si tu crois tes cinq sens
le monde devien­dra une noisette
                                         Z. Herbert

 

Les œuvres poé­tiques com­plètes de l’un des prin­ci­paux poètes polon­ais con­tem­po­rains, Zbig­niew Her­bert, cela fait événe­ment. Le pre­mier vol­ume a paru il y a peu, et l’éditeur annonce un ensem­ble en trois vol­umes. Du reste, Her­bert est l’auteur de 9 recueils de poèmes : Le Bruit du temps les édite de façon chronologique. Il y avait très peu de choses en français, si ce n’est l’extraordinaire Mon­sieur Cog­i­to et quelques poèmes parus en antholo­gie. Mort en 1998, Her­bert est une des fig­ures de proue de la poésie polon­aise du siè­cle passé. Il con­nais­sait bien la France, ayant sou­vent vécu dans ce pays. Ce pre­mier vol­ume com­mence par un texte per­cu­tant, texte du poète sur sa con­cep­tion de la poésie : Écrire des poèmes. Une sorte de « pré­face » se présen­tant comme une con­ver­sa­tion du poète avec lui-même. Où plutôt : une sorte d’auto entre­tien. À ses yeux, la rai­son d’être, au départ, du devenir écrivain réside dans une « incan­ta­tion mag­ique », même s’il explique ne pas croire aux « mytholo­gies fallacieuses ».

Et quel est ce secret ?
« Je l’ignore, je pense même par­fois qu’il n’y a pas de secret. Com­prenez-moi bien, je n’aime pas les créa­teurs inspirés, ceux qui feignent de se mou­voir dans les sphères inac­ces­si­bles au lecteur moyen. Je n’aime pas non plus ceux qui s’inventent des aven­tures bizarres, dont ils pré­ten­dent qu’elles ont décidé de leur des­tin d’artiste. Il est certes roman­tique de jouer à être excep­tion­nel, mais cela m’est assez étranger. »

Il est vrai qu’il en a vécu plusieurs, de ces « mytholo­gies », dans sa chair, depuis les dic­ta­teurs polon­ais jusqu’aux dingues russ­es, en pas­sant par les uni­formes noirs de la SS. Cela mar­que son poète. Pour­tant, Her­bert entre en poésie quand, durant la guerre, il entrevoie une frac­ture au cœur du voile du réel :

« D’accord, je vais vous le dire, peut-être est-ce réelle­ment impor­tant après tout. J’ai com­mencé à écrire pen­dant la guerre. Dans mon pre­mier recueil, il y a un poème, « Deux gouttes », qui n’est pas le pre­mier que j’ai écrit mais le pre­mier que je peux revendi­quer, bien des années plus tard. J’étais ado­les­cent, c’était la guerre. Lors d’un ter­ri­ble bom­barde­ment, je suis descen­du en courant vers l’abri et j’ai vu briève­ment, car j’étais mort de peur, deux jeunes gens qui s’embrassaient sur les march­es. C’était vrai­ment inso­lite, étant don­né la situation. »

Il évoque ici ce poème :

Les forêts flambaient –
mais eux
se nouaient les bras autour du cou
comme bou­quets de roses

les gens couraient aux abris –
il dis­ait que dans les cheveux de sa femme
on pou­vait se cacher

blot­tis sous une couverture
ils mur­mu­raient des mots impudiques
litanie des amoureux

Quand cela tour­na très mal
ils se jetèrent dans les yeux de l’autre
et les fer­mèrent fort

si fort qu’ils ne sen­tirent pas le feu
qui gag­nait les cils

hardis jusqu’à la fin
fidèles jusqu’à la fin
pareils jusqu’à la fin
comme deux gouttes
arrêtées au bord du visage

Ce que dit Her­bert : la poésie est une réso­nance, l’écho du ton­nerre qu’est cette frac­ture entre­vue. La poésie vit dans le monde des sym­bol­es, au sens que don­nait Gilbert Durand à ce mot. Il y a dans cette « pré­face » des ful­gu­rances extraordinaires :

« (…) l’homme ne se révèle tout entier que dans l’écriture »

Et cette poésie s’inscrit aus­si, forte­ment, dans ce pays trop mal con­nu où nous sommes tous deux nés :

« Je vais ten­ter de vous l’expliquer. J’ai vécu, sinon per­son­nelle­ment du moins en tant que témoin, les com­pro­mis­sions de l’idéologie, l’effondrement de l’image arti­fi­cielle, inven­tée, de la réal­ité, la capit­u­la­tion de la foi devant les faits. Alors le domaine des choses, le domaine de la nature me sem­blait un point de repère, et égale­ment un point de départ, per­me­t­tant de créer une image du monde en accord avec notre expéri­ence. Les faux prophètes une fois par­tis, les choses ont pour ain­si dire mon­tré leur vis­age inno­cent, pur de tout mensonge. »

Ici tout se tient, y com­pris les petites choses du quo­ti­di­en. Une poésie ancrée dans le tout du réel, ce pour­rait être une manière de définir les poésies de haut vol : « là où finit le chant com­mence le cré­pus­cule », écrit Herbert.
Mais aussi :

Le sel de la terre

Une femme passe
son foulard tacheté comme un champ
elle serre con­tre sa poitrine
un petit sac en papier

cela se passe
en plein midi
au plus bel endroit de la ville

c’est ici qu’on mon­tre aux excursions
le parc et son cygne
les vil­las dans les jardins
la per­spec­tive et la rose

Une femme avance
avec la bosse d’un baluchon
– que ser­rez-vous ain­si grand-mère

elle vient de trébucher
et du sac
sont tombés des cristaux de sucre

la femme se penche
et son expression
n’est rendue
par aucun pein­tre de cruch­es brisées

elle ramasse de sa main sombre
sa richesse dissipée
et remet dans le sac
les gouttes claires et la poussière

Elle
reste
si
longtemps
à genoux
comme si elle voulait ramasser
la douceur de la terre
jusqu’au dernier grain

Le quo­ti­di­en et la vision de ce qui est, au plus pro­fond, deux aspects insé­para­bles. Cet extrait de L’inscription, par exemple :

Je répète un poème que je voudrais
traduire en sanscrit
ou en pyramide :

quand la source des étoiles se tarira
nous éclairerons les nuits

quand le vent devien­dra pierre
nous atten­drirons l’air

Nom­bre des poèmes d’Herbert s’inscrivent dans la terre rouge des mythes et des dieux, Grecs sou­vent. Pers­es, aus­si. Des mon­des insé­para­bles, liés par le sang des hoplites athéniens et des Immor­tels pers­es. Une belle époque, celle de la jeunesse du monde. On regarde cela ébahis, vieux. Ridés. Le temps des héros sem­ble avoir été rem­placé par le temps des éros cen­ter. On peut trou­ver cela béné­fique, si l’on est un imbécile.
Pour­tant, il ne faut pas voir dans le choix de fig­ures telles qu’Icare ou Athé­na un effet de manche hasardeux ou une pré­ten­tion éru­dite. Nous sommes ici en présence d’une inscrip­tion, celle du poète dans une longue chaîne unie, chaîne qu’il revendique d’ailleurs :

en vérité, en vérité je vous le dis
vaste est l’abîme
entre la lumière
et nous

Her­bert voit cette « corde de lumière » qui unit de façon inac­ces­si­ble le tout du monde, et l’homme. Et au-delà se tient l’abîme. On pense alors à l’échelle mys­térieuse de Jacob. Et à la cause de nos douleurs :

le feu la terre et l’eau
la rai­son les écarte

Et pour­tant, plus loin, dans un recueil inti­t­ulé Her­mès, le chien et l’étoile, datant de 1957 :

que serait le monde
s’il n’était plein
de l’incessant va-et-vient du poète
par­mi les pier­res et les oiseaux

La poésie d’Herbert se préoc­cupe des fonde­ments de l’humain, les qua­tre élé­ments, part en quête de la mai­son com­mune, s’arrête un temps en ter­res d’Égypte. On n’écrit pas un mot tel que « Her­mès » en tête de sa poésie en vain ou par inad­ver­tance. Her­mès, que l’on dit par­fois être le Thot des Égyp­tiens. On le prend com­muné­ment pour le mes­sager des dieux. C’est aller vite en besogne ! L’interprétation est légère. Plus sûre­ment : Her­mès, celui qui lie le haut et le bas. Les dif­férents mon­des. Il faut bien une échelle. Ou une corde. Une corde de lumière :

que la route est longue
du dernier soupir
à l’éternité la plus proche

Et lour­des sont les épines de la rose, le long du chemin tracé :

Saint Ignace
blanc et flamboyant
pas­sant près d’une rose
se jeta sur le buisson
et meur­trit sa chair

avec la cloche de son habit noir
il voulait assourdir
la beauté du monde
jail­lis­sant de la terre comme d’une blessure

gisant au fond
du berceau de piquants
il vit
le sang couler de son front
se figer sur ses cils
en forme de rose

et sa main aveugle
cher­chant les épines
fut percée
du doux touch­er des pétales

le saint dupé pleurait
au milieu des moqueries des fleurs

épines et roses
ros­es et épines
nous cher­chons le bonheur

Et cette quête ne fera pas abstrac­tion du quo­ti­di­en, aspect essen­tiel pour Her­bert qui écriv­it beau­coup sur la fig­ure pater­nelle, la ville, la cham­bre ou encore son frère revenu fou de la guerre. Sur les anges, aus­si, avec un humour dévas­ta­teur. Nom­bre de ses poèmes affron­tent l’autoritarisme de toutes les couleurs, et par­ti­c­ulière­ment les arresta­tions arbi­traires. Il a vu les arresta­tions per­pétrées par les sovié­tiques, en 1939, suite aux accords signés avec Hitler. Puis, deux ans après, à peine, les mêmes arresta­tions, dans les mêmes vil­lages, par­fois des mêmes hommes, cette fois sous les ordres d’uniformes noirs.

le plus bel objet est
celui qui n’existe pas

Avec Étude de l’objet, paru en 1967, la poésie de Her­bert trans­forme de plus en plus les petites choses de la vie en étin­celles d’infini. Reste que pour le poète, ces « petites choses » inclu­ent tou­jours les fig­ures mythiques. Et au cœur de cette recherche accen­tuée se tient la sit­u­a­tion de l’artiste, le poète bien sûr, mais plus encore le pein­tre. Her­bert ques­tionne le réel quo­ti­di­en pour inter­roger le dit de ce réel. Quel est le sens de ce que nous voyons ? Et que dire du réel des mon­des pétris par les mains de l’artiste ? Où est le monde, si tant est que ce sim­ple monde ait une exis­tence autre qu’apparente ? Cette époque est celle où le poète voy­age beau­coup, par­lant alors des chemins qu’il tra­verse. Il revien­dra en Pologne. Pour assis­ter à la fin d’un monde. Que dire de ce que fut ce monde aujourd’hui ? Il paraît si loin à beau­coup que l’on en viendrait presque à ce deman­der si ce monde-là, pour­tant si prég­nant dans le quo­ti­di­en de ceux qui l’on vécu, a réelle­ment existé.

 

Traduit de l’anglais par Sophie d’Alençon

 

 

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