Sous ce titre un peu énig­ma­tique, voici les pages d’un livre extraordinaire.

Extra­or­di­naire dans les deux sens du terme.

Pour le sujet même du livre : la fer­me­ture d’une usine et pour l’écriture de Patri­cia Cottron-Daubigné.

Elle racon­te ici, com­ment les hommes per­dent leur tra­vail et ce que cela creuse dans leur vie, dans leur parole aussi.

Elle, fille et com­pagne d’ouvriers voudrait être leur porte parole : « Vous allez faire un livre ? » Ils espèrent, ils voudraient. Ils savent ce que font les livres aux hommes…devant leurs machines me deman­dent un livre, espèrent les mots, ce qui resterait d’eux et de l’usine, tant d’années, après, une trace quand ici tout serait fini.

Util­isant tout à la fois la parole des hommes au tra­vail et leur mémoire, leurs slo­gans, l’auteur con­stru­it son texte en petites séquences toutes plus sai­sis­santes les unes que les autres.

L’attention au choix des mots est déter­mi­nante aus­si bien dans la com­po­si­tion du texte que dans le dis­cours rap­porté des patrons.

 Il faudrait pren­dre le temps de regarder les mots. Tous les mots ici comptent, pèsent, et l’auteur s’en sert comme les hommes de leurs out­ils. Ils sont affûtés, pré­cis, sen­tent la graisse et font du bruit, et vous claque­nt au vis­age avec toute leur vio­lence, leur poids de chagrin.

Je dirai usine pour la vérité du bruit dans le mot, du cam­bouis du goudron dans le mot et jusque sous les ongles, entre­prise on doit dire, ça ferait moins de machines à répéti­tion, on serait pris entre soi con­sen­tants et propres….n’entreprennent pas les ouvri­ers ils font.

L’envie me vient de citer le livre page après page tant partout où se posent mes yeux mon coeur est soulevé d’émotion, de colère et d’envie de partager ce livre avec tous.

Il y a cette scène, jamais vue dans les médias, jamais enten­due, et qui pour­tant en dit plus que tout sur ce qui arrive à ces hommes : ce tapis de bleus de tra­vail, tapis rouge inver­sé d’une lim­ou­sine noire à un bureau, sur lequel le patron a marché, lui le patron, celui qui décidait la fer­me­ture et les mesures autour, et les béné­fices tou­jours, avait dû marcher sur les bleus de tra­vail, marcher, écras­er les ouvri­ers sous leur regard…Existe-t-il une ivresse si lux­ueuse qu’elle per­me­tte d’oublier qu’on a marché sur le corps des hommes ?

Il y a le cha­grin de ceux qui voient leur vie empoignée et jetée ailleurs dans l’inconnu, le vide, le rien.

Elle dit ils en ont gros sur le coeur de l’injustice qui n’a pas de mots, pas de lieu, rien qu’un corps à épuis­er et c’est cela qui nous vient aus­si, dès les pre­mières pages, nous en avons gros sur le coeur.

 Il faudrait dire encore tant de choses sur ce livre mag­nifique, la place des femmes, des enfants, la tristesse dressée à l’intérieur des hommes comme l’épouvantail qu’ils sont devenus cha­cun, depuis que les out­ils leurs ont été arrachés.

Patri­cia Cot­tron Daubigné a écrit un livre extrême­ment émouvant.

Pour dire ce qui est quand tout son monde bas­cule, quand on engloutit des vies de labeur pour les prof­its de quelques uns.

Il faut lire ce livre, il est rare et presque inespéré en ces temps de démo­li­tions de toutes sortes.

Sou­vent je me ques­tionne, com­ment faire pour que la poésie, à nou­veau, s’empare du monde, de ses abjec­tions, de ses douleurs, com­ment témoign­er de cela, qui brise les hommes, du mal qui leur est fait ?

Le texte de Patri­cia Cot­tron-Daubigné est si beau, si courageux, il nous prou­ve que la poésie peut ren­dre parole aux dému­nis, aux écrasés, à la colère.

Qu’elle en soit ici remerciée. 

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