Cette mai­son d’édition man­celle aux pub­li­ca­tions extrême­ment et agréable­ment soignées mérite l’attention tant des ama­teurs de poésie que des amoureux de l’objet livre. Présen­tons trois de ses vol­umes, très dif­férents les uns des autres et pour­tant liés par une fac­ture édi­to­ri­ale commune.

 

 

+++ Per­rine Le Quer­rec, Le Planch­er, Le Mans, Les Doigts dans la Prose, 2013, 130 pages, 15 euros.

 

   Fron­tière du roman et de la poésie.

   Comme les Mar­guerite Duras très brefs et dépouil­lés de la fin (Le Camion, etc.), mais une Mar­guerite Duras qui aurait écrit non pas dans les lenteurs médi­ta­tives du vin rouge, mais en écoutant bat­tre le tam­bour d’Arcole, la clameur de Valmy, avec le fusil chargé et la lueur dans les yeux.

La lueur d’attaque de la poésie épique.

Poésie épique, donc. Pour une his­toire de folie ; une his­toire de famille paysanne au XXe siècle.

 

Alexan­dre, Josephine, Paule, Simone et Jean­not : il y avait une his­toire où les par­ents étaient heureux et Paule, Simone et Jean­not trois enfants gais et insou­ciants. Mais on n’était pas dans cette histoire-là.

Autour de la table tombale, cinq silences
Celui du père, tout en mots de labeur et de sécheresse
Celui de l’aînée, désor­don­né, débor­dant, qui voudrait s’échapper
Celui de la cadette, sail­lant, rebelle, indicible
Celui du ben­jamin, reclus, ter­ré der­rière la pudeur du cri
Celui de la mère, retranche­ment et travaux forcés,
 un silence de haine que nul n’écoute jamais
Ils ont tous un air de famille, un air de désastre
Trois fois par jour, ils meurent de faim    (p. 14)

 

Épopée de haine, de corps, de terre, de paysans, d’argent, d’amour man­quant, de rythme.

De sueur, de mus­cle et de crachat. De mort aus­si : les Deux Cents con­tre la famille. L’enfance assas­s­inée par les uns et les autres. L’Occupation. L’Algérie. L’inceste. L’enfermement dans le domaine. La folie, la détresse la mère.

Il y a du Bernanos, et un peu du Nimi­er. Et il y a la ten­dresse pro­fonde entre le frère et la sœur, Jean­not et Paule, leur fra­ter­nité hal­lu­cinée et qua­si mythologique. Pas tout à fait à la Bar­bey d’Aurévilly (Jacques et Mar­guerite de Ravalet, dans Une Page d’amour), ou alors dis­ant ce qu’il n’aurait pas dit, mais avec tout de même quelque chose de pro­fondé­ment « nor­mand ». Ter­ri­ble à la Mau­pas­sant, aus­si, mais sans la veu­lerie psy­chologique de ses personnages.

Uni­verselle­ment humain, aus­si, bien sûr : voir la mort de la mère, poignante, en 1971.

Le planch­er ? On vous laisse découvrir !

La langue ? Elle a de bout en bout la justesse du rythme et de l’idée. Flaubert ellip­tique. Céline dépouil­lé, sans graisse et sans gouaille parig­ote. Une langue comme un planch­er : comme une métaphore de l’essence de la poésie, avec le sens, l’amour et le corps dessous, mêlés.

Le livre se lit en deux ou trois heures (123pages), superbe. Et se relit, comme un poème.

 

 

 

+++ Joseph Brod­sky, Vingt Son­nets à Marie Stu­art, en russe, avec une tra­duc­tion en anglais par Peter France et l’auteur, deux tra­duc­tions en français, l’une de Claude Ernoult, l’autre d’André Markow­icz, et une post­face du même. Le Mans, Les Doigts dans la Prose, 2013, 191 pages, 18 euros.

 

   Les vingt poèmes du poète et prix Nobel russe exilé en Angleterre et en France sont con­sacrés à sa ren­con­tre, dans les jardins du Lux­em­bourg, avec la stat­ue de Marie Stu­art, reine d’Écosse trag­ique. Elle est pour lui le sou­venir d’une actrice alle­mande jouant le rôle dans un film pro­jeté en URSS dans l’immédiat après-guerre, mais aus­si de sa pro­pre femme qui lui ressem­ble. Les son­nets, à la fois extrême­ment rich­es en con­no­ta­tions et dif­fi­ciles à traduire, sont pro­posés dans leur texte russe et, en regard, dans la tra­duc­tion en anglais co-effec­tuée par l’auteur ; mais ils le sont aus­si, imprimés tête-bêche, dans deux tra­duc­tions fort dif­férentes en français, l’une reprenant la métrique et la forme clas­sique du son­net français, l’autre (celle d’André Markow­icz, datant des années 70 mais restée inédite) cher­chant à ren­dre la pro­fondeur référen­tielle et con­no­ta­tive des vers de cul­ture russe. Cha­cune des deux tra­duc­tions est en out­re don­née, dans le pre­mier sens, en vis-à-vis de la tra­duc­tion anglaise. L’ensemble peut ain­si intéress­er le lecteur trilingue, bilingue ou seule­ment fran­coph­o­ne tout en con­sti­tu­ant un objet imprimé d’une réjouis­sante inventivité.

Pour ne par­ler que des deux tra­duc­tions français­es, on remar­quera que, sou­vent, quand l’une paraît mieux tournée en son début, c’est l’autre qui se trou­ve mieux trou­vée sur la fin, et inverse­ment ailleurs. Façon de mesur­er, encore et tou­jours, com­bi­en il est dif­fi­cile d’assurer, dans une tra­duc­tion, à la fois la réus­site de la cohérence du texte et celle de ses reliefs har­moniques ou rhé­toriques. Cela est par­ti­c­ulière­ment vrai dans les formes clos­es, brèves et con­traig­nantes de la poésie.

D’où aus­si l’intérêt de cette dou­ble traduction.

 

 

+++ Christophe Esnault, Isabelle, à m’en dis­lo­quer, Le Mans, Les Doigts dans la Prose, 2011, 93 pages, 11 euros.

 

   « Per­for­mance poétique ».

   Ce réc­it d’un amour est d’une inven­tiv­ité poé­tique, graphique et de mise en page que mes trop mod­estes com­pé­tences info­graphiques ne me per­me­t­tent pas de repro­duire ici par cita­tion. Dom­mage, mais allez‑y voir.

La poésie de ce petit mais riche vol­ume con­voque beau­coup des formes pré-clas­siques et post-clas­siques de l’histoire de la poésie française (depuis les formes cumu­la­tives de la poésie médié­vale chères à Élu­ard jusqu’aux formes issues de l’écriture automa­tique sur­réal­iste, ou du let­trisme). Par­fois il m’a sem­blé ren­con­tr­er de loin­tains sou­venirs (sans doute for­tu­its !) du Fuzzy Set de Claude Ollier, mais dans un vol­ume qui racon­te (quoique les don­nées biographiques soient délivrées dans le désor­dre et ména­gent quelques petites sur­pris­es) une his­toire d’amour, comme je l’ai dit : une ren­con­tre roman­tique entre deux per­dus, esseulés, déglin­gués (sup­pose-t-on par­fois), à Paris apparem­ment, et qui vont s’aimer comme des fous, des FOUS, des …

 FOUS.

Ambiance étu­di­ante et bohême d’abord (pas très friquée mais pas ouvrière façon Sil­i­toe : des livres, des restos, du temps libre). Lieux, objets de décors, génies tutélaires : des librairies, des livres, des poètes et poét­esses (voir page 27). Claire Le Cam page 29, un men­di­ant d’amour mod­erne dans le métro, un per­formeur Porte de Clig­nan­court. Les pro­tag­o­nistes : un (jeune ?) Parisien céli­bataire et une, finale­ment, mère de famille bretonne.

Un beau livre poé­tique, entre éro­tisme un peu cru et fer­veur juvénile à Q.I. de qual­ité. Mélange de pre­mier et de sec­ond degré garan­ti, donc.

Pour don­ner un aper­cu … par­don, un aperçu des beautés du style (mais pré­cisons qu’il ne s’agit pas vrai­ment de poèmes séparés comme dans un recueil clas­sique, même archi­tec­turé avec soin), proposons :

 

- un petit pas­sage fausse­ment ironique du début (p.16) :

 

Elle me dis­ait hier
Don­ner plus facilement
A un homme son derrière
Qu’elle ne lui con­fierait son roman inédit

Aux amants les femmes ne doivent pas
Faire lire les livres qu’elles font
Mar­guerite Duras

 

- un extrait de dévide­ment automa­tique (p.31) :

 

la jalousie m’est étrangère  ravi de voir  ma douce cour­tisée  serais même un peu déçu si per­son­ne ne lui cour­rait après  pas d’autre fidél­ité qui tienne que l’unique désir  pas à l’abri moi-même d’être séduit

 

- un nar­ratif calme (p.40) puis un lyrique (p.41) :

 

Nos corps repus sont enlacés par une tacite évi­dence. Le som­meil partagé dans la nudité frag­ile et l’abandon total est plus pré­cieux qu’une étreinte.

Oubli­er les réveils dans des lits froids d’infor-
tune à me ser­rer trem­blante entre mes pro­pres bras
Retrou­ver la mémoire de ta peau
Être enfin rétablie dans la mienne
À la ques­tion Que deviens-tu ? pou­voir répondre
J’AIME

 

- un vis-à-vis (p.38–39) de notes froides (lucid­ité ana­ly­tique du cœur humain) et de notes chaudes (délire fiévreux pré-orgasmique) :

 

Amoureuses ver­rouil­lées peu de femmes aiment
à être aimées démesurément
se détour­nent à la hâte devant homme fou d’amour
qui voudrait les aimer immensément
elles préfèrent moins d’extravagance
un peu de sexe et de tendresse
la pas­sion sans lim­ite trop dan­gereuse trop
épuisante aimer implique le risque de s’y perdre

 

Les fris­sons frémissements
quand ta bouche s’aventure
sur mon torse
l’échafaud plaisir ou douleur
ne plus savoir
indis­tincte extase
vis­age lactescent
mais fess­es doigts chevelure
crinière caresse
onanisme jubi­la­toire
lenteur flammes landes
arrêt sur image
la chaleur jetée à l’écoulement des heures

 

- une médi­ta­tion sur la mis­ère de la soli­tude urbaine (p.43) :

 

lui et moi il y a quelques années pas grande dif­férence recherche d’une recon­nais­sance min­i­male ou plané­taire                                être entendu
                                                               mais de qui
                                                               en bal­bu­tiant quoi

l’improbable de sa présence ici ça réchauffe mir­a­cles de l’univers asso­ci­atif com­pag­nie Réson­nances ate­lier d’écriture accom­pa­g­ne­ment musi­cal joueur de luth lectures

 

- une célébra­tion X de l’érotisme par la désar­tic­u­la­tion du lan­gage (p.44) :

 

 

occupe-toi de mes fesses
dit-elle
ma salive abondante
mon pouce inter
lope mon
sexe phare im
mergé en elle
pilonne incess
amment ma paume roulant sur
ses cuiss­es ventre
index humide
pointe des seins
rythme luciférien

 

 

- un cri touchant de jeunesse (p.55) :

 

ouvrir la fenêtre et crier
« j’aime ma nana ! »
(pas­sants interloqués)

 

- une touche de sen­su­al­ité pro­fonde (tac­tile, olfac­tive, infan­tile) (p.64) :

 

mais sa peau et ses fess­es si douces
famille de cèpes au pied d’un chêne
panier plein courir mon­tr­er sa chance
sur­dose câliner­ie chê­naie de tes huit ans
quand lové con­tre elle la joie s’installe

 

- une « chute » mythologique d’une beauté mag­ique (p.76) :

 

Je veux un amour qui me sauve et m’anéantisse

Toi Orphée moi Eurydice

Angoisse du basculement
Rede­venir fan­tôme pour avoir lâché ta main trop tôt

 

Car ce n’est pas un livre pornographique, on l’aura compris.

 

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