Déplace­ments Dégage­ments, paru ini­tiale­ment en 1985, a été con­fié à Claude Gal­li­mard par Hen­ri Michaux en 1984, quelques mois avant sa mort. Le recueil regroupe des poèmes et des textes en prose.

C’est un homme désori­en­té qui s’adresse à nous. Une nuit, alors qu’il dort dans la cham­bre d’hôtel sans âme d’une petite ville étrangère, il a l’impression que la réal­ité s’est absen­tée. Un matin, mal en point, il retrou­ve dans son apparte­ment un instru­ment africain aus­si ban­cal que lui – une san­zas – dont la pre­mière lamelle pro­duit un « son cassé », « une brèche dont le morceau ne se remet­tait pas, et qui ne pou­vait plus être comblée ». Il la com­pare – et se com­pare par la même occa­sion – à un « coucou dans un nid de chardon­nerets, lequel éjecte sans pitié les jeunes oisillons ».

Sou­vent, dans les textes de ce recueil, le poète bute con­tre une impos­si­bil­ité, une dis­pari­tion, qui font écho à son for intérieur tour à tour dés­abusé, épuisé.

Tout sem­ble s’avachir, dégringol­er plus bas que terre. Un gou­verneur dévale, de céré­monie en céré­monie, l’échelle sociale :

 

[…] élu commis,
valet ensuite
à présent reçu balayeur
 

Ain­si de rang en rang abaissé
un jour sera retrou­vé aux éta­bles, à la porcherie

 

Le ton est dif­férent cepen­dant, lorsque le poète se penche sur les dessins de jeunes enfants, sur ces cer­cles dans lesquels il voit

 

Risque et joie du départ.
[…] Et vient l’ivresse, de toutes la plus naturelle, l’ivresse de la répéti­tion, pre­mière des drogues.

 

Les cer­cles, le bon­homme, la mai­son. Tout est joie, tran­quil­lité ou pro­tec­tion pour cet enfant que le poète observe.

 

Que l’homme dess­iné par lui, paraisse aux yeux d’adultes plutôt une perche, un têtard géant, un clown, un gros boudin ou une énorme bet­ter­ave importe peu.

 

Tout peut dans l’enfance, à tout moment, devenir extra­or­di­naire, féérique.

 

Le plus médiocre entourage, il le voit et le rend étonnant.

 

De la même façon que, dans sa mai­son, il per­met à la façade et au mur de der­rière de coex­is­ter. On sent poindre l’envie. Michaux observe, ébahi, la capac­ité de l’enfant à imag­in­er, s’évader, s’élever au-dessus du planch­er des vach­es et à dire ce à quoi les adultes, rivés au sol et à la matière, n’ont plus accès. Sauf s’ils ont pris des sub­stances illicites, aurait-on envie d’ajouter, ce qui nous amène tout naturelle­ment à l’ensemble suiv­ant – Par sur­prise – dans lequel Hen­ri Michaux écrit sous l’effet d’une drogue. L’homme est alors propul­sé sur ses chemins intérieurs, à droite, à gauche, dans toutes les directions.

 

Phras­es intérieures dis­lo­quées. Main­tenant, toute recherche men­tale passe et part sans s’accomplir. […] À la place de l’unité de la phrase, le mor­celle­ment, un général mor­celle­ment, la pré­va­lence du mor­celle­ment, toute sit­u­a­tion évolue vers plus de mor­celle­ment. […] Ques­tions partout. Une con­stel­la­tion d’interrogations qui m’interpelle, me presse, cepen­dant qu’une mul­ti­ple incer­ti­tude s’approfondit. […] J’ai seule­ment de l’équilibre inter­mit­tent, que des vagues invis­i­bles renversent.

 

On retrou­ve ici le Michaux de Con­nais­sance par les gouf­fres. Même si la drogue avalée n’a rien à voir avec les hal­lu­cinogènes qui provo­quent le rire – la mesca­line – ou apaisent – la psilo­cy­bine. Cette fois, c’est l’attirance pour le sui­cide qui prend toute la place. Hen­ri Michaux se sait-il con­damné ? Je l’ignore. Son cœur était malade, depuis longtemps déjà. Il souf­frait d’une mal­for­ma­tion con­géni­tale. En tout cas, Par sur­prise est le réc­it d’un homme qui doit résis­ter à l’envie impérieuse de se jeter par la fenêtre. Hen­ri Michaux sait qu’il lui fau­dra atten­dre une petite poignée d’heures pour être hors de dan­ger. Mais le temps s’écoule si lente­ment que l’attente s’avère être une inter­minable épreuve.

 

Résis­tance dif­fi­cile, longue encore, longue. Je n’en peux plus d’attendre que le temps à ma mon­tre se mette à avancer con­for­mé­ment au mien […].

 

Dans le dernier poème du recueil, Pos­ture IV, on lit aus­si la fin :

 

Du coton­neux en tous sens
vac­il­lant, indéterminé
sur le passé qui sombre
 

Tour­ments, tour­nants dépassés
un corps pour­tant non dis­paru a coulé

 

Je ne peux pas m’empêcher de penser que Michaux fait ici ses adieux, sa dernière révérence.  Et de voir dans ce dernier ouvrage un livre-tes­ta­ment. Car ce recueil est un con­den­sé de presque tous les pro­jets. Comme une palette sur laque­lle le poète aurait déposé depuis des décen­nies tous ses pig­ments. Par sur­prise et Le jardin exalté ren­voient aux ouvrages dans lesquels Michaux explore l’aliénation men­tale provo­quée par la drogue (Con­nais­sance par les gouf­fres, Les grandes épreuves de l’esprit et Mis­érable mir­a­cle) ; Essais d’enfants Dessins d’enfants nous ramène à Chemins cher­chés Chemins per­dus Trans­gres­sions, à la pre­mière par­tie de l’ouvrage, à ces textes écrits à par­tir de dessins d’hommes et de femmes internés…

Enfin, puisque les enreg­istrements de la voix de Michaux sont rares, celui-ci vaut le détour :

http://www.live2times.com/1984-henri-michaux-mort-d-un-poete‑e–10675/

Il s’agit de l’émission de France Cul­ture, Une vie, une œuvre, dans laque­lle Hen­ri Michaux lit un poème de Jacques Ellul.

 

Dans le noir nous ver­rons clair mes frères
Dans le labyrinthe nous trou­verons la voie droite

 

Puis il rit et déclare : « Ça, c’est de la poésie ».

 

 

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