Con­ver­sa­tion avec Jean-Pierre Faye
Par Nass­er-Edine Boucheqif

 

 

Voici quelques frag­ments du livre Con­ver­sa­tions avec Jean- Pierre Faye, des con­ver­sa­tions qui ont eu lieu au cours de l’année 2013 entre Jean-Pierre Faye et Nass­er-Edine Boucheqif et où l’on décou­vre les préoc­cu­pa­tions qui hantent l’esprit du poète et philosophe français dont l’œuvre plurielle et dense a tra­ver­sé et influ­encé plusieurs généra­tions de poètes et philosophes.

Dans ces frag­ments, il est ques­tion : d’amour de la poésie, de la langue, des langues, des rela­tions secrètes entre poésie et révo­lu­tion ain­si que les con­séquences de cette dernière sur la marche de la poésie, de sa ren­con­tre avec les poètes qui ont mar­qué son par­cours de poète et de philosophe tels que Mal­lar­mé, Rim­baud, Baude­laire, Ver­laine, Lecon­te de Lisle… ou encore du cynisme du cap­i­tal­isme et ses cortèges de mis­ères et de chô­mage de masse, des guer­res passées, présentes et futures, des occu­pa­tions des ter­ri­toires et des poli­tiques agres­sives du monde actuel, de la vie de tous les jours, de morale, de reli­gion, de la mon­tée de tous les désor­dres ain­si que de la dis­pari­tion pro­gres­sive du rap­port entre les humains avec l’éventuel mutisme vers lequel le monde d’aujourd’hui s’achemine et où la parole risque de dis­paraître com­plète­ment du paysage des hommes.

L’on décou­vre aus­si dans ce livre sous forme de dia­logues à bâton rompu et spon­tanés quelques sou­venirs d’enfance où Jean-Pierre Faye évoque sa décou­verte de L’Iliade à dix ans, sa ren­con­tre avec le livre fon­da­teur de Mawara ‘a Tabi’aâ (la méta­physique) du philosophe et grand voyageur arabe Al-Fârâbî mais aus­si le pre­mier livre traduit en Français du philosophe alle­mand Mar­tin Hei­deg­ger « Qu’est-ce que la méta­physique ?» et dont Jean-Pierre Faye n’a cessé de con­tester les fonde­ments de sa philoso­phie de l’être.

Ces quelques frag­ments tirés au hasard de la pre­mière par­tie du livre sont inédits et ne peu­vent don­ner lieu à un juge­ment sur l’ensemble, en revanche nous espérons qu’ils don­neront un avant goût de la décou­verte de l’ensemble des con­ver­sa­tions qui paraîtront aux édi­tions Polyglotte‑C.i.c.c.a.t

Polyglotte‑C.i.c.c.a.t

 

* : [1] Nass­er-Edine Boucheqif, Con­ver­sa­tions avec Jean- Pierre Faye, Coll. Pen­sées en Mou­ve­ment, Polyglotte‑C.i.c.c.a.t 2014

***

 

 

A pro­pos de Révo­lu­tion et Poésie

 

(…) Il y a un para­doxe dans tout cela parce que les grands moments poé­tiques, les grandes inven­tions, les grandes tor­nades de la poésie ne sont guère apparus dans les moments-mêmes de la révo­lu­tion. La révo­lu­tion, dans ses plus grands moments, a aus­si for­mé et forgé de la plat­i­tude poé­tique, on doit en avoir un bon exem­ple en France, le som­met de la poé­tique de la révo­lu­tion, qui est authen­tique, en tant que telle, en tant que révo­lu­tion, celle qui donne son nom à tout le futur, mais sa poésie, son chef‑d’œuvre est la plat­i­tude-même, c’est notre hymne nation­al. Alors, c’est un des élé­ments comiques, même, du coq à l’âne, que l’his­toire. Mais en revanche, il y a des rela­tions plus secrètes entre poésie et révo­lu­tion. Un autre grand moment de révo­lu­tion que nous avons con­nu, sur notre petit ter­ri­toire, c’est la Com­mune, qui est incon­testable­ment un des som­mets de la révo­lu­tion. Mais là aus­si, l’en­gen­drement poé­tique immé­di­at c’est aus­si des hymnes qui sont très sym­pa­thiques mais qui ne sont pas des œuvres exal­tantes au niveau de la langue poé­tique. Mais il y a quand même comme une secrète affinité avec ce qui va sur­gir après, après cette dra­maturgie immense de la Com­mune de Paris. Ce qui va venir plus tard, juste à côté, est quand même immen­sé­ment poé­tique, il y a la fig­ure de Rim­baud, qui a écrit des poèmes ‑ici-même sans doute, dans la caserne d’à côté où il a essayé de venir s’en­gager comme sol­dat, comme petit sol­dat de la révo­lu­tion, d’où il s’est fait jeter, il s’est fait jeter par les com­mu­nards en dis­ant “mais, tu n’y pens­es pas, tu es un enfant, tu as seize ans, remonte chez toi, là, à Charleville.” Il est repar­ti à pieds et furieux.

 

Enfin il a écrit quand même un vrai poème sur l’écrase­ment de la Com­mune, et ça c’est très beau. Ce n’est pas la “vic­toire” de la Com­mune qu’il l’a fait inven­ter un nou­veau chant mais quand même c’est : ” Ô lâche la voilà”, ça c’é­tait la répres­sion, et ça il l’a vrai­ment dit poé­tique­ment. Mais c’est un coup de chance parce que la grande fureur poé­tique de Rim­baud elle est surtout dans ses pros­es, pros­es et illu­mi­na­tions qui sont marchées, chan­tées, inven­tées, en marchant, en voy­ant des gens, en allant à Lon­dres, en faisant les qua­tre cents coups avec Ver­laine. Et elle est comme mar­ginale, même à côté de la révo­lu­tion alors, je crois que ce qui est peut-être le plus intéres­sant à regarder face à face, les yeux dans les yeux, c’est le moment où la révo­lu­tion tourne sa page. À ce moment-là, il y a comme un éclair de ce qu’est l’ar­rière-plan, c’est lui qui va tout à coup éclater, qui va met­tre en éclats tous les lan­gages. Et alors il y a un con­tem­po­rain d’Arthur Rim­baud, qui lui se tient bien sage pen­dant tous ces événe­ments, il est loin, il est tout à fait hors de ça, il est entre Tour­nan et Avi­gnon. Il a cette nuit poé­tique inouïe qui est comme une révéla­tion, c’est comme l’ar­rivée d’un livre ‑d’ailleurs il dira : le livre. C’est donc le livre, Mal­lar­mé écrit le livre mais il ne l’écrit pas, juste­ment, ce livre au fond écrit Mal­lar­mé, mais lui-même n’écrit pas le livre. Ce livre est un pro­jet. Il reste un pro­jet. Il y a des frag­ments bien sûr, extra­or­di­naires, mais ce pro­jet de livre est la chose qui n’a pas vrai­ment existé et faite alors que, il est habité par le livre. Là c’est un retourne­ment de sit­u­a­tion, c’est cette fois le livre qui habite le poète et qui par­le à sa place, mais le poète est sub­sti­tué au livre en quelque sorte et il va écrire des poèmes fab­uleux et égaux en force de ceux de Rim­baud. Lui, Rim­baud, qui est un enfant, et l’autre qui enseigne la langue anglaise, qui enseigne la langue de Shake­speare à des enfants, se retrou­vent en s’é­tant à peine aperçus, même pas je crois ren­con­trés, enfin, à tra­vers Ver­laine ils com­mu­niquent, et Ver­laine lui-même fait un peu le médi­a­teur entre les deux, ces deux qui sont les deux som­mets. Voilà le para­doxe de la poé­tique dans l’his­toire. Elle tourne le dos à l’his­toire et en même temps elle la tient par les mains et par les pieds, par les pieds du vers, presque. Voilà, le para­doxe. Mais enfin, finale­ment, la poé­tique est quand même née dans la guerre, c’est ça qui est ter­ri­ble, parce que moi le pre­mier poème que j’ai adoré c’est l’Il­i­ade ‑je me demande encore main­tenant com­ment j’ai pu lire ça, à dix ans. Parce que les gens me dis­aient-vous savez, il y a un mot de Valéry, Paul Valéry par­lant à Gide, dans cette pièce-même où nous sommes. Il lui dit : “en tous cas, il n’y a rien de plus ennuyeux au monde que l’Il­i­ade. Et Gide, qui est tou­jours un peu intimidé par Valéry ‑Valéry a sur­gi d’une espèce d’as­cen­dant mys­térieux, parce que au fond, il écrit beau­coup moins que Gide, il a écrit une œuvre moins riche, plus con­cen­trée sur le poème et la poé­tique. Gide veut avoir une œuvre et une présence dans le monde de l’écri­t­ure envahissante. Il va créer un univers d’édi­teur; c’est rare qu’un écrivain pro­duise lui-même la machine qui va pro­duire des livres pour les siècles.(…)

 

A pro­pos de Lautréa­mont, Baude­laire, Rim­baud et les autres

 

 

Lautréa­mont, c’est la prose ironique que même Rim­baud n’a pas atteinte, parce qu’il y a une déri­sion, il y a une déri­sion du chant, chez Lautréa­mont, parce que ce sont des chants. Il y a donc une déri­sion anti-homérique qui en fait quelque chose de blas­phé­ma­toire. Et là il y a…c’est l’inim­itable, cette façon de pronon­cer la mort du chant par l’ironie des chants nou­veaux, c’est évidem­ment une prouesse extra­or­di­naire. Mais, ce qui est éton­nant c’est que ces deux garçons qui sont con­tem­po­rains ne se sont pas ren­con­trés alors qu’ils sont si proches. On a l’impression qu’ils vont se cogn­er dans le couloir. Com­ment ça se fait qu’ils se sont…qu’ils ont pu se côtoyer…que la sit­u­a­tion dans laque­lle s’écrit Mal­doror, c’est aus­si un siège, mais celui de Mon­te­v­ideo, qui est un chanteur de la langue française, qui ne vit pas en France, qui est un expa­trié, qui est de l’autre côté de l’océan…(…)

Un humour fan­tas­tique. Oui. D’ailleurs, Bre­ton n’aime pas l’ironie. Il aime l’hu­mour, plutôt Lautréa­mont que Rim­baud. Rim­baud d’ailleurs est déjà telle­ment con­nu que ça fait par­tie des révo­lu­tions de lan­gage antérieures, puis il a engen­dré le sym­bol­isme, qui lui est un échec, comme mou­ve­ment. En tant que mou­ve­ment, c’est… En tant que voca­ble qui désigne tout ce qui com­mence chez Baude­laire, ça reste un signe qui porte mais, si c’est le vrai mou­ve­ment sym­bol­iste il n’en reste rien. Si on lit le man­i­feste du sym­bol­isme, com­paré au man­i­feste du sur­réal­isme c’est zéro. Mais enfin, ceux qui ont invo­qué ‑ces fameux sym­bol­istes oubliés main­tenant- étaient les vrais quand même, c’é­tait Baude­laire, Rim­baud et Mal­lar­mé, Ver­laine ‑entre les deux- mais bon, c’est pour nous, Rim­baud, et l’égal de Baude­laire… Et, sans lui il n’y aurait pas le sur­réal­isme, enfin sans le trait cor­rosif de Lautréa­mont non plus…ça c’est cer­tain, que Lautréa­mont est une bombe à retarde­ment, par rap­port à l’après Rim­baud, il y a comme une déto­na­tion dans cette poésie assiégée de ces deux mon­des curieuse­ment symétriques, Paris de la com­mune et puis Mon­te­v­ideo, dans une de ces guer­res lati­no-améri­caines noires ; tout à coup engen­dre une poé­tique de la langue française com­plète­ment méconnaissable.

Chez les sur­réal­istes d’ailleurs, on dis­ait Ducasse plutôt que Lautréa­mont, pour lui redonner son nom, parce que rien que ce nom, saugrenu, qui n’a pas l’air d’être fait pour la mise en scène, le déguise­ment inven­té du comte de Lautréa­mont, ce n’est pas telle­ment de l’ironie. Alors, c’est un moment suprême qu’une poé­tique qui iro­nise sur soi-même.

 

 

A pro­pos de la décou­verte de la Méta­physique d’Al-Fârâbî , Hei­deg­ger, Husserl…

(…)

Il y a beau­coup de mots, de très très grands mots dans nos langues qui sont des dons de la langue arabe, dans nos langues d’Oc­ci­dent. Mais, qui par­fois se sont crues le cen­tre du monde mais qui n’é­taient qu’un relai.

Alors voilà, je crois que, main­tenant pour moi c’est une joie de décou­vrir qu’il y avait un texte philosophique fon­da­teur qui avait été traduit, mais traduit dans quelle langue ? En Alle­mand, par un mys­térieux incon­nu, à la fin du XIXème et je suis par­ti à sa recherche, à la recherche du texte. Je l’ai ren­con­tré finale­ment dans une bib­lio­thèque et j’en ai fait une tra­duc­tion. J’ai fini de traduire le pre­mier texte de la méta­physique de l’Alle­mand en Français alors qu’il est né en Arabe. C’est une…comment dire, un court-cir­cuit bizarre, mais c’est à la suite de ça que je me suis trou­vé assis en face d’un let­tré arabe à qui j’ai con­fié mon secret et qui m’a dit, écoutez, on pour­rait peut-être le traduire ensem­ble, le retraduire cette fois, directe­ment du texte arabe parce que je peux le retrou­ver facile­ment et nous fer­ons ça ensemble.

Donc on a, en s’ap­puyant un peu sur mon pre­mier effort, on a fait cette retra­duc­tion, cette fois à par­tir du texte même d’Al-Fârâbî, cet extra­or­di­naire voyageur qui par­court tout l’e­space de l’Ori­ent entre le grand fleuve du Nord, du Nord du Nord, mais d’un Nord qui est au cen­tre de l’E­qua­teur, dis­ons, non pas de l’E­qua­teur mais au-delà des tropiques, vers le Nord, et ensuite il y aura ce nou­veau voy­age dans l’autre sens, de ce voca­ble qui va descen­dre de nou­veau vers sa pro­pre source et aboutir à une tra­duc­tion fixée à Damas cette fois, par Al-Fârâbî, qui était un grand voyageur, je le vois comme une sorte de Rim­baud qui passe son temps à chem­iner, à pied ! (…)

 

« J’ai fait mon diplôme sur Kant. Et Hei­deg­ger était notre mys­tère parce que lui n’é­tait pas traduit. Il n’y avait qu’un tout petit texte sur la méta­physique qui était traduit, qui était assez énig­ma­tique, assez déce­vant en fait parce que c’est peu de chose, c’é­tait une dizaine de pages. »

 

Hei­deg­ger est un fils des jésuites. Il est donc un élève qui apprend le Latin et qui trou­ve ce mot « méta­physique » dans la langue latine. Mais, dans son orgueil, insond­able, il recrée la méta­physique et donc dans ma jeunesse je décou­vrais, dans un petit écrit qui était au fond de notre bib­lio­thèque de lycée : « Qu’est-ce que la méta­physique ?». Ah ! Voilà une bonne ques­tion que j’ai trou­vée en chemin et que je me posais moi-même et je suis allé voir ce que dis­ait Hei­deg­ger en réponse à cette ques­tion dont il avait fait son titre. C’é­tait en fait le titre d’une con­férence qu’il avait pronon­cée. Il l’avait pronon­cée dans sa stratégie parce que rien ne se fai­sait pour lui sans une stratégie assez sub­tile et même assez féroce. Il avait un but dans la vie c’é­tait de sup­planter son grand maître Husserl. Et Husserl lui avait enseigné la phénoménolo­gie qui était une créa­tion presque nou­velle, le mot exis­tait déjà mais très peu employé, et Husserl avait enseigné toute sa vie sous le nom de phénoménolo­gie son enseigne­ment qui était mal­gré tout une dérive des « Médi­ta­tions méta­physiques » de Descartes ‑lesquelles ne s’ap­pel­lent pas « Médi­ta­tions méta­physiques » au départ mais « Médi­ta­tions sur la pre­mière philoso­phie » et la pre­mière philoso­phie, dans la réédi­tion il l’ap­pelait « Médi­ta­tions méta­physiques », c’é­tait plus court, comme titre, à faire retenir par les lecteurs.

Donc, voilà que le fils, le fils spir­ituel du fon­da­teur de la phénoménolo­gie ‑bon alors vrai­ment, qua­si­ment réin­ven­tée cette fois par Husserl mais reprise à Hegel, qui voulait juste­ment faire un peu plus que la méta­physique, qui voulait se fab­ri­quer son pro­pre mot, il invente la phénoménolo­gie et Husserl reprend ce terme et, comme ça, il met un peu de côté « méta­physique ». Arrive son dis­ci­ple qui lui, reprend le mot « méta­physique », ce qui à ce moment-là devient une inso­lence, devient un acte de rébel­lion, de révo­lu­tion con­tre Husserl, et voilà que la méta­physique reprend du ser­vice, si je puis dire. Mais ensuite Hei­deg­ger va en faire une chose effroy­able, il va mix­er ça avec des expéri­ences poli­tiques que l’Alle­magne va subir, dans laque­lle il joue un rôle assez fâcheux, et pour sor­tir de tout cela dans l’après-guerre et bien, c’est agréable de ressor­tir « la méta­physique ». Mais dans tous ces voy­ages, la pau­vre méta­physique, elle en ressort plus meur­trie qu’enrichie.

Finale­ment, le moment pur, le moment étince­lant que j’ai ten­té de décou­vrir avec beau­coup de joie, c’est ce moment de la philoso­phie arabe parce que…il y a une sorte d’émer­veille­ment devant cette ques­tion, qu’est-ce l’étant ? dis­aient, les Grecs. Alors ils oscil­laient entre le par­ticipe présent et l’in­fini­tif, en lui met­tant un arti­cle puisque la langue grecque a des arti­cles. La langue latine n’ayant pas d’ar­ti­cle ne pou­vait pas énon­cer ain­si et, pour ain­si dire, mod­el­er la stat­ue même de ces con­cepts puisqu’elle ne pou­vait pas dire « le être » ; elle dis­ait « être », « esse ». Mais, elle dis­ait « insse » étant. Elle ne pou­vait pas dire « l’être » ; ça, la langue grecque pou­vait le faire et, la langue arabe elle, elle a pour ain­si dire musi­cal­isé ces con­cepts. Elle en fait une sorte de phrasé musi­cal, ce «  ma wara’a Tabi’aâ », ça devient comme une res­pi­ra­tion où on sent le par-delà qui décou­vre en chemin comme une val­lée fer­tile de la pen­sée qui est la médi­ta­tion pour ain­si dire, de l’ab­solu, de l’être (…) Et voilà, donc, notre grand voy­age mais, le seul moment qui affirme tout-à-coup une dis­ci­pline, une région de pen­sée, un univers entier comme étant là, la méta­physique, c’est le moment arabe. Donc, voilà pourquoi j’ai eu un grand moment de bon­heur à voir sur­gir ce petit livre, qui n’é­tait qu’une pre­mière ébauche, chez un édi­teur un peu de for­tune, de hasard, qu’on avait trouvé.

(…) l’Oc­ci­dent a été con­quis par cet Ori­ent qu’ils décou­vrent par leurs croisades. Et puis finale­ment, heureuse­ment, ils per­dent l’habi­tude d’aller en Ori­ent comme ça, chevauch­er jusqu’à la lim­ite de leurs chevaux, et ils se replient sur leurs ter­rains pour entr­er enfin dans des moments plus civil­isés, ce qu’on a appelé la Renais­sance mais, la Renais­sance, il y en a eu plusieurs dans l’his­toire humaine et une des grandes renais­sances ça a été la fusion de la chevauchée arabe avec la sta­tique grecque. Les Grecs ne bougeaient pas beau­coup finale­ment. Ils se dis­sémi­naient par petites cités. Ils ne voy­ageaient pas telle­ment, à part Ulysse, au-delà de leurs cités. Ils allaient de l’une à l’autre. Et, tout-à-coup, cet espèce de pointil­lé hel­lénique va recevoir le souf­fle d’une venue, qui elle est une venue cav­al­ière et, avec une rapid­ité extra­or­di­naire, elle est capa­ble d’aller des jardins de Bérénice jusqu’à la Loire. Don­ner un souf­fle et intro­duire l’al­gèbre, voilà la Renais­sance pour le tra­vail de Descartes et des math­é­mati­ciens alle­mands et de la philoso­phie alle­mande qui va sor­tir des ténèbres prussi­ennes, du fin fond de l’Eu­rope du nord, avec cet éton­nant philosophe qu’est Kant, qui est un fils des Grecs et donc un fils des Arabes, mais qui ne sait pas grand-chose sur le monde arabe. Finale­ment l’un des désas­tres de l’his­toire occi­den­tale c’est que l’époque de Descartes ne sait presque rien de la pen­sée arabe. Ils ne con­nais­sent de l’Is­lam que la présence de l’empire Turc qui est éton­nement proche puisque les Turcs sont presque à Vienne. Les Turcs sont à Budapest, sur le Danube, mais les Turcs n’ap­por­tent pas ce fer­ment que les Arabes ont tenu dans leurs mains et ont répan­du, à mesure de leurs voy­ages.(…) C’est ça qui m’émer­veille, c’est que tout à coup une langue vient relay­er une autre, et ce n’est pas seule­ment une langue qui arrive avec sa gram­maire qui con­stitue l’événe­ment impor­tant, c’est la façon dont est chevauchée cette langue par une pen­sée nou­velle. En général une langue nou­velle qui survient est accom­pa­g­née d’une pen­sée nou­velle, ça c’est un phénomène humain très curieux au fond, puisque tout à coup la langue alle­mande va appa­raître. Jusque-là c’est une langue de ténèbres. Tout à coup elle va appa­raître por­teuse de philoso­phie, de poésie, à une échelle extra­or­di­naire mais, la venue des Grecs par rap­port aux Romains ou des Romains par rap­port aux Grecs, la venue des Arabes par rap­port à l’empire de Byzance et la cul­ture de Byzance, c’est un moment où il y a vrai­ment une lumière qui s’al­lume, toute nou­velle et qui réin­suf­fle les con­cepts dor­mants et les charge d’une puis­sance nou­velle, établit tout un paysage de fables et de vérités, d’ap­proche de l’énigme du réel, et du phantasme.

 

Jean-Pierre Faye : du Poème à la Philosophie

 

Si tu veux ma pre­mière décou­verte je crois, de la philoso­phie, ça a été un poème, c’est le poème de Valéry qui s’ap­pelle « Le Cimetière marin ». J’ai lu ce poème avec une grande per­plex­ité. Autant j’avais été enivré par Rim­baud, enchan­té par Baude­laire et Mal­lar­mé. Tout à coup je ren­con­tre un poète qui dit une médi­ta­tion, une médi­ta­tion sur le couch­er de soleil, qui est toute banale en somme mais qui intro­duit une réflex­ion sur le midi de la pen­sée, le midi immo­bile, midi là-haut, midi le juste, cette sorte de soleil qui éclaire le lan­gage. Et j’é­tais pas­sion­né par ce poème. Puis j’ap­prends, dans les mêmes moments peut-être, mais j’ap­prends qu’il y a une philoso­phie du roman­tisme alle­mand. Ce roman­tisme alle­mand est encore plus mys­térieux et plus beau que le roman­tisme français ‑qui m’ex­al­tait beau­coup, pas autant que Rim­baud et Mal­lar­mé et Baude­laire ne vont me pas­sion­ner mais quand même, j’ai lu Hugo avant de lire Mal­lar­mé, alors j’aimais beau­coup ce roman­tisme français. Mais der­rière le roman­tisme alle­mand appa­raît comme une puis­sance mys­térieuse avec une philoso­phie ‑mais je ne suis pas en mesure encore de savoir ce que vrai­ment veut dire le mot philoso­phie- mais je décou­vre les philosophes alle­mands dans une langue que je n’ap­prends pas, que je n’ai pas apprise. Je n’ai appris que la langue anglaise, par­al­lèle­ment au Latin et au Grec –le Latin et le Grec ça ne se par­le guère- et la langue alle­mande, et bien je ne peux pas la par­ler et très mal la lire, mais enfin je cherche à décou­vrir. Finale­ment je l’ap­prendrais un jour, je vais l’ap­pren­dre sérieuse­ment, me met­tre sur les bancs des écoles, très tard, après toutes mes études, en étant moi-même déjà enseignant. Ayant enseigné à la Sor­bonne, je m’en vais me trans­former en étu­di­ant caché pour vrai­ment me plonger dans la langue allemande.(…)

 

image_pdfimage_print