fonds. Les trois chapitres se regar­dent et se répon­dent, comme un trip­tyque. Le pre­mier, qui donne son titre au livre, emploie d’étonnantes césures et jus­ti­fie ce choix :

 

pos­si­ble noyés engloutis dans l’idiome emportés par la houle échouant sur la rive d’une
césure peut-être à bout de
souf­fle se taire pour sor­tir du silence se taire endurer
la désori­en­ta­tion de l’époque
dire cela dire

 

Les césures offrent plusieurs lec­tures pos­si­bles, ain­si en est-il de l’adjectif « impren­able », à la fois épithète de « réel » et attrib­ut de « forter­esse » : « n’avons-nous pas / vive et tenace la pas­sion du réel impren­able / est notre forteresse ».

Avec le deux­ième chapitre, s’approchant davan­tage du dis­cours, l’on retrou­ve à la fois la langue d’Uni­ver­ciel et l’effet de cir­cu­lar­ité d’Extrême et lumineux. Chaque par­tie de ce chapitre, numérotée, est liée à ce qui précède et ce qui suit par une phrase qui débor­de. Le tout forme un ensem­ble clos, ou plutôt une vrille : les derniers mots, qui sont aus­si le titre de ce chapitre, invi­tent à le relire, la phrase se pour­suiv­ant avec les pre­miers mots du chapitre :

 

Si bien qu’au milieu de la nuit, le jour
1
lente­ment se décante

 

Le troisième chapitre s’intitule Cela. Si le titre Au nord du futur est emprun­té à Celan, Cela fait écho à Dire cela de W.G. Sebald, cité en exer­gue et pub­lié chez le même édi­teur. Echo interne égale­ment avec « dire cela dire », précédem­ment cité. L’effet de cir­cu­lar­ité est présent de nou­veau, puisque les cen­dres ouvrent et fer­ment cette par­tie. Cela rassem­ble des poèmes par­ti­c­ulière­ment tra­vail­lés visuelle­ment, avec des effets de grisés qui s’estompent. Des sortes de poèmes-nuages, aériens égale­ment dans le choix des mots : « lumière », « air », « oiseaux », « sen­si­ble » sont récur­rents. On peut les voir aus­si comme

 

 

 

 

 

Au nord du futur lie la langue et le sen­si­ble. En effet, si la recherche d’une langue ani­me tout le livre, elle n’est en rien séparée d’un mou­ve­ment vers le sen­si­ble, l’animal, le vivant. Aus­si passe-t-elle par le corps : «NOS CORPS sont devenus / syn­taxe il nous faut déchiffr­er la physique / des rêves ». Se for­mule un souhait : « pro­duire / des for­mules inédites frot­tant / nos gram­maires comme pour y met­tre feu (…) frayant un pas­sage entre / silence et dis­cours. » Souhait qui se réalise dans ce livre, où se mêlent les gen­res avec une telle sou­p­lesse que l’on ne saurait remet­tre en cause le statut poé­tique du dis­cours. Le lien intime entre lalangue et le sen­si­ble appa­raît notam­ment dans cet octo­syl­labe brisé, si musi­cal, évo­quant les bais­ers « dont l’ombre  / inlass­able nous suit ». Dans Cela, le mot prend lit­térale­ment corps sur la page :

 

 

 

 

 

 

Au nord du futur lie l’intime et l’universel, par un lyrisme imper­son­nel qui per­met, en s’approchant au plus près de soi, en con­tem­plant les volutes de sa pen­sée, de rejoin­dre une expéri­ence « com­mune » — adjec­tif sou­vent répété. La pre­mière per­son­ne du pluriel dit à elle seule cette har­monie du « je » et de l’autre. Le « nous » englobe l’espèce humaine, lais­sant une place à l’auteur comme au lecteur. Ain­si, liant l’intime et l’universel, ce livre lie dans un même temps l’auteur et le lecteur. C’est un texte sou­vent réflexif mais sans lour­deur, qui s’interroge sans répon­dre, usant ample­ment du modal­isa­teur « peut-être ». C’est un texte en mou­ve­ment, vivant pas figé, qui invite le lecteur avec douceur.

Au nord du futur lie le vivant, dans une pen­sée frater­nelle qui s’étend aux morts et aux bêtes. En résulte lors de la lec­ture un pro­fond sen­ti­ment de réc­on­cil­i­a­tion, de joie même.

 

main­tenant
nous avons appris à estimer nos sem­blables et nous édifions
des demeures de sang et d’os et immortels
de tant de morts nous projetons
de la joie au-devant
de nous-mêmes.

 

Les ani­maux sont présents dans les trois chapitres, par­ti­c­ulière­ment dans Cela où ils appa­rais­sent dans la var­iété de leurs espèces. Leur présence inter­roge la langue : « peut-être / écrivent-ils / avec / leur sang / la langue / des temps / à venir », à imag­in­er en poème-nuage, ou dans le deux­ième chapitre :

 

C’est une tâche que je m’assigne         : don­ner un nom aux choses. Mais elle
serait impossible
à rem­plir si nous n’entretenions une muette com­mu­ni­ca­tion avec bêtes et
choses, laquelle
n’a pas de car­ac­téris­tique d’ordre métaphorique. Au con­traire je t’assure
qu’il n’est pas de for­mule plus con­crète. C’est ain­si que nous faisons
signe.

 

Quant aux morts, ils nous accom­pa­g­nent, nous sommes invités à enten­dre leurs voix :

 

(…) tant que nous vivons, nous sommes accom­pa­g­nés et nous accompagnons,
et si la soli­tude un instant
nous saisit c’est de ne pas savoir écouter ces voix qui habitent en nous.
J’entends pas là qu’un indi­vidu est un nom­bre impor­tant et qu’il y a légion
dans le corps d’un mor­tel. Il en est même que nous n’avons pas con­nu et dont
cependant

la mémoire nous hante.

 

Au nord du futur lie les mots des autres aux siens, comme cela avait déjà pu être expéri­men­té dans Uni­ver­ciel. A la fin de ce livre, pub­lié chez le même édi­teur, nous trou­vions les références, tan­dis que dans Au nord du futur, l’emprunt est sim­ple­ment sig­nalé par l’emploi de l’italique. Les mots des autres sont égale­ment présents dans les titres et de façon explicite avec les cita­tions qui ouvrent chaque par­tie. L’intertextualité est absol­u­ment assumée vivante viv­i­fi­ante – on pense avec les mots des autres, ils par­lent dans nos bouch­es, cela est si naturel, si sim­ple puisqu’ils nous habitent, vivent en nous, sont intime­ment liés.

Au nord du futur lie les con­traires sans les fon­dre. Ain­si de l’espace et du temps, comme l’illustre le titre. A l’intérieur même du temps, s’il y a dis­tinc­tion entre présent et passé par l’emploi de l’imparfait et la récur­rence de l’adverbe « main­tenant », ils entre­ti­en­nent une rela­tion apaisée. Le passé vit en nous et nous nour­rit : « c’est ain­si que nous crois­sons (…) dans la pléni­tude d’un temps qui ne peut être rompu, même à l’heure venue de notre dernier souffle. »

Au nord du futur lie égale­ment l’élan et le doute. L’élan est autant élan vers l’autre qu’élan de la phrase. Le doute quant à lui est mar­qué par les brusques césures, l’emploi de modal­isa­teurs et il s’affirme para­doxale­ment : « Nos étreintes sont aus­si des doutes que nous parta­geons. ». L’auteur s’en explique : « les cer­ti­tudes m’effraient et presque me font souf­frir ». Le doute  con­t­a­mine la langue : « qu’est-il / le chant sinon  cette parole hési­tante et boi­teuse  d’un / qui s’adresse et s’incarne et por­teur / d’une pen­sée qui s’invente mais / s’ignore ain­si les mots / agencés dans leur chute. » Cet embrasse­ment des con­traires n’a rien d’une froide spécu­la­tion, c’est un accord avec le réel, le signe d’une démarche authen­tique, une façon de créer du beau :

 

 

 

 

 

 

 

Au nord du futur lie les dif­férents livres de l’auteur. Ces effets d’échos exis­taient déjà – dans Uni­ver­ciel, par exem­ple, nous pou­vions lire dans la même page à la fois le titre d’un livre pub­lié précédem­ment au Dernier télé­gramme « nous join­drons l’éternité / à l’éternité » et le titre d’un livre qui sera ensuite pub­lié chez Verdier « extrêmes et lumineux ». Dans son dernier livre, l’auteur va plus loin encore : dès le pre­mier poème, « nos squelettes / pen­dus » fait signe vers Le tes­ta­ment (d’après François Vil­lon) pub­lié chez Léo Scheer. L’au­teur revient ample­ment sur son écri­t­ure et son évo­lu­tion dans la par­tie 9 du deux­ième chapitre, écrite « en témoignage d’amitié à Fab­rice Car­ava­ca », son édi­teur au Dernier télé­gramme, indi­quant par exem­ple : « je réso­lus d’adopter / une allure dont la cadence m’est plus per­son­nelle ». Par ailleurs, cer­tains pas­sages évo­quent pleine­ment Extrêmes et lumineux, notam­ment lorsqu’il est ques­tion de pho­togra­phies à par­tir desquelles il a tra­vail­lé pour ce livre : « toute­fois, la con­tem­pla­tion som­nam­bulique de vieilles pho­togra­phies ne per­met pas d’échapper au ver­tige du monde fac­tice dans lequel nous nous trou­vons, à notre insu / en quelque sorte. » ou lorsqu’il évoque la mémoire :

 

main­tenant
les beaux noms nous les con­signons dans nos livres donnant
mémoire à ce qui fut brisé afin
que ce qui a été ren­du vis­i­ble ne soit pas
effacé et qu’il ne reste pas
de mots sans sépulture.

 

La prox­im­ité de « mot » et « mort », soulignée par l’expression « mot sans sépul­ture », dit beau­coup sur le tra­vail de l’auteur, dans son ensem­ble. L’éternité n’était-il pas déjà un livre tra­ver­sé par cette ques­tion, avec cette phrase scan­dant le texte : « je suis le corps d’un sol­dat mort ». La présence des mots en soi fait écho à celle des morts en soi, écrire serait-il alors une façon de don­ner une sépul­ture à toutes ces voix qui nous habitent, par la grâce d’un chant d’amour ?  Ou encore de « garder mémoire d’un éblouisse­ment », notam­ment celui né des bais­ers et des caress­es ? Mais ce livre inter­roge cette pos­si­bil­ité. Ain­si, tout en étant en har­monie avec l’ensemble de l’œuvre de Christophe Manon, Au nord du futur mar­que une nou­velle ère, une forme de dépasse­ment vers le plus juste. En lais­sant davan­tage de place à ses états de con­science et à sa pro­pre cadence, dans la grâce du frag­ile, Christophe Manon offre un livre dont la voix nous accom­pa­gne pour longtemps.

*

 

 

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