Un seul poème, le poème seul

 

        Un de mes amis-poètes, bien que fort peu arriv­iste, ne peut s’empêcher de regret­ter, au fil de nos con­ver­sa­tions, que tel romanci­er à suc­cès, tel dra­maturge mondain béné­fi­cient d’une cou­ver­ture médi­a­tique à laque­lle la poésie ne peut rêver.
        A cet ami, j’aimerais rap­pel­er le sens et les leçons de l’his­toire. Qui lit encore aujour­d’hui Eugène Sue, l’Amélie Nothomb du roman­tisme ? Qui se sou­vient de Por­to-Riche, le dra­maturge  couron­né par la bour­geoisie indus­trielle fin de siè­cle ? Tous deux sont des con­tem­po­rains exacts de Mal­lar­mé et de Rim­baud pour le sec­ond, de Ner­val et de Hugo pour le premier.
        Déjà, les romanciers qui ornaient notre jeunesse – un Bazin, un Ces­bron- entrent dans ce qu’un poète, Jacques Prévert, appelait « la nuit froide de l’ou­bli ». Un Anoulih, un Girau­doux sem­blent de nos jours bien datés. Ce sont les con­tem­po­rains de Char et de Guille­vic. Ghelderode et Crom­me­lynck excep­tés, qui, hors des spé­cial­istes, peut encore citer un dra­maturge de Bel­gique, tous insti­tu­tion­nels en leur temps alors que les deux pre­miers ne récoltaient qu’un mépris condescendant ?
        Vous m’ob­jecterez que les poètes, eux aus­si, finis­sent par être oubliés. Certes. Mais le poète a un avan­tage : son tra­vail est un bou­chon sur l’océan des âges, là où le romanci­er et le dra­maturge sont des paque­bots. Plongé dans la tem­pête, le paque­bot coule corps et biens. Le bou­chon sur­nage, flotte, entre dans un port, remonte le delta d’un fleuve ou encore abor­de au rivage d’ une île inconnue.
        Le poète n’ig­nore pas que ses livres seront oubliés en tant que tels. Mais au hasard d’une antholo­gie, d’un site, d’un blog, d’un édi­teur courageux, d’un lecteur curieux, d’un tra­duc­teur éclairé, un de ses textes ressor­ti­ra des eaux que l’on croy­ait opaques. Un seul ? Oui, sans doute, et c’est énorme. Des plus grands, Baude­laire ou Rim­baud sur­vivent qua­tre ou cinq poèmes, guère plus.
        Oui, c’est incon­testable notre nom sera oublié mais, un jour, quelques mots sor­tiront du gouf­fre. C’est pour que vivent ces quelques mots et pour eux seuls qu’il faut, hum­ble­ment mais fer­me­ment, con­tin­uer à pub­li­er des livres de poésie.

 

 

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