traduits par Slo­bo­dan Ivanovic, avec l’aide de  Mar­i­lyne Bertoncini

 

 

LE CAILLOU, LA POUSSIÈRE

 

LA PHRASE

 

Soudain. Cepen­dant. Cette heureuse
phrase m’est arrivée. Comme un pré.

Et je mar­chais à tra­vers. En cueillant
les épis de lavande fleurie.
D’après leur ramification
fourchue j’ai su que bientôt
ils pro­duiraient davantage.

L’entier hémis­phère des pen­sées dangereuses
s’est penché sur l’autre
qui sem­ble un nuage avant la pluie.

Sous mes doigts les dic­tio­n­naires du paysage
se sont amassés. Tout à fait invisibles.

Grêleux. Le temps
annon­ci­a­teur du mau­vais temps.

En moi une femme inconnue
souri­ait. Elle par­lait de douces. Mes paroles.
Que je n’ai jamais entendues.

Elle a dit qu’elle resterait.

Jusqu’à ce que je lui racon­te au moins
une his­toire. Une destinée.
Jusqu’à ce que je lui donne un nom.

 

 

LA MATURITÉ

 

Longtemps j’ai joué
juste une note
de la grande nuit du nord.

Alors que cela sonne comme le cœur
plein. Les cloches du cosmos.

Et un nuage de la chaleur dans la poussière
tra­verse en courant à pas d’araignée.

Laiss­er le temps.
Un papil­lon non capturé.
Ou le fra­cas des pois
répan­dus de la cor­beille. Une cerise.
Dans la glace fondue.

Des pul­sa­tions et des baisers.
La mue des bron­za­ges rapides.

Main­tenant la matu­rité est tout.

Une faisane arrivant
des champs d’autrefois.
En ramassant
le peignoir aux couleurs vives
des ailes inutiles.

Un vieil homme sortant
du Grand mag­a­sin chinois
avec un lam­pi­on de papier
du manque des nuits faciles.

Un rouleau de l’insomnie.
Crois­sant. Comme une colonne
de la petite place déserte.
Où la moi­teur colle
des affich­es de chants lugubres.

Et le matin. Qui est enfin là.
Con­den­sé. En pain et en couteau.

 

 

LE CAILLOU, LA POUSSIÈRE

 

Qu’est-ce que je pour­rais te don­ner, l’astre.
À toi qui même sans mes mains
et savoir guides ma route.

Quoi d’autre. Que l’inévitable.
Ce que je suis. Le corps et la voix.

Car je suis le chemin.
Et la pous­sière sur le chemin.
Dans un cer­tain sens ton œuvre.
Dans une cer­taine mesure, toi-même.

Tu m’as liée. Avec la liberté
de te chercher. Dans le jeu de cordes
enfan­tins. Avec des années.
Avec des longues ombres de la route courte.

Quand de nouveau
tu séduis — emmènes quelqu’un
par con­séquent moi aus­si je serai là.
Rem­plie de tes lueur et pain.

Le pau­vre type de tous les jours.
Un cail­lou dans la chaussure.
Les pier­res con­cassées sur la route.

Alors que tu luis.
Fix­e­ment. En couleurs
des fêtes. Avec du strass
sur l’épaule gauche et droite.
Avec la mousse du champagne
du reste cosmique
sur l’apex de chaque rayon.

Et par la faute d’impression
de ma let­tre affolée
dans ton texte infini.

Je serai singidunumique*.
Déjà entière­ment archaïque.
Une par­celle de ton œil. Tienne.
En toi. Un peu moi.

Bien que vu depuis ce
rez-de-chaussée et ce bruit
des célébra­tions éteintes
de l’air et du feu
de ces roulantes
ros­es du désert du signal
je sois à peine ce que je suis.

Toute seule ma voix.
L’astre de ma poussière.

Le futur certain
de l’indescriptibilité de ton chemin.

 

*Singidunum – du cel­tique Sindi‑dūn – le nom d’une forter­esse con­stru­ite par les Scordis­ques sur la con­flu­ence de Sava et Danube. Le nom d’une ville anci­enne, qui va devenir la cap­i­tale de la Ser­bie, Belgrade.*

 

 

ALORS QUE TU DORS

 

Alors que tu dors
je feuil­let­terai le livre des soupirs.
Je répondrai aux cartes postales
du beau temps.

Je referai le testament.
Je te lais­serais de nou­veau tout
ce que tu as choisi que je serai.
Je me léguerai à peine ce que
je n’ai pas pu être.

Je ferai des cour­gettes farcies.
Marcher sur la pointe des pieds.
En craig­nant que je réveille
cette nuit qui même n’existait pas.

Elle glis­sait le long de nos corps.
Comme la soie. Nous l’embrassions.
En ado­rant ce futur
réveil­lé qui infatigablement
vient comme la divinité de l’amour
de tous les jours.

Alors que tu dors
j’écouterai la pluie ruis­sel­er.
Le crépite­ment de la vitre
qui grandit de l’eau.
En résumant l’espace de la chambre
par une fine couche de glace.

Sur la fenêtre entrouverte
je saisir­ai la pre­mière neige sur mes lèvres.
En la mélangeant avec le vin.
Dans le tonique que j’ai moi-même préparé
pour les inflammations
des cir­cu­la­tions.

Je célèbr­erai cette béatitude
dépourvue de somnolence.
Quand je peux enten­dre clairement
ta res­pi­ra­tion.

Une expi­ra­tion. Ressem­blant à la paix
qui m’engloutit.
Lorsque tu claques la porte à la kochava*.

Et une inspi­ra­tion. Ressem­blant à la pente
vers le som­met de notre chemin.

Là où si j’arrive
sans toi
je serais la cham­pi­onne du rien.

 

*la kocha­va – très fort vent glaçant serbe, qui souf­fle du nord-est au sud-ouest

 

 

DIVIN

 

En effet c’est trop étouffé.
Par les ondes sonorisées
des applaud­isse­ments. Le bruissement
des bil­lets. Des autographes
illis­i­bles. Des stars
de la fab­ri­ca­tion en Photoshop
sur le tapis rouge
diurne.

Par des trans­mis­sions en direct
du dés­espoir et de la tristesse.

Ni un écarte­ment de la main.
Pour descen­dre.
Ni une ombre. Pour le chien.
Ce qui est l’ombre de l’ombre.
De la tristesse de chacun.

Et ce qui revient de nouveau.
Pour les mémoires.
Et l’âme ce qui reste.

 

 

L’INNOCENCE

 

Je vais tous vous cafter à Dieu.*
 

Un enfant de trois ans a bégayé
fauché par les feux
croisés de ceux-ci et ceux-là.

Étran­glé à mort
par l’hémorragie interne.
 

Dans sa ville natale qui
en aucun cas ne pouvait
demeur­er une seule ville.

Frap­pé par la plaie de la connaissance.
Trem­pé de départ. Là.
Où Dieu réside. La trompe d’Eustache.
La grande oreille. De nuages et de soie.

Là. Où comme il faut
le Créa­teur enlèvera chaque gouttelette
de sang et de pleur. Et il n’y aura plus
de mort. Ni de san­glots. Ni de tristesse.

Chaque larme essuyée
Il la chang­era en océan. En vaste
eau de la vie. D’où l’un
après l’autre les chœurs de petits garçons
arrivent.

Ils passent à côté des petits garçons
crasseux et affamés
qui sur­gis­sent
de la rougeur des explosions
et de l’obscurité. De la poudre à canon et du feu.

Devant taud­is et grat­te-ciels.
Sur les rivages. Sous les statues
de la vic­toire. Sur les collines de l’est.
Déposent leurs ailes perlées.

Car où la terre partirait.
Com­ment le ciel.
Sans ces comètes endormies
du cimetière des luminaires
célestes retournés au vis­age de la journée
par le vent solaire.

Sans cette éter­nité irréfragable.
Cette pre­mière et dernière translucidité
inter­mit­tem­ment sat­is­faite.
Der­rière le grand écran diffusant
le spec­ta­cle de l’horreur en directe.

Sans ces petits encensoirs.
Les yeux du lac. Sans cette
indemne irréfutable
pré­somp­tion d’innocence.

 

*Derniers mots d’un garçon Syrien mortelle­ment blessé, jan­vi­er 2014. Un grand nom­bre de ceux qui ont péri dans la guerre en Syrie sont des enfants.

 

 

LE CHAMP D’OIGNON

 

Pas trop malin.
En fait com­plète­ment sincère.
Il s’ouvre après la pre­mière larme
de l’utilisateur. Qui ne doit pas
savoir le mot de passe spécial
pour attein­dre le point
clé de ces chapitres
oignon­ieux de l’âcreté.
Dans une enveloppe de nacre
et de soie.

Calme et sage.
Dans la plénitude
ray­on­nante mandarine.
Pour laque­lle uniquement
les ignares diront :
c’est du billard.

Si tu ne le tâtes pas
il ne te touchera pas.
Et nor­male­ment pacifique.
Sans inten­tions cachées.
Coex­is­tant.
Coopératif.

Accom­modant. Avec le sel
de la vie. Et d’autre part évidemment
et irréfutable­ment cohérent.
Têtu. Et son pro­pre maître.

Si dif­férent
des copies androïdeuses
de la nécessité.

Et oui il a été planté
dans le jardin de la sta­tion estivale
de luxe. Sur le rivage
de la Mer de luxe.

Finale­ment quelque chose
en couch­es. Et compréhensible
jusqu’au bout.

Si dif­férent
des intrans­parences
de tous mobiles et raisons.
La stratégie et la conspiration.
Des motifs et des mobiles.

Ceux qui correspondent
par des obus d’une ville
à l’autre.

Qui met­tent la scie sous la gorge
d’un chêne centenaire.

Ou caressent trois têtes
fil­iales pen­dant le dîner.

S’en vont au kiosque du coin
pour un pari sportif.

Et ne revi­en­nent jamais.

 

Ordu, Turquie, octo­bre 2013.

 

 

LA CHARPIE*

 

Six­ième jour du Déluge.
Ser­bie, mai 2014.

 

Les cygnes. Somnolents.

Échap­pant à l’imagerie
satel­li­taire. Avec les becs
enfon­cés en arrière.
Dans les ailes et le plumage. Dans les fanes.

L’hier heureux.
Dans le déluge croissant.

Mon pays vert.

La charpie. Habité
par des destins.

Une toile. Trempée
de corps de la plaie.

 

* Amas de fils tirés de vieille toile (rem­placée par le coton, la gaze), autre­fois ser­vant à faire des pansements

 

 

LE REPORTAGE

 

Un reporter de la télévision*
inten­sé­ment regarde
à tra­vers l’œil de la caméra.

Il n’arrive pas
à inspir­er l’air.

Seul. Devant le visage
du monde. Devant le champ
où les enfants fauchés
ne poussent plus.

Un homme de parole.
Bouche bée.
Attend la parole qui n’existe pas.

Et longtemps. Longtemps. Gémit.

 

*Au cours d’un rap­portage dans une ban­lieue de Gaza, où pen­dant une seule journée (le 20. juil­let 2013.) une soix­an­taine de per­son­nes ont péri ; en essayant de par­ler de vic­times, pour la plu­part les enfants, le reporter d’une télévi­sion ne pou­vait que pleur­er, et sor­tait du cadre sans rien dire. « Le reportage muet » de ce reporter a été aus­si men­tion­né par la presse le 21. juil­let 2013.

 

 

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Les vers de cette sélec­tion font par­tie d’un de dernières livres de Tan­ja Kragu­je­vic – De la lumière, de la pous­sière (2014).

 

Notice sur le traducteur

 

Slo­bo­dan Ivanovic (1988), orig­i­naire de Niksic, Mon­téné­gro. Il traduit la poésie (Charles Reznikoff, Vladimir Djurisic), la lit­téra­ture non romanesque (Bernie Sanders, Mark Ver­non, Thomas Hauser) et les romans (Joce­lyne Sauci­er, Clau­dine Dumont) du français et anglais en serbe et vice ver­sa. Il a traduit des arti­cles, des essais, des entre­tiens pour les mag­a­zines lit­téraires Agon, Glif, Pol­ja, Koraci, Gradac. Il a pub­lié deux recueils des poésies. Il organ­ise des soirées réc­i­tals de poésie ARGH, en Bel­grade. Il com­pose la musique de scène faisant par­tie de la com­pag­nie théâ­trale Ex-teater. Pour le moment il habite Bel­grade, Serbie.

 

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