Deepankar Khiwani (1971–2020) : Entr’acte

Par |2025-05-06T12:32:07+02:00 6 mai 2025|Catégories : Deepankar Khiwani, Essais & Chroniques|

Pro­logue

Miroir à deux faces brisées

 Acte I

Orig­i­naire de Del­hi, Deep­ankar Khi­wani l’était parce que ses par­ents y avaient trou­vé refuge lors de la trau­ma­tique Par­ti­tion de l’Inde et du Pak­istan. Orphe­line, sa mère ren­con­tra son père dans un train. Un nou­veau déplace­ment emme­na plus tard la famille dans une loin­taine ban­lieue de Bombay.

Ces faits biographiques sous-ten­dent l’œuvre de Deep­ankar, qui rêvait de devenir écrivain mais mena avant tout une bril­lante car­rière au sein d’un géant de l’informatique français, d’abord pour soutenir sa famille puis poussé par une crainte insouten­able de l’insécurité finan­cière, han­tise com­mune à des batail­lons de jeunes Indi­ens qui défer­lent sur le marché du tra­vail dans le sous-con­ti­nent mondialisé.

Entr’acte  fut son pre­mier recueil de poèmes pub­lié en Inde et sa sor­tie ici chez Banyan en édi­tion bilingue est une ini­tia­tive louable. C’est un « réc­it secret de perte », habité par une «nos­tal­gie océanique du présent», nous con­fie Jeet Thay­il*, qui a inclus l’auteur dans son antholo­gie The Pen­guin Book of Indi­an Poets.

Khi­wani était un poète sinon hon­teux, du moins caché. On ne peut par­ler de lui sans évo­quer son émi­nente car­rière chez Capgem­i­ni, dont il finit par être nom­mé PDG. Chez lui, « la facil­ité décon­cer­tante (…) à manier la rime, la cadence » et la forme strophique paraît être une exten­sion plus que l’envers de son savoir-faire « professionnel ».

Dans sa poésie il priv­ilégie la forme, et en évince le personnel.

 

II

‘I love you’ – thir­teen times ! What sort
of bloody poem is that ? Any­one can
express a sil­ly uncere­bral thought :
The poet’s more than just a pas­sion­ate man !

 ‘What do you mean – that’s what you ‘wished to tell’ -
It means quite noth­ing, and what’s more, won’t sell’.

II

« Je t’aime » treize fois ! Quelle sorte,
quelle espèce de poème est-ce là ? Tout le monde peut
exprimer une pen­sée stu­pide et irréfléchie :
Le poète est plus qu’un homme passionné !

« Que veux-tu dire – c’est ce que tu voulais dire ? –
Ca ne veut rien dire et, en plus, ça ne se ven­dra pas. »

Sans doute Khi­wani suiv­ait-il là, avec son humour sec et dis­tan­cié, le maître Dom Moraes, que la mal­adie men­tale de sa mère avait con­duit à pro­scrire « l’étalage » de l’intime dans ses écrits. Un poème doit, avant tout, être « con­stru­it », plus ajusté est le masque, plus sa force de con­vic­tion sera grande. On pense à Philip Larkin, c’est-à-dire : à un mélange post­mod­erne de langue famil­ière, de maîtrise absolue de la métrique et de sen­ti­ment d’absence à soi.

Sans que le refus de l’émotion exclue, d’ailleurs, des plongées dans une cer­taine vio­lence bergmanienne.

 

So come on now, and take that scalpel up –
and cut it out ! that anguished look, my friend…
You nev­er can kill her until you do.

Alors vas‑y main­tenant, prends ce scalpel –
et coupe ! ce regard angois­sé, mon ami…
Tu ne pour­ras jamais la tuer si tu n’agis pas.

                                    ∗∗∗

One day he wakes to find his mir­ror cracked ;
And through the win­dow there in its dark frame,
He finds the selves that stare as if they lacked
The will to find his face and theirs the same. 

Un jour, il se réveille, trou­ve son miroir brisé ;
Et, à tra­vers la fenêtre, dans son cadre sombre,
Voit les « moi » qui le regar­dent fix­e­ment comme s’il leur manquait
La volon­té de voir que son vis­age et le leur se confondent… 

Les miroirs, réfrac­taires plus que réfléchissants, et volon­tiers brisés pour mieux ren­voy­er l’image d’une per­son­nal­ité morcelée, les vit­res, les fenêtres, les cadres sont des topoï récur­rents d’Entr’acte.

Ce que voy­ait le miroir de Khi­wani était, à l’époque de son pre­mier recueil, du moins, qua­si dépourvu de couleur locale. En cela, il apparte­nait résol­u­ment à la généra­tion d’écrivains du sous-con­ti­nent et autres post­colo­ni­aux qui refu­saient toute éti­quette eth­nique. De par son méti­er de con­sul­tant et de par l’itinérance inter­con­ti­nen­tale qui en découlait, il ne pou­vait que refuser d’être cat­a­logué comme poète « indien ».

[Plus tard, dans des séries ultérieures — telle Bom­bay Sequence -, face à la muta­tion de Bom­bay en Mum­bai, face aux ren­verse­ments de l’indianité nou­velle dans la néo-Inde Modi­enne, il sera davan­tage enclin à définir son indi­an­ité perdue.] 

 

Deep­ankar Khi­wani, Entr’acte, Édi­tion bilingue, 2024, édi­tions Banyan.

Mais, pour l’heure, dans Ent’racte, sa poésie se loge toute entière dans l’entre-deux : d’où l’« entracte » du titre, non, plutôt… entr’acte avec une apos­tro­phe – Khi­wani, qui avait vécu quelques années en France, tint à Entr’acte comme titre de la ver­sion orig­i­nale du recueil, parue en 2006 chez Har­bour Line (Mum­bai), mai­son d’édition con­fi­den­tielle d’un col­lec­tif de poètes, dont il fai­sait partie.

Sa poésie est une poésie de l’apostrophe, de l’élision.  

 

Entr’acte

 I write on a clean paper napkin,
care­ful­ly fold­ing it first.
Lift­ing my eyes I see you
look at me tenderly.

 Poets are good actors.
Good actors, as they say, forget
that they are elses to the parts they play.
So I play out this frown­ing poet role,
And you
Look at me tenderly.

 And till the rain is gone we stay,
Trapped in this smoke-filled bar :
A drunk­ard lifts his glass to us,
Or what he thinks we are.

Entr’acte

J’écris sur une servi­ette en papi­er propre
que j’ai pliée avec soin.
Lev­ant les yeux, je te vois
me regarder avec tendresse.

Les poètes sont bons acteurs.
Les bons acteurs, dit-on, oublient
qu’ils sont autres que les rôles qu’ils jouent.
Et moi je joue le rôle du poète renfrogné,
et toi tu
me regardes tendrement.

Et nous restons jusqu’à ce que la pluie cesse,
Piégés dans ce bar enfumé :
un ivrogne lève son verre à nous deux,
ou à ce qu’il pense que nous sommes.

Anand Thako­re, fon­da­teur de Har­bour Line et com­pagnon de route de Deep­ankar, indique que, dans les écrits de ce dernier, l’essentiel est pris en sand­wich « ‘entre les actes’ : ten­ta­tive d’opposer l’illusion théâ­trale, pour ain­si dire, aux réal­ités de la vie. » La poésie de Khi­wani : ses thèmes (« l’art, le sexe, les rela­tions, le mariage, le vide per­pétuel à l’intérieur ») glis­sent insen­si­ble­ment vers l’« autodissolution ».

Khi­wani croy­ait sincère­ment au pré­cepte du « chaque poème pour lui-même » et, en même temps, imposa à la com­po­si­tion de son recueil Entr’acte le genre de struc­ture qu’on trou­ve plus fréquem­ment au théâtre et dans le roman que dans la poésie : Sept scènes/chapitres. Sept vers appa­rais­sant dans le Pro­logue. Qui réap­pa­raîtront en têtes de chapitre. Puis enfin dans les poèmes eux-mêmes.

Il y a dans ses vers une math­é­ma­tique qu’on ne peut que rap­procher de la maîtrise qu’il atteignit dans son « autre » pro­fes­sion, l’officielle, la man­age­men­tale. Une musique de fond ryth­mée comme la souf­flerie d’un cli­ma­tiseur, iambique, déca­syl­labique, pen­tamérique, scan­dée de syl­labes, de con­son­nances, d’assonances, d’accentuations mesurées, sans oubli­er le jeu des influ­ences qui nour­ris­sent la langue anglaise : sax­onnes, rudes, sèch­es, et latines, plus ron­des, plus abstraites.

Avec, toute­fois… avec  le sur­gisse­ment, tout à coup, mêlé aux sou­venirs des Vic­to­riens et des Elis­abéthains inculqués par sa mère, des dia­logues des films en hin­di de l’après-guerre — quand le vocab­u­laire bol­ly­woo­d­i­en, héri­ti­er de l’ourdou (la langue la plus poé­tique de l’éventail lin­guis­tique du sous-con­ti­nent, pro­scrite par la République indi­enne après la Par­ti­tion, reléguée au Pak­istan…), quand le ciné­ma bol­ly­woo­d­i­en, donc, encore en noir et blanc, était le fait de dia­logu­istes, de réal­isa­teurs et d’acteurs dis­crète­ment musul­mans qui ravis­saient ouverte­ment le pub­lic hindou.

On en revient à la déchirure de la Par­ti­tion vécue par les par­ents de Khi­wani. La des­ti­na­tion — haut-lieu de pèleri­nage — du Train de nuit pour Harid­war, ne sera pas atteinte dans le poème : le con­voi est arrêté au milieu de nulle part : halte pré­texte à la méditation…

I should have been a poet, adrift at sea
Ask­ing the ques­tions that could nowhere lead
except to more uncer­tain ways to be.

J’aurais dû être poète, à la dérive en mer,
Posant des ques­tions qui ne peu­vent men­er nulle part
qu’à des manières plus incer­taines d’être.

                              ∗∗∗                       

In the air-con­di­tioned qui­et com­part­ment, lit
by dim white light, I stretch, then try to see
what is out­side the win­dow, but find it 
impos­si­ble to look out­side of me :
there in two panes reflect­ed, clear­ly seen,
two panes of glass, with a vac­u­um caught between.

Dans ce com­par­ti­ment calme, cli­ma­tisé, éclairé
par une pâle lueur blanche, je m’étire, puis essaie de voir
ce qui se trou­ve à l’extérieur de la fenêtre — alors qu’il m’est
impos­si­ble de regarder à l’extérieur de moi :
là, sur deux vit­res réfléchies, je vois clairement
deux vit­res, et un vide entre les deux.

 

Acte II

Impor­tance cru­ciale, au bout du compte, des lieux d’ancrage ou plutôt d’un impos­si­ble ancrage, autre ver­sion du bocal vide des fenêtres à dou­ble vit­rage du train de Harid­war. Le suc­cinct Acte II du recueil est dévolu aux Séquences de Shi­roshi, à la ten­ta­tive vaine d’immobiliser une errance, à la quête d’un ter­rain à acheter, où enfouir une perte, les cen­dres de sa mère et sa terre natale per­due. Khi­wani achève son recueil comme il l’a com­mencé. Il l’a com­mencé avec les Séquences du Salon de la mer, référence à un restau­rant hup­pé de la Porte de l’Inde à Bom­bay où, ayant invité un ami poète à célébr­er son pre­mier salaire, le débu­tant croise le grand Dom Moraes, qui, recon­nais­sant le poète en lui, l’encouragera dans la voie de l’écriture.

 

Equipoise on an August Evening

Felic­i­tous, this Bom­bay beach­side dusk.
Its ashen blue may well be of an ear­ly morning
As cred­i­bly as of an evening ; no more than that, contained
In a win­dow pane of that harsh and gen­tle colour
Yet the only colour in this unlit room.

Con­cor­dant­ly, the bed­room door’s ajar.
This door. Unable to step out from a life
Of open­ing and shut­ting. The woman outside
With a half-drunk cup of tea is my succubus
And muse. And nei­ther of them too. 

Appro­pri­ate, isn’t it ? The melan­choly joke ;
This sound of a tea­spoon stir­ring, and then gone
The flit­ting under­stand­ing, the stark
Incom­pre­hen­sion star­ing back ;
Is equipoise a grow­ing ? or decay ? 

How fit­ting­ly awk­ward, the answer : that those are
No dif­fer­ent. Its mut­ed echoes explore a room
Half-full with shapes of my ambivalence,
That quite lack any empa­thy themselves…
(Judi­cious, the damna­tion in their eyes.)

Equi­li­bre d’un soir d’août

Per­ti­nent, ce cré­pus­cule sur la plage de Bombay.
Son bleu cen­dré pour­rait bien être celui d’un petit matin.
Autant que d’un soir ; pas plus que cela, contenue
Dans une vit­re, cette teinte dure et douce,
La seule encore de cette pièce non éclairée.

En même temps, la porte de la cham­bre est entrouverte.
Cette porte. Inca­pable de sor­tir d’une vie
Faite d’ouvertures et de fer­me­tures. La femme dehors,
Avec sa tasse de thé à moitié bue, est ma succube
Et ma muse. Et ni l’une ni l’autre.

Appro­prié, n’est-ce pas ? Cette blague mélancolique ;
Ce son d’une cuil­lère à café qui remue, puis cesse.
La com­préhen­sion fugace, la pure
Incom­préhen­sion qui y répond ;
L’équilibre est-il un pro­grès ? ou une décadence ?

Comme la réponse sem­ble étrange­ment inap­pro­priée… : ils sont
Equiv­a­lents. Ses échos sourds explorent une pièce
Mi-pleine des formes de mon ambivalence,
Qui elles-mêmes man­quent d’empathie…
(Judi­cieuse, la damna­tion dans leurs yeux.)

 

Epi­logue en forme d’Epigraphe disponible sur la toile

 Deep­ankar Khi­wani Skills

  • Out­sourc­ing
  • Busi­ness Transformation
  • Off­shoring
  • IT Strat­e­gy
  • Man­age­ment Consulting
  • Glob­al Delivery
  • IT Out­sourc­ing
  • Busi­ness Analysis
  • BPO
  • Busi­ness Process Improvement

Com­pé­tences de Deep­ankar Khirwani

  • Exter­nal­i­sa­tion
  • Busi­ness Transformation
  • Délo­cal­i­sa­tion
  • Stratégie infor­ma­tique
  • Con­seil en Management
  • Plan glob­al de production
  • Out­sourc­ing informatique
  • Analyse com­mer­ciale
  • Exter­nal­i­sa­tion des proces­sus métier
  • Pro­jet d’amélio­ra­tion des proces­sus métier

*On doit à Jeet Thay­il d’indispensables antholo­gies de poésie indi­enne anglo­phone et, entre autres romans, Méla­nine, qui nous plonge dans le cer­cle des poètes de Bom­bay qu’a cotoyé Deep­ankar Khi­wani. Méla­nine, trad. Bernard Turle, Paris, Buchet-Chas­tel, 2020.

Présentation de l’auteur

Deepankar Khiwani

Khi­wani Deep­ankar (1971 — 2020) est né à New Del­hi mais a vécu de nom­breuses années à Paris avant de retourn­er en Inde.

Bibliographie

Son pre­mier recueil de poèmes, Entr’acte, a été pub­lié en 2006 par Har­bour Line. Ses poèmes ont égale­ment été pub­liés dans de nom­breuses antholo­gies, dont The Blood­axe Book of Con­tem­po­rary Indi­an Poets.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Deepankar Khiwani (1971–2020) : Entr’acte

Pro­logue Miroir à deux faces brisées  Acte I Orig­i­naire de Del­hi, Deep­ankar Khi­wani l’était parce que ses par­ents y avaient trou­vé refuge lors de la trau­ma­tique Par­ti­tion de l’Inde et du Pak­istan. Orpheline, […]

image_pdfimage_print
mm

Bernard Turle

Ancien élève de l’École Nor­male Supérieure de Saint-Cloud, tra­duc­teur boulim­ique, BERNARD TURLE, Prix Baude­laire, Prix Coin­dreau, traduit des auteurs anglo­phones des cinq con­ti­nents, entre autres Peter Ack­royd, Mar­tin Amis (Prix du Meilleur Livre étranger 2015 avec La Zone d’intérêt), André Brink, Alan Hollinghurst (Prix du Meilleur Livre étranger 2013 avec L’Enfant de l’étranger), T.C. Boyle et des romanciers indi­ens tels que Jeet Thay­il, Manu Joseph, Sud­hir Kakar ou Rana Das­gup­ta (Prix Guimet du Meilleur Livre asi­a­tique 2017 avec Del­hi Cap­i­tale). Directeur de fes­ti­val (1997–2011), il a mon­té des œuvres comme The Beggar’s Operade John Gay dans sa pro­pre adap­ta­tion et tra­vail­lé avec des musi­ciens bri­tan­niques et indi­ens. Pour le vingtième anniver­saire du fes­ti­val défunt, il a organ­isé une ren­con­tre inter­na­tionale de poésie en 2017. Avec, entre autres, sa com­plice de scène, la com­positrice Véronique Sou­ber­bielle, il s’est fait libret­tiste et paroli­er (ils ont pro­duit ensem­ble le cd Veroni­ka Vox, 2016). De sa longue pra­tique de la tra­duc­tion est sor­ti un fas­ci­cule bilingue sur l’intimité du tra­duc­teur, Diplo­mat, Actor, Trans­la­tor, Spy (traduit par Dan Gunn, Cahi­er Series, Sylph Editions/Université Améri­caine de Paris, 2013). D’autres livres pub­liés sous son nom (Une heure avant l’attentat, Autop­sie d’une inquié­tude) lui ont don­né l’occasion de réu­nir ses exis­tences par­al­lèles en écrivant, entre autres, sur l’Inde et sa Provence natale. Après avoir co-traduit le Can­tique des Lionnes de Karthi­ka Nair et traduit Tor­ture blanche de Narges Moham­ma­di [voir ci-con­tre], Il pré­pare pour cet été LE FESTIVAL COFFRET D’AUZON, con­sacré au célèbre arte­fact du British Muse­um, dont il étudie les rap­ports avec la poésie anglo-sax­onne, notam­ment Beowulf.

Sommaires

Aller en haut