La nuit tombe sur Nouak­chott. Baraque­ments en tôle ondulée dis­séminés sur un sol dont l’aridité est renou­velée en con­tinu par le vent, ce vent gran­uleux, jaune, pal­pa­ble, qui crevasse la vue d’éclairs lar­moy­ants. La nuit tombe et la ville, lueur après lueur, se décou­vre han­tée. Foy­ers dans les cours où l’ombre s’affaire, démesurée, des femmes. Embon­point non­cha­lant des mau­resques accroupies en dessous du crois­sant élec­trique d’une enseigne. Des mains, surgie des plis pous­siéreux d’une melah­fa, se ten­dent dans le vide lais­sé par les clients de la pharmacie. 

Il m’a sem­blé que la nuit (la « sorgue », comme dit l’argot), poudrée d’étoiles, nous veil­lait avec la douceur d’un vent libéré par la dis­pari­tion du soleil. Nous atten­dions qu’un taxi nous emporte sur des routes improb­a­bles. C’est alors que des bras ont poussé vers moi ce qui devait être un enfant : son boubou, si blanc que son vis­age était un masque de nuit posé sur la nuit. Des gens, que je ne con­nais­sais pas, que je serais inca­pable de recon­naître — je me sou­viens de mains posées sur des épaules mal­in­gres, d’un geste qui trem­blait d’abandonner ce qu’elles cou­vaient avec ten­dresse — m’ont entouré, une voix s’est adressée à moi. Elle m’implorait d’accompagner cet enfant qu’on dis­ait bien malade. J’ai répon­du qu’un médecin serait plus indiqué. Il me fut répon­du que des médi­cas­tres avaient été con­sultés, ou plutôt leur onéreuse expédi­tive incompétence.

J’ai sen­ti la pres­sion d’une main sur mon bras. Mon com­pagnon de route, d’une voix ferme et avisée, me met­tait — ou plutôt nous met­tait en garde con­tre toute forme de com­plai­sance humanitaire.

— Nous ne con­nais­sons pas ces gens. Soit, ils s’engagent à pay­er le taxi. Mais s’il arrivait au gamin de décéder en cours de route ? Le gosse est-il seule­ment assuré ?

— Qu’est-ce que tu me par­les d’assurances ? C’est la nuit, la fièvre monte. Seules les étoiles gar­dent la tête froide.

Tout autour de nous, des ombres s’éti­raient : des chats. Leurs yeux étaient cris­tal­lins, ful­mi­nants et vides. Élec­trisés par la faim, ils sur­gis­saient des lueurs du couchant par pe­tits dé­ta­chements sou­ples. Ils se blot­tis­saient sur le capot du taxi. Ne bou­geaient pas, pelo­ton­nés sur la tôle encore chaude du moteur. Sen­tinelles d’un fir­ma­ment silencieux.

Ce soir-là, je me suis sen­ti investi d’une forme intéri­maire de pater­nité par des mes­sagers anonymes, fan­toma­tiques, dont l’obscurité ampli­fi­ait la voix. La splen­deur lunaire de leurs boubous leur con­férait cette prestance aéri­enne qui ne sied qu’aux anges. Leurs voix n’imploraient pas, ne sup­pli­aient pas ; en revanche, il en émanait une autorité due à la sub­tile anx­iété qui en altérait le tim­bre. Comme s’ils for­maient un peu­ple ani­mé d’un souf­fle qui pui­sait dans la brise noc­turne sa douceur per­sua­sive. Il y avait une femme par­mi eux, elle se tenait en retrait, lais­sant aux hommes le soin de négoci­er le transfuge de l’enfant. Car c’était bien d’un transfuge qu’il s’agissait, d’une déser­tion de tout ce que la cap­i­tale incar­nait, d’une sorte de coup d’état fomen­té con­tre la sou­veraineté pom­peuse de « la » sci­ence. L’individu, ces indi­vidus, avaient pris la déci­sion, en dépit du « bon sens », de me con­fi­er un enfant dans l’espoir que je le laisse aux mains d’un guéris­seur cen­sé l’attendre à deux cents kilo­mètres plus au Sud.

Ces som­mets  dialec­tiques, je suis sûr que Félix, qui me fai­sait l’honneur de partager mon taxi, avait dû les mesur­er d’un œil gogue­nard à mesure que l’oxygène se raré­fi­ait dans ses neu­rones engorgés d’inepties laïques. Au départ, je n’étais pas loin de partager son avis. Mais, me servir ce baragouin, qu’il soupe son pain toubab dans les ves­pasi­ennes de sa suff­i­sance ! D’un geste empha­tique, j’ai bal­ayé ce qu’il y avait de ciel à portée de main, c’est-à-dire peu de chose, et j’ai promis aux Invis­i­bles de veiller sur l’enfant.

Nous avons pris place sur la ban­quette arrière du taxi. Le petit s’est allongé en tra­vers de mon corps pour y trou­ver la posi­tion la plus con­fort­able. Durant les heures que le voy­age allait dur­er, j’ai veil­lé à ce que, appuyé sur ma hanche, il puisse respir­er l’air de la nuit. J’épiais sa res­pi­ra­tion, tan­tôt rauque, tan­tôt hale­tante. Lancé à corps per­du dans un baroud acro­ba­tique, le taxi bondis­sait, rebondis­sait comme un ton­neau roulé de vague en vague. Tan­dis que nous roulions à vive allure vers le Sud, je sen­tis le corps de l’enfant que l’épuisement m’abandonnait. Je me suis dit que les étoiles ne per­me­t­traient pas qu’il meure dans une soli­tude aus­si radieuse, aux côtés d’un toubab qui lui ser­vait d’appuie-tête. Durant deux bonnes heures, j’ai observé une immo­bil­ité atten­tive à son moin­dre souf­fle. Quand j’avais l’impression qu’il ne res­pi­rait plus, je m’inclinais jusqu’à flair­er la tiédeur de son haleine.

Pourquoi m’avoir con­fié cet enfant ? Com­ment ses proches pou­vaient-ils devin­er que j’en prendrais soin comme s’il s’agissait de Dieu en per­son­ne ? Etait-ce dû à la struc­ture des rap­ports qui les inscrivaient dans un vaste champ de sol­i­dar­ités, aus­si vaste que le désert ? Si tel était le cas, ils m’avaient fait l’honneur de me compter par­mi eux, hon­neur que mon voisin Félix s’était empressé de déclin­er de peur d’avoir à répon­dre d’obligations qu’il n’avait pas con­sciem­ment contractées.

La route filait dans la nuit où l’on aperce­vait, de loin en loin, des feux de campe­ment. La nuit, en cette Afrique, ne se laisse pas gag­n­er par le regard. Elle l’absorbe sans l’aveugler, elle le nour­rit d’une épais­seur qui en appelle à tout ce qui sup­plée à la vue : le touch­er, les odeurs, et, surtout, cette sen­sa­tion que la peau seule est à même d’éprouver : la den­sité des corps, leur tem­péra­ture rel­a­tive selon qu’ils sont proches ou loin­tains, volu­mineux ou ténus. Dans la nuit, tout s’inverse. Alors que la clarté du jour nous donne à croire que nos yeux pren­nent pos­ses­sion des choses à dis­tance, dans la nuit, ce sont les choses qui pren­nent pos­ses­sion de nos sens dans une prox­im­ité qui nous inquiète. Elles se gor­gent d’une présence ten­tac­u­laire. Nous sommes inca­pables d’en dessin­er les con­tours, de les pro­jeter sur une sur­face inter­mé­di­aire entre la vue et ce que nous sommes cen­sés voir. Non que la nuit soit le règne de l’immédiateté. Ce qu’elle sub­stitue à la médi­a­tion sim­ple des formes est un com­plexe de gestes mou­vants qui n’aboutissent que rarement — pour ain­si dire jamais — à nous don­ner l’image, à la fois éva­sive et per­cep­ti­ble, d’une réal­ité vis­i­ble.

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