Tu sais, Esther, après ils vont me tuer. Il y a cette pause dans la tor­ture, ce moment béni, ce don de Dieu, où je peux m’éloigner de la souf­france et écrire. T’écrire, Esther. Comme autre­fois, ou presque, je ressens cette espèce de ligne de temps de main­tenant vers hier, si, ou bien quand, je parviens à faire abstrac­tion des plaies infligées au corps. Ces gens sont fous, et cepen­dant je ne veux pas te par­ler d’eux. Je veux dire ce que jamais ils ne com­pren­dront, je veux te dire, toi, Esther. A tra­vers toi, à tra­vers nous. Je veux dire la Parole à ton inten­tion, même si je sais que jamais ces mots ne te parvien­dront, du moins con­crète­ment. Car je sais com­bi­en tu m’écoutes, Esther, depuis tout ce temps. C’est du reste assez étrange, cette chose mer­veilleuse qui fait que nous nous sommes tou­jours par­lé, au-delà des dis­tances géo­graphiques ou autres, oui, étrange et mer­veilleuse est la sen­sa­tion plus que réelle de tou­jours être auprès de toi. Tu sais, ces gens ont cessé de me tor­tur­er, pen­sant que je suis « à point » comme ils dis­ent. A point pour quoi ? Pour con­fess­er mes fautes. Ils dis­ent cela en se moquant, bien sûr, heureux de croire com­pren­dre cette infinité du chris­tian­isme ani­mant les êtres tels que nous, devenus des parias, devenus leurs parias. A point… Ils veu­lent me pouss­er dans les retranche­ments de ce qu’ils osent appel­er une « con­fes­sion ». Rien d’autre,  des aveux, ceux de fautes que je n’ai pas com­mis­es. Il s’agit juste de rem­plir un rap­port en plusieurs exem­plaires, jus­ti­fi­ant aux yeux de l’administration pour­rie dont ils ont fait une divinité, quelques lignes indi­quant les caus­es de ma mort à venir, les actes de ma cul­pa­bil­ité. Et ? Je vais écrire, j’écris cette con­fes­sion. Mais c’est auprès de toi que je veux con­fess­er le pro­fond de l’être que je suis, de la Per­son­ne à laque­lle un jour, par ton regard si bleu posé sur moi, tu as don­né vie, Esther. Que me reprochent-ils sinon que tu sois juive, Esther ; et moi, chré­tien. Une vision tron­quée, en leur âme per­due, de la réal­ité de ce que nous for­mons, cette seule et même chose qu’est l’Amour en nous. Com­ment ces indi­vidus pour­raient-ils com­pren­dre, même saisir une sim­ple bribe de ce qui est à la source même de la vie, eux qui ne sur­vivent que de la destruc­tion pro­duite par la vio­lence de leurs mains, com­ment pour­raient-ils approcher cela, cette douceur imprég­nant les mains de celui et celle qui aiment ?

J’ai accep­té d’entrer dans le jeu de la con­fes­sion, mal­gré l’ironie de leurs sourires et de leurs vis­ages tor­dus par l’insoutenable que ces gens sont devenus, pour une rai­son bien sim­ple à com­pren­dre, bien trop sim­ple du reste pour ce genre de types : je veux écrire, et je veux t’écrire. Qu’attendent-ils de moi ? Une « piste » con­duisant vers toi, Esther, toi, la femme que j’aime de toute éter­nité, dans l’infinité de l’éternité, en moi comme tout à l’extérieur de moi, la femme qui aime mon âme, Esther, cette femme qu’ils veu­lent appréhen­der. Pour te tuer. J’ai accep­té d’entrer dans le jeu de leur con­fes­sion parce que je veux trac­er ici des mots ter­ri­bles, des mots qui frap­per­ont en eux les résidus de vie humaine, restes de l’humain au-delà des scories du mal de leurs âmes, ce petit peu dont je ne dés­espère pas, mal­gré tout, qu’il ani­me encore le peu de vie que je vois, par­fois, rarement, mais par­fois encore en-dedans de leurs yeux mécaniques. Je vais pren­dre ce risque de te racon­ter, de me racon­ter, de racon­ter la nais­sance alchim­ique de la vie de l’Amour en toi, en moi, en nous. Entre nous. Je veux pren­dre ce risque appar­ent car je sais que rien dans ces mots ne pour­ra les con­duire à toi, comme aucun de ces mots ne peut plus, moi, me con­duire à toi. Je veux que ces indi­vidus, que ces rené­gats de l’être, tem­pê­tent en dedans d’eux quand ils liront les mots de ces let­tres ; quand ils ver­ront que rien ne mène plus à toi, Esther. Qu’il n’y a pas de chemin, pour eux, vers toi, car il n’est d’autre chemin, sinon la sente de l’Amour con­stru­ite, pour nous, par le don de la vie. Et quel don ? Tu sais, au-dedans même de la souf­france infligée par ces cra­pules, je ne cesse d’être ébahi par l’incroyable réal­ité de l’amour don­né par la femme que tu es, don en ma faveur, un don incom­préhen­si­ble et cepen­dant telle­ment vrai. Com­ment est-il pos­si­ble que la femme que tu es, Esther, puisse aimer cet homme que je suis, je n’ai jamais rien com­pris à cela. Mais ce don a été et est encore si vivant que je remer­cie Dieu de m’avoir fait un cadeau pareil, je le remer­cie autant que je prie la vie pour ce don, oui, mer­ci, mer­ci de cette beauté. Je remer­cie tant… On peut mourir, on peut dis­paraître, tu sais, cela n’a aucune impor­tance, quand une telle beauté est entrée au plus pro­fond de soi, alors, oui, Esther, je te le dis, je peux quit­ter ce monde main­tenant ou dans une semaine, quand ils vien­dront saisir ces feuil­lets, les mains pleines de l’espoir moite d’approcher de toi, Esther, oui, je peux quit­ter le monde que ces gens sont en train de tuer autant qu’ils me tuent. Quelle impor­tance ? J’ai vécu le don de toi, la beauté de ta fig­ure aux yeux fer­més, de la blondeur de tes cheveux posés con­tre moi, de mes lèvres embras­sant tes pom­mettes, de la moue de ton vis­age quand tu étais ébran­lée par la lumi­nosité autour et en dedans de nous, j’ai vécu cela et je veux qu’ils le lisent, j’ai vécu cela et je veux te le dire ici, dans cette Parole qui vient vers toi, dans ces pages qui ne te parvien­dront jamais. Et, tu vois, Esther, ne sois pas triste de ces mots, je t’en prie, ne sois pas triste, je ne viens pas te dire du mal­heur, c’est tout le con­traire, je viens te dire que je t’aime. Ils peu­vent bien pouss­er mon corps dans une fos­se. Oui, vous pou­vez bien me tuer, messieurs, vous qui lisez ces lignes, qu’importe ? Que m’importe ? On peut mourir quand on a vu couler, au creux de ses pro­pres bras, les larmes d’amour de la femme que l’on aime, le bleu des yeux d’Esther.

 

 

 

 

 

 

 

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